Le Flog - Cultures et actualités politiques

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Philosphères : traces


Les événements organisés par Philosphères sont retracés ici : ateliers philo enfants, événements autour de la Poésie, conférences autour de l'écologie... Parce qu'il est difficile pour les non-initiés d'entrer dans la pensée des philosophes contemporains, vous trouverez ici traces des ateliers que je propose depuis 2006 à Bordeaux, à un public d'adultes. En 2016/2017, un atelier Philosophie contemporaine et un atelier d'histoire de la philosophie (Du Moyen-Age à Spinoza) sont organisés à Bordeaux à l'Athénée municipal tous les jeudis, au sein de l'association Philosphères.

Consultez la présentation de l'association en pdf : presentation Philospheres.

Fil des billets

"Agis dans ton lieu, pense avec le monde"

La pensée d’Édouard Glissant (1928-2011) s'étend des tréfonds de la mer caraïbe aux mornes élégants d'une Martinique habitée par ses terres, ses feux, ses eaux et ses vents :  philosophie tellurique, qui ose réunir corps et esprit, humains et monde, poésie et rationalité.

Si la littérature a été la première à consacrer Glissant (prix Renaudot en 1958 pour La Lézarde au Seuil), c'est la philosophie qui le forme, de 1946 à 1953, à la Sorbonne. Pénétré des joutes qui opposent les philosophes depuis des siècles, c'est ostensiblement du côté d'Héraclite qu'il se tourne, préférant l'Obscur et sa poétique à la dialectique d'un Parménide. Il avance en prenant pied au fond de cet Océan atlantique jonché de cadavres qui ne devinrent africains qu'une fois embarqués vers un nouveau monde qu'ils ne connurent jamais. Glissant revendique des racines-rhizomes : à la différence d'une racine unique qui cherche la profondeur en tuant ce qui n'est pas elle,

à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes.Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. (Gilles Deleuze et Félix Guattari Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Éditions de Minuit 1980

 

Tali, étude n°20

Alors que nous parvenons à la clôture de la conquête, cette recherche d'une terra incognita, à connaître, pénétrer, exploiter, l'heure est venue d'annoncer non une fin du monde apocalyptique, mais l'advenue du Tout-monde. Glissant offre une pensée tierce,

  • face au repli identitaire qui croit retrouver l’Être (dans la langue, dans une filiation, dans la révélation d'une Dieu unique, qu'il soit juif, chrétien ou musulman) et sacrifie la Relation (aux autres, au monde, à soi),
  • face à la mondialisation, aux multinationales qui standardisent, homogénéisent le divers en une bouillie informe, médiatisée, qui nous donne l'illusion de connaître le réel.

Entrer en mondialité : ouvrir les imaginaires pour qu'ils s’imprègnent des détails qui interpellent la totalité, des différences de l'être-comme-étant en lieu et place de l’Être absolu qui se veut seul légitime, des multiplicités chatoyantes toujours en relation avec tout le reste. Créations, résistances à l'uniformisation, créolisation comme procédé à l’œuvre en tous lieux : "La différence est le tissu du vivant et la toile du monde" (PR).

Édouard Glissant nous emporte dans son sillage aux mille dessins, nous délaissons les murs, la force et la fixité. Nous retrouvons l'audace d'"une philosophie errante, dont les pôles et les points d'échange se déplaceraient sans cesse" (PR) , depuis notre jardin jusqu’aux confins des glaces, du XXIème siècle jusqu'aux lointains commencements.

La philosophie ne "doit surtout pas être oraculaire" prévient Claudine Tiercelin,  fer de lance d'une métaphysique qui se veut scientifique : partisan d'une pensée de l'imprévisible, du tremblement, Glissant lève l'interdit et ose un "cri d'utopie"  :  ses écrits sonnent comme des oracles, et certains, comme Alexandre Leupin, pensent qu'il nous faudra encore des siècles pour les déchiffrer.

Outre le théâtre, les poèmes, les romans, la collection blanche de Gallimard accueille plusieurs essais d'Edouard Glissant, et notamment :

Philosophie de la relation, 2009

Traité du tout-monde, 1997

Introduction à une poétique du divers, 1995

Goûter Philo Parents enfants 4 mai 2016

En amont de la deuxième Nuit des idées qui se déroulera le 20 mai à Bordeaux, le TNBA propose des goûters philosophiques au café associatif le Petit Grain, Place Dormoy à Bordeaux.

Philosphères animera l'atelier du mercredi 4 mai à 16 heures 30. C'est gratuit, ouvert à tous : parents et enfants à partir de 7/8ans.

Nous retiendrons le thème du temps, à partir de l'album Et avant, de CharlElie Couture, illustré par Serge Bloch (Ed. Sarbacane).

Bienvenue à tous !

De l'obsolescence de facebook

Les analyses que développe le philosophe Günther Anders dans L'obsolescence de l'homme datent des décennies 1950, 1960 et 1970 : pourtant, elles rendent compréhensibles des phénomènes récents, tels que la connexion de près d'un milliard d'individus chaque jour à leur compte facebook.

Le système technicien s'est organisé en une gigantesque machine composées de machines qui n'en sont que des pièces, connectées les unes aux autres. Le destin des machines est ainsi unique : il nous lie, en tant qu'humains, car nous sommes "employés à consommer ce que les machines produisent". Pour ce faire, il est indispensable de nous faire désirer ces productions : c'est le rôle du divertissement, cette béquille que l'homme utilise pour remplir le vide de sa condition humaine. A l'échelle de la société conformiste décrite par Anders, il est devenu "terreur", dans le sens où il nous désarme : "nous perdons l'envie de résister avant même d'être terrorisés". L'industrie est décrite comme "une bête omnivore qui avale tout cru tout contenu et le restitue sous la forme d'un doux excrément". C'est pourquoi tout produit, même le plus subversif, arrive "désamorcé" dans le panier de la ménagère. Il est récupéré par un système totalisant, qui n'admet pas d'extérieur.

Nous travaillons ainsi, sous le couvert d'être divertis, dans cette forme nouvelle d'activité qui est en même temps passivité, ce qu'Anders qualifie de médialité. Nous sommes mis au pas sans même qu'il y ait besoin de notre consentement. C'est que le divertissement nous procure du plaisir : il est "trop bon pour être connaissable". Le plaisir nous suffit, plus besoin de savoir pourquoi nous faisons quelque chose, le telos de l'action ne nous appartient plus. 'La privation de liberté a lieu sous la forme d'une livraison de satisfaction."

L'offre et la demande congruent, ce qui amène le philosophe à parler de société congruente : tous les murs sont tombés entre les individus qui désirent les mêmes produits mais aussi entre l'individu et l'extérieur, puisque ses désirs eux-mêmes sont produits par le système. Saturés d'information, de propositions, nous ne pouvons plus imaginer autre chose, "la surabondance est la mère de l'absence d'imagination". Sollicitée en permanence, l'âme est devenue comme une éponge, coextensive au monde.

L'humain est ainsi perméable aux autres : il n'y a de congruistes qu'en masse explique Anders. Dès lors, dans une telle transparence, "il n'y a plus de raison de ne pas révéler ses secrets aux autres !" La disposition à s'exhiber qui fait toute la force de facebook est comparable à la tendance à l'autoaccusation qui régnait dans les dictatures. Ici personne n'a rien à cacher : bien au contraire, cette exhibition cadre parfaitement avec l'univers de racolage dans lequel nous évoluons : "le racolage est un mode de notre monde." Seul ce qui interpelle, ce qui se montre, ce qui prend sa place sous les lumières est pris au sérieux, est réel, existe. C'est pourquoi il peut sembler difficile de ne pas faire partie de facebook (ou des medias sociaux en vogue dans le(s) groupe(s) social(aux) fréquenté(s)) : s'en exclure revient à s'exclure de son propre monde !

Pourtant sur ces plate-formes où règne la proximité maximale, "le fossé est trop étroit pour qu'on ait encore besoin de jeter sur lui des ponts langagiers", les échanges deviennent tautologiques : facebook n'est rien d'autre qu'un immense "monologue collectif".

Au-delà du son et du texte, c'est l'image qui est devenue "la catégorie principale de notre vie" : alors que traditionnellement notre monde s'agrémentait de rares tableaux ou photos, le fond et la figure se sont inversés. La figure humaine est devenue le fond sur lequel se projettent indéfiniment films, pubs, textes qui défilent, continuum du monde des images. "Le processus désormais est si avancé que le monde sans ses reproductions nous semblerait un monde vide", écrit Anders en 1960 ! C'est bien le sentiment qui nous habite quand, miracle, nous voici coupés du flux de la matrice médiatique : seule son absence rend visible sa présence que nous expérimentons constamment. Elle devient invisible : nous y sommes accoutumés.

Le monde est livré, à domicile, et la livraison inclut les commandements qui vont avec les produits : "ce qui est offert est eo ipso (en soi) contraignant".  Le plaisir procuré induit une collaboration avec la production elle-même, sans même qu'il y ait besoin d'en prendre conscience. "Toutes ces industries de l’internet donnent un accès gratuit à leurs services parce que la marchandise, c’est nous" souligne l'eurodéputée Françoise Castex. Anders analysait déjà le mécanisme en écrivant : "plus la qualité de non-liberté qu'on exige de nous est grande, plus la quantité de plaisir qu'on nous sert est grande." "La privation de la liberté de la personne va main dans la main avec l'idéologie de la liberté de la personne ; et la suppression de la liberté s'accomplit la plupart du temps au nom de la liberté." La justification de l'état d'urgence ne déroge pas à la règle. 

Traités comme des solistes qui joueraient librement leurs propres mélodies devant un public choisi, nous sommes isolés de nos semblables, des personnes qui, en chair et en os, pourraient partager notre vie. Plutôt que d'aller manifester chacun signe une pétition en ligne... et la partage ! Le mystifié du XXème siècle nous dit Anders regarde avec mépris du haut de sa tour d'ivoire le mystifié de l'époque précédente : l'ultra-moderne se croit libéré parce qu'il ne participe plus aux actions collectives ! Loin d'être une conquête, c'est une paralysie : nous assistons à une massification disséminée, nous sommes massifiés jusque dans nos grottes d'ermite !  "Les mesures qui nous rendent solitaires ne visent à rien d’autre qu'à faire de nous une foule et à faire que nous le restions". Et l'isolement, le maintien à domicile portent à la fois sur la consommation (Amazon ennemi mortel de ma librairie) et sur le travail : le confort de la condition du travailleur free lance est la contrepartie payée pour son isolement et l'incertitude quant à la place que chacun joue dans l'organisation collective. C'est un pas de plus vers l'inexistence de la personne, que l'individu tente d'effacer en s'imposant, en  "étant" sur le monde que représente la Toile. C'est finalement le domicile qui est livré au monde.

Rappelons que Günther Anders, philosophe pessimiste parce qu'il est radical, nous place dans cette troisième révolution industrielle qui fait de l'homme une matière première à exploiter. Nous ne reviendrons pas sur cette révolution : la seule latitude qui nous reste serait de "l'orienter de telle façon que nous échappions à la fin qui a commencé en elle", à savoir la destruction de l'humanité.

Günther Anders : le monde livré à domicile

Entrer dans l’œuvre de Günther Anders (1902/1992) vous précipite dans une pensée vertigineuse, celle d'un homme qui a compris, dès la montée du nazisme, comment l'humanité s'est placée elle-même dans le stade ultime de son évolution : le "temps de la fin", une ère où la technique est devenue si puissante qu'elle nous enrôle, sans avoir même besoin de nous commander. Place au "terrorisme du plaisir".

Voici deux extraits de la somme philosophique que constitue l'Obsolescence de l'homme, tirés de deux chapitres distincts.

L’obsolescence des apparences

"Je voudrais ouvrir ce deuxième tome de l’Obsolescence de l’homme par une brève méditation, se rattachant directement à l’idée principale de l’essai qui ouvrait le premier tome, mais la dépassant nettement : elle nous familiarisera ainsi avec la radicalisation qu’ont subie, depuis, mes réflexions philosophiques. Dans l’essai intitulé « La honte prométhéenne », j’avais présenté ce qui constitue notre défaut fondamental, à savoir notre incapacité à nous imaginer autant de choses que nous sommes capables d’en produire et à d’en faire fonctionner ; j’avais aussi insisté sur le fait que c’était en raison de ce fatal décalage que nous nous laissions entraîner à produire et utiliser nos funestes instruments, quitte à provoquer avec eux des effets apocalyptiques. Affirmer que ces effets spectaculaires sont « imprévisibles » - un adjectif utilisé d’une façon aussi fréquente qu’irréfléchie - serait inexact, puisque nous les recherchons, même nous sommes incapables de les imaginer. (…)
A ce défaut de notre côté correspond maintenant - et j’en viens ainsi à mon sujet - un défaut du côté des choses que nous produisons : non seulement des choses individuelles, mais aussi, non : surtout, de l’ensemble du système de nos instruments, dépendants les uns des autres s’ils formaient un réseau. Si en tant qu’hommes incapables d’imaginer les effets de nos instruments, nous sommes aveugles, nos instruments eux, sont muets : je veux dire par-là que leur apparence ne révèle plus leur finalité. L’adjectif « muet » ne convient certes pas complètement. On ne peut pas contester toute perceptibilité à nos instruments, mais s’ils restent perceptibles, ils sont néanmoins difficiles à identifier. Ils se retranchent derrière une apparence qui n’a rien à voir avec leur essence : ils ont l’air d’être moins qu’ils sont et, en raison de cette apparence trop modeste, on ne voit plus ce qu’ils sont. Beaucoup n’ont l’air de « rien », comme par exemple les boîtes de Ziklon B utilisées à Auschwitz qui se distinguent à peine de boîtes de conserves contenant des fruits. Il n’y a jamais eu auparavant dans l’histoire un pareil « orgueil négatif », un pareil « être plus qu’on paraît ». Puisque leur part encore perceptible n’a rien à voir avec leur finalité, on pourrait qualifier ces instruments de « menteurs » ou d’« idéologiques » - un adjectif qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a été utilisé que pour caractériser des concepts et des théories et non des objets. Quoi qu’il en soit, on peut dire de ces instruments qu’ils sont moins expressifs que jamais - je veux dire par là qu’il leur manque la capacité ou la volonté d’exprimer ce qu’ils sont, qu’ils ne sont pas presque pas « parlants », que leur apparence ne coïncide pas avec leur essence. (…)
On n’a pas besoin de chercher à quoi peuvent servir les marteaux, les chaises, les lits, les pantalons ou les gants : ils le laissent « paraître ». En revanche les réacteurs nucléaires, par exemple, ne montrent rien : ils ont l’air aussi inoffensifs et aussi insignifiants que n’importe quel site industriel et ne révèlent rien de leur production virtuelle ou de la menace qui leur est inhérente. « Que peut-il bien y avoir de si grave là-dedans ? » demandait, plein de mépris et de suffisance, un célèbre homme politique européen, alors qu’on le couvrait de compliments au moment où il sortait d’une centrale nucléaire (pas encore mise en service) à travers laquelle on l’avait guidé comme s’il s’agissait d’une usine de chaussures. (…)
Il n’est plus nécessaire de minimiser le caractère funeste d’un tel site car il s’est déjà lui-même minimisé par son peu d’apparence. En termes philosophiques, ce genre d’instrument n’est plus de l’ordre du « phénomène », si l’on définit le phénomène avec Heidegger comme quelque chose qui « se montre » Ils ont au contraire tout intérêt à ne pas montrer ce qu’ils sont et à se cacher. Si j’ai bien conscience d’altérer ce mot, je ne tiens pas pourtant pour impropre ou blasphématoire d’affirmer que le « mystère » aujourd’hui, ce sont les instruments colossaux et les complexes d’instruments, puisque ceux-ci ne sont visibles qu’en apparence mais restent en vérité invisibles. Chercher à percevoir leur sens au moyen de nos sens serait une entreprise absurde."

L’obsolescence de l’individu

"Il n'y a bien sûr jamais eu d'« êtres sans fenêtre » au sens leibnizien. « Etres sans murs », nous ne sommes pas des « monades », mais leurs antipodes exacts. Incomparablement plus actuel que le problème leibnizien: « Par quel miracle les êtres individuels séparés les uns des autres peuvent-ils encore être en harmonie les uns avec les autres ? C’est aujourd'hui son inversion, à savoir la question: « Comment peut-on encore nous faire croire à nous les congruistes que nous sommes encore des individus et encore nous-mêmes ? »

Le monde mis à l'étalage

Si nous affirmons que les traits de ceux dont nous avons fait le portrait ont fini par prendre des contours nets et ressortent maintenant clairement, il est possible que cela semble incroyable. Car ce qui EST apparu, c'est précisément que la differentia spécifica du conformiste était le flou et qu'il manquait de contours nettement définis; que toutes les frontières qui nous semblent évidentes (celles entre la spontanéité et la contrainte, l'activité et la passivité, « ce dont on a besoin » et « ce dont on nous force à avoir besoin », l'intérieur et l'extérieur et celles entre 1es individus) avaient totalement disparu de l'existence du conformiste,
Savoir que l'indéterminabilité du brouillard fait aussi partie de sa détermination positive est un résultat. Maintenant que nous savons ce qu'il en est du conformiste, nous sommes peut-être en mesure d’expliquer les faits qui nous avaient tant frappés au début et avaient été le point de départ de nos réflexions. Retournons donc à notre question inaugurale. Voici ce qu'elle disait : comment se fait-il que certains produits dont on sait qu'ils ne sont pas réalisés par des employés agissent pourtant de la même façon que s’ils avaient été réalisés par les employés les plus habiles ?
Partons d’un adjectif dont nous nous sommes servis pour qualifier les choses qui peuplent notre monde actuel. Nous les avions qualifiées de « siréniques ». Pourquoi ? Parce que ce sont des choses qui racolent.
Tout le monde sait bien sûr que la publicité - surtout la publicité commerciale - a pris dans le monde actuel une ampleur qu'on ne pouvait pas imaginer il y a encore quelque temps. (…)
Nous ne vivons pas au milieu de choses silencieuses et indifférentes. Croire qu'il y aurait, d'un côté, notre « monde » et, de l'autre, la possibilité de distinguer tel ou tel de ses morceaux comme étant la proie de la publicité serait naïf. Depuis que tous les objets de toutes les classes d'objets ont été infectés par les objets de la classe aujourd'hui dominante - celle des marchandises — la règle est plutôt la suivante : Notre monde est, d'avance à vrai dire, un univers de racolage, il se compose des choses qui s'offrent à nous et nous invitent à profiter d'elles. Le racolage est un mode de notre monde. En termes ontologiques : n’arrive à ses fins en tant qu’étant, n'est reconnu en tant qu’étant que ce qui, dans la guerre de tous contre tous, s'exhibe et possède une plus grande force d’attraction que les autres étants. En termes négatifs, cela donne : ce qui ne racole pas, ce qui n'interpelle pas, ce qui ne se montre pas, ce qui ne prend pas place sous la lumière des réclames, tout cela n'a pas la force de nous réclamer quoi que ce soit, nous ne le prenons pas au sérieux, nous n'y donnons pas suite, nous n'y collaborons pas, nous ne le reconnaissons pas, nous n’y collaborons pas; nous ne le consommons pas — bref, cela reste pour nous ontologiquement infraliminaire, cela n'existe pas « là « (au sens pragmatique).

L'esclavage post-contractuel : nous sommes des agents secrets

En tant que travailleurs, avoir dans la poche notre contrat de travail et pouvoir nous présenter comme des contractants selon le droit du travail, cela nous remplit aujourd'hui à juste titre de fierté. En comparaison avec la situation de nos ancêtres réduits en esclavage, la nôtre semble en fait être identique à la liberté. Mais ce que nous ignorons c'est que notre « liberté » actuelle n'existe que parce qu'un « asservissement post-contractuel » a pris la place de l'« esclavage pré-contractuel »; un esclavage qui est total lorsque nous ne travaillons pas ; un esclavage qui est total parce que nous ne sommes pas encore assez libres pour le sentir - et cet esclavage post-contractuel devrait à vrai dire nous rendre terriblement sceptiques quant à la fierté que nous procure notre liberté. En fait, la situation dans laquelle on nous place est l'inverse complet de celle à laquelle nous avons été habitués jusqu'à aujourd’hui. Nous ne vivons pas aujourd'hui sous la « malédiction du travail », mais sous celle des loisirs. Alors que, jusqu'à présent, il a toujours été évident pour nous de regarder les heures pendant lesquelles nous exerçons notre profession comme « un îlot de non liberté » à l’intérieur de notre existence comparativement plus libre, elles sont maintenant devenus « un îlot de liberté » (…)
Le travail réglementé nous garantit une liberté incomparablement plus grande que le temps libre qui n'est en apparence soumis à aucun règlement mais peut être secrètement rempli et reste de ce fait ouvert à tout règlement secret. Quand les sirènes des usines annoncent la fin du travail, elles annoncent toujours en même temps que maintenant entre en scène l'inévitable pouvoir absolu du monde des marchandises et des médias de masse, que maintenant nous leur sommes soumis, que maintenant commencent les heures où nous allons être leurs employés sans contrat et sans limites, les heures dans la boue, où nous allons devoir nous débattre et suer pour accomplir notre tâche de loisir. Peu importe ce qu'on veut nous vendre - stylo à bille qui écrit sous l'eau, la fierté d'appartenir à la race des seigneurs, des chansons sentimentales qui nous assurent que l'amour ne fleurit que sur les rives du Mississippi, ou des conserves destinées aux bunkers dont on nous garantit qu'elles resteront fraîches jusqu'à la fin du monde - aucune clause ne fixe ce que les puissances racoleuses, dont nous sommes devenus les employés et au service desquelles nous gâchons le temps que nous ne passons pas au travail, peuvent ou non exiger de nous. Quand, attendri par la publicité qui lui est livrée à titre de divertissement, le Noir cueilleur de coton installe finalement un poste de télévision en couleur flambant neuf dans son taudis, ou quand mon voisin commence « spontanément » à chanter la bluette sur le Mississippi qui lui a tapé des centaines de fois dans les oreilles et fait l'acquisition du disque afin de pouvoir la considérer comme sa propriété absolue et de pouvoir se considérer comme sa propriété absolue, ils obéissent tous les deux sans discuter, d'une façon plus inconditionnelle et lourde de conséquences qu'ils ne le feraient pendant ces heures qu'ils regardent naïvement comme leurs heures de travail ». « Lourde de conséquences »: parce que l'asservissement dans lequel ils s'engagent par cette obéissance n'est peut-être pas qu'un événement unique et momentané. Par leur acquisition, ils deviennent en fait « congruents » avec ce qu'ils ont acquis: ils deviennent aussi banals, imbéciles et vulgaires que ce qu'ils ont acquis. La non-liberté de leur temps libre contamine l'ensemble de leur existence et cela de façon définitive.
Ce qui vaut dans leur cas, vaut plus ou moins pour nous tous. Car nous sommes  - c’est sur cela que repose l' illusion que nous .appelons notre « liberté » - doublement non libres» : nous sommes privés de la liberté de souffrir de notre non-liberté, nous remplissons les tâches auxquelles, une fois racolés, nous sommes astreints sans les reconnaître comme des tâches, sans renâcler. Ce qu'on nous présente à nous les clients, à grand renfort d'insinuations, comme un «service rendu au client» n’est rien d'autre que le système des mesures par lesquelles nous avons été racolés afin d'accomplir notre service en tant que client; en déclarant que « nos désirs » sont pour lui « des ordres », le vendeur veut bien sûr dire au contraire que nous devrions faire de ses ordres ou de ceux de son entreprise « nos désirs ».
Rien n'est aussi caractéristique des diktats de l'« esclavage post-contractuel » que « ce détour qui contourne nos désirs » (…) C'est le chemin le court, parce que c'est le plus lisse; le plus lisse, parce qu'on n'y contre aucune résistance. (…) Mais qu'il s'agisse d'un chemin ou d'un détour, à l'aide de cette méthode, l’« esclavage post-contractuel est toujours assuré d'arriver à ses fins de deux manières à la fois; grâce à notre stricte obéissance et grâce à notre illusion totale d'être libre. Non - et on ne peut vraiment pas demander plus - grâce encore à une troisième chose: car ce sont d'abord ceux qui donnent les ordres qui profitent de ce « détour » : et ils n'en profitent pas seulement commercialement (ce qui se comprend de soi) mais aussi moralement. Si ce sont eux qui ont d'abord produit nos désirs, il est réellement vrai (il est réellement devenu vrai) qu'ils ne nous offrent pas quelque chose qui ne correspondrait pas à nos désirs. En raison de cette «vérité mentie». ils peuvent croire avec la meilleure des consciences qu'ils ont vraiment la meilleure des consciences, ils peuvent se persuader qu'ils vont au-devant de nos demandes avec tout le respect qu'ils nous doivent.
On ne peut pas imaginer un monde plus beau, une entente plus cordiale entre deux partis. Ils ont tous les deux les meilleures raisons de s'en laver les mains et même de laver chacun les mains de l’autre. Et s'il y avait un contemporain aussi bon persifleur que Brecht, quelqu’un d'assez fort pour écrire une opérette dans l'esprit de la critique sociale, qui, au lieu de faire apparaître par enchantement des choses irréelles, présentait les magiciens paresseux qui créent notre réalité actuelle, cet homme devrait conclure son livret par une apothéose, un finale à deux chœurs, dans lequel les racoleurs et les enrôlés nieraient dans une indignation harmonique l'existence de toute contrainte et chanteraient dans un credo harmonique les louanges de la liberté de la domination perçue comme la domination de la liberté.
Bien sûr, on va objecter que nous avons rempli les missions qui nous ont été confiées avec plaisir : nous adorons quand le coca-cola mousse devant nous ; nous adorons nous laisser transporter, lorsque nous jouons le disque qui parle du Mississippi, dans une voluptueuse nostalgie qui serait chez nous la réalisation d'un désir profond. C'est vrai. C'est malheureusement vrai. Seulement, cela ne constitue pas une objection. Ou, pour être plus précis : c'est seulement « l’objection qu'on attend de nous », celle que nous devons faire en tant que mystifiés — c'est donc l'objection qui confirme notre théorie. Le goût non plus ne protège ras de l'esclavage. Si l'exécution de nos missions nous comble de plaisir, c'est en fait uniquement parce que nous avons suivi l'ordre de souhaiter ce qui nous est ordonné ; et parce que la règle selon laquelle « réaliser un souhait est satisfaisant » vaut sans exception: même lorsqu'il s'agit de réaliser un souhait qui nous a été ordonné. En fait, il n'y a presque rien qui confirme aussi définitivement le caractère de travail et d'esclavage de nos missions que le plaisir que nous prenons à les remplir, « notre plaisir ». Si je mets ces deux mots entre guillemets, c'est parce que l'automystification débute avec cet usage de l'adjectif possessif « notre ». Il ne faut pas confondre « notre » et « notre ». L'adjectif possessif ne montre pas seulement que nous possédons, il montre aussi que nous sommes possédés. (…)
La même chose vaut exactement de notre plaisir. Si nous adorons les marchandises qui nous sont livrées, ce n'est pas nous qui sommes les bénéficiaires de notre plaisir,  ce sont au contraire ceux qui nous souhaitent de jouir de ces marchandises. Le « détour qui contourne nos désirs » est toujours en même temps « détour qui contourne notre plaisir » et notre plaisir n’a pas d’autres raisons d’être que celle de procurer du plaisir à ceux qui nous assignent nos missions."

L'Obsolescence de l'Homme, Tome II, Günther Anders, (1980) éditions Fario (2002)

Jean Baudrillard : "le Mal contre le Mal, la stratégie du pire"

"Si le Sida, le terrorisme, le krach, les virus électroniques mobilisent toute l'imagination collective, c'est qu'ils sont autre chose que les épisodes d'un monde irrationnel. C'est qu'il y a en eux toute la logique de notre système, dont ils ne sont que l'événement spectaculaire. Tous obéissent au même protocole de virulence et d'irradiation, dont le pouvoir même sur l'imagination est viral : un seul acte terroriste force à reconsidérer tout le politique à la lumière de l'hypothèse terroriste - la seule apparition, même statistiquement faible, du Sida, force à revoir tout le spectre des maladies à la lumière de l'hypothèse immuno-défective - le moindre petit virus qui altère les mémoires du Pentagone ou qui submerge les réseaux de vœux de Noël suffit à déstabiliser potentiellement toutes les données des systèmes d'information.


Tel est le privilège des phénomènes extrêmes, et de la castastrophe en général, entendue comme tournure anomalique des choses. L'ordre secret de la catastrophe, c'est l'affinité de tous ces processus entre eux, et leur homologie avec l'ensemble du système. C'est ça l'ordre dans le désordre : tous les phénomènes extrêmes sont cohérents entre eux, et ils le sont avec l'ensemble. Cela veut dire qu'il est inutile d'en appeler à la rationalité du système contre ses excroissances. L'illusion d'abolir les phénomènes extrêmes est totale. Ceux-ci se feront de plus en plus extrêmes à mesure que nos systèmes se feront plus sophistiqués. Heureusement d'ailleurs, car ils en sont la thérapie de pointe. Dans les systèmes transparents, homéostatiques ou homéofluides, il n'y a plus de stratégie du Bien contre le Mal, il n'y a plus que celle du Mal contre le Mal - la stratégie du pire. Ce n'est même pas une question de choix, nous la voyons se dérouler sous nos yeux, cette virulence homéopathique. Sida, krach, virus informatiques ne sont que la part émergée de la catastrophe, dont les neuf dixièmes s'ensevelissent dans la virtualité. La vraie catastrophe, la catastrophe absolue serait celle de l'omniprésence de tous les réseaux, d'une transparence totale de l'information dont heureusement le virus informatique nous protège. Grâce à lui, nous n'irons pas, en droite ligne, au bout de l'information et de la communication, ce qui serait la mort. Affleurement de cette transparence meurtrière, il lui sert aussi de signal d'alarme. C'est un peu comme l'accélération d'un fluide : elle produit des turbulences et des anomalies qui en stoppent le cours, ou le dispersent. Le chaos sert de limite à ce qui sans cela irait se perdre dans le vide absolu. Ainsi les phénomènes extrêmes servent-ils, dans leur désordre secret, de prophylaxie par le chaos contre une montée aux extrêmes de l'ordre et de la transparence. C'est déjà aujourd'hui d'ailleurs, et malgré eux, le commencement de la fin d'un certain processus de pensée. De même dans le cas de la libération sexuelle : c'est déjà le commencement de la fin d'un certain processus de jouissance. Mais si la promiscuité sexuelle totale se réalisait, ce serait le sexe lui-même qui s'abolirait dans son déchaînement asexué. Ainsi pour les échanges économiques. La spéculation, comme turbulence, rend impossible l'extension totale des échanges réels. En provoquant une circulation instantanée de la valeur, en électrocutant le modèle économique, elle court-circuite aussi la catastrophe que serait la commutation libre de tous les échanges - cette libération totale étant le véritable mouvement catastrophique de la valeur.


Devant le péril d'une apesanteur totale, d'une légèreté insoutenable de l'être, d'une promiscuité universelle, d'une linéarité des processus qui nous entraînerait dans le vide, ces tourbillons soudains que nous appelons catastrophes sont ce qui nous garde de la catastrophe. Ces anomalies, ces excentricités recréent des zones de gravitation et de densité contre la dispersion. On peut imaginer que nos sociétés sécrètent ici leur forme particulière de part maudite, à l'image de ces tribus qui purgeaient leur excédent de population par un suicide océanique - suicide homéopathique de quelques-uns qui préservait l'équilibre homéostatique de l'ensemble.


Ainsi la catastrophe peut-elle se révéler comme une stratégie bien tempérée de l'espèce, ou plutôt nos virus, nos phénomènes extrêmes, bien réels, mais localisés, permettraient de garder intacte l'énergie de la catastrophe virtuelle, qui est le moteur de tous nos processus, en économie comme en politique, en art comme en histoire.
A l'épidémie, à la contagion, à la réaction en chaîne, à la prolifération, nous devons à la fois le pire et le meilleur. Le pire, c'est la métastase dans le cancer, le fanatisme dans la politique, la virulence dans le domaine biologique, la rumeur dans l'information. Mais au fond tout cela est aussi partie du meilleur, car le processus de la réaction en chaîne est un processus immoral, au-delà du bien et du mal, et réversible. Nous accueillons d'ailleurs le pire et le meilleur avec la même fascination."


Jean Baudrillard, La transparence du mal, essai sur les phénomènes extrêmes, 1990.

Jean Baudrillard : La société de consommation, 1970, extraits


"L'orchestration des messages (in 3ème partie, Mass media, sexe et loisirs)

T. V., radio, presse, publicité : c'est un discontinuum de signes et de messages où tous les ordres s'équivalent. Séquence radiophonique prise au hasard :
—  une publicité pour le rasoir Remington,
—  un résumé de l'agitation sociale des quinze derniers jours,
—  une publicité pour les pneus Dunlop SP-Sport,
—  un débat sur la peine de mort,
—  une publicité pour les montres Lip,
—  un reportage sur la guerre au Biafra,
— et une publicité pour la lessive Crio au tournesol.
Dans cette litanie où alternent l'histoire du monde et la figuration d'objets (l'ensemble constituant une espèce de poème à la Prévert, avec pages noires et pages rosés alternées — celles-ci publicitaires évidemment) le temps fort est apparemment celui de l'information. Mais c'est aussi, paradoxalement, celui du la neutralité, de l'impersonnalité : le discours sur le monde ne veut pas concerner. Cette « blancheur » tonale contraste avec la forte valorisation du discours sur l’objet - enjouement, exaltation, vibrato - , tout le pathétique du réel, de la péripétie, de la persuasion est transféré sur l'objet et son discours. Ce dosage soigneux du discours d' « information » et du discours de « consommation » au profit émotionnel exclusif de ce dernier tend à assigner à la publicité une fonction de toile de fond, de réseau de signes litanique, donc sécurisant, où viennent s’inscrire par intermède les vicissitudes du monde. Celles-ci, neutralisées par le découpage, tombent alors elles-mêmes sous le coup de la consommation simultané. Le journal parlé n'est pas le pot-pourri qu'il semble : son alternance systématique impose un schème unique de réception, qui est un schème de consommation.
Non pas tellement parce que la valorisation tonale publicitaire suggère qu'au fond l'histoire du monde est indifférente et que seuls valent d'être investis les objets de consommation. Ceci est secondaire. L'efficace réel est plus subtil : c'est d'imposer par la succession systématique des messages l'équivalence de l'histoire et du fait divers, de l'événement et du spectacle, de l'information et de la publicité au niveau du signe. C'est là qu’est le véritable effet de consommation, et non dans le discours publicitaire direct. C'est dans le découpage, grâce aux supports techniques, aux média techniques de la T. V. et de la radio, de l'événement et du monde en messages discontinus, successifs, non contradictoires, - signes  juxtaposables   et   combinables   à   d'autres signes dans la dimension abstraite de l'émission. Ce que nous consommons alors, ce n'est pas tel spectacle ou telle image en soi : c'est la virtualité de la succession de tous les spectacles possibles - et la certitude que la loi de succession et de découpage des programmes fera que rien ne risque d'y émerger autrement que comme spectacle et signe parmi d'autres.

Medium is Message.

Ici, et dans ce sens au moins, il faut admettre comme un trait fondamental dans l'analyse de la consommation la formule de McLuhan : « Le médium, c'est le message. » Cela signifie que le véritable message que délivrent les  les media T. V. et radio, celui qui est décodé et « consommé » inconsciemment et profondément, ce n'est pas le contenu manifeste des sons et des images, c'est le schème contraignant, lié à l'essence technique même de ces média, de désarticulation du réel en signes successifs et équivalents : c'est la transition normale, programmée, miraculeuse, du Vietnam au music-hall, sur la base d'une abstraction totale de l'un comme de l'autre.
Et il y a comme une loi d'inertie technologique qui fait que plus on se rapproche du document-vérité, du « en direct avec », plus on traque le réel avec la couleur, le relief, etc., plus se creuse, de perfectionnement en perfectionnement technique, l'absence réelle au monde. Plus s'impose cette « vérité » de la T. V. ou de la radio qui est que chaque message a d'abord pour fonction de renvoyer à un autre message, le Vietnam à la publicité, celle-ci au journal parlé, etc. - leur juxtaposition systématique étant le mode discursif du médium, son message, son sens. Mais en se parlant ainsi lui-même, il faut bien voir qu'il impose tout un système de découpage et d'interprétation du monde.
Ce procès technologique des communications de masse délivre une certaine sorte de message très impératif :  message de consommation du message, de découpage et de spectacularisation, de méconnaissance du monde et de mise en valeur de l'information comme marchandise, d'exaltation du contenu en tant que signe. Bref, une fonction de conditionnement (au sens publicitaire du terme — en ce sens, la publicité est le médium « de masse » par excellence, dont les schèmes imprègnent tous les autres média) et de méconnaissance.
Ceci est vrai de tous les média, et même du medium livre, la « literacy », dont McLuhan fait une des articulations majeures de sa théorie. Il entend que l'apparition du livre imprimé a été un tournant capital de notre civilisation, non pas tant par les contenus qu'il a véhiculés de génération en génération (idéologique, informationnel, scientifique, etc.) que par la contrainte fondamentale de systématisation qu'il exerce à travers son essence technique. Il entend que le livre est d'abord un modèle technique, et que l'ordre de la communication qui y règne (le découpage visualisé, lettres, mots, pages, etc.) est un modèle plus prégnant, plus déterminant à long terme que n'importe quel symbole, idée ou phantasme qui en fait le discours manifeste : « Les effets de la technologie ne se font pas voir au niveau des opinions et des concepts, mais altèrent les rapports sensibles et les modèles de perception continûment et inconsciemment. »
Ceci est évident : le contenu nous cache la plupart du temps la fonction réelle du médium. Il se donne pour message, alors que le message réel, en regard duquel le discours manifeste n'est peut-être que connotation, c'est le changement structurel (d'échelle, de modèles, d'habitus) opéré en profondeur sur les relations humaines. Grossièrement, le « message » du chemin de fer, ce n'est pas le charbon ou les voyageurs qu'il transporte, c'est une vision du monde, un nouveau statut des agglomérations, etc. Le « message » de la T. V., ce ne sont pas les images qu'elle transmet, ce sont les modes nouveaux de relation et de perception qu'elle impose, le changement des structures traditionnelles de la famille et du groupe. Plus loin encore, dans le cas de la T. V. et des mass média modernes, ce qui est reçu, assimilé, «consommé », c'est moins tel spectacle que la virtualité de tous les spectacles.
La vérité des média de masse est donc celle-ci : ils ont pour fonction de neutraliser le caractère vécu, unique, événementiel du monde, pour substituer un univers multiple de média homogènes les uns aux autres en tant que tels, se signifiant l'un l'autre et renvoyant les uns aux autres. A la limite, ils deviennent le contenu réciproque les uns des autres - et c'est là le « message » totalitaire d'une société de consommation. (...)

La publicité et l'idéologie du don

À travers la publicité, qui est déjà en soi un service social, tous les produits se donnent comme services, tous les processus économiques réels sont mis en scène et réinterprétés socialement comme effets de don, d'allégeance personnelle et de relation affective. Que cette munificence, comme celle des potentats, ne soit jamais qu'une redistribution fonctionnelle d'une partie des bénéfices, ceci est sans conséquence. L'astuce de la publicité est justement de substituer partout la magie du « Cargo » (l'abondance totale et miraculeuse dont rêvent les indigènes) à la logique du marché.

Tous les jeux de la publicité vont dans ce sens. Voyez comme elle se fait partout discrète, bénévole, effacée, désintéressée. Une heure d'émission de radio pour une minute de flash sur la marque. Quatre pages de prose poétique et la marque de la firme, honteuse (?!), au bas d'une page. Et tous les jeux avec elle-même, surenchère d'effacement et de parodie « antipublicitaire ». La page blanche pour la 1 000 000e Volkswagen : « Nous ne pouvons pas vous la montrer, elle vient d'être vendue. » Tout cela, qui peut s'inscrire dans une histoire de la rhétorique publicitaire, se déduit d'abord logiquement de la nécessité pour la publicité de se dédouaner du plan des contraintes économiques et d'alimenter la fiction d'un jeu, d'une fête, d'une institution caritative, d'un service social désintéressé. L'ostentation du désintéressement joue comme fonction sociale de la richesse (Veblen) et comme facteur d'intégration. On jouera même, à la limite, l'agressivité envers le consommateur, l'antiphrase. Tout est possible et tout est bon, non pas tellement pour faire vendre que pour restituer du consensus, de la complicité, de la collusion — bref, là aussi, pour produire de la relation, de la cohésion, de la communication. "

La liberté, concept blanc, par Michel Serres

"La liberté humaine produit, en chacun, la capacité de construire avec autrui des liaisons plus singulières encore que les individus qu'elles lient. L'esclavage les rabat sur des modèles préalables.

(...) Combien de femmes et d'hommes vivent libres ? Esclaves d'un parti, d'une idéologie, s'il s'agit de politique, de conventions en société, de la mode cosmétique ou intellectuelle, d'un groupe de pression quelconque où des clones entourent le chef pervers, d'appétits voraces et ignobles pour autrui, d'un réseau organisé où les chemins mènent toujours quelque part, consentiraient-ils à payer le prix d'une vie libre aux relations ouvertes ? Qui ne se précipite pas plutôt vers une existence et des rapports dirigés, comme passionné de porter un emblème, la trace d'un classement, marque de parti, de voiture on d'habillement, toutes relations d'appartenance ? Dans son banc, chaque poisson s'oriente parallèlement aux autres, dirigé par quelque champ magnétique social. Il n'invente pas ses relations.


Or, indéfini, l'humain bifurque justement des animaux par la minimalisation d'un programme préétabli, d'une spéciation ou spécialisation obligées, de direction fixe, de rapports tout faits. Ainsi sa naissance naturelle a lieu en liberté : il naît aussi transparent, aussi incandescent que la liberté entre dans la classe blanche. Non seulement elle nous concerne, mais elle nous identifie. Quand la Déclaration des droits annonçait que l'homme naît libre, savait-elle qu'elle touchait à du biologiquement, à du génétiquement juste ? La liberté prend la couleur du berceau évolutif de la femme et de l'homme, s'attache à leurs os, à leur chair, là leurs mains, à la bouche, peau, cerveau et sang, à l'ensemble milliardaire de leurs cellules, bref, à leur incarnation; à la langue qui parle et qui crie vers autrui, au sexe-trait d'union, à tout le corps expressif et récepteur. Universelle deux fois, dans sa compréhension et son extension, dans son contenu donc ou sa signification, indéfinis, et son application transculturelle, on peut donc, on doit même la dire naturelle : au sens littéral de la naissance, au sens génétique de la programmation. Nous naissons déspécialisés, donc libres. Cela vaut bien une déclaration solennelle.


Qui renonce à la liberté perd son corps souche et dérive vers un autre règne vivant : laisse cette minimalisation, perd cette pauvreté, s'enrichit, se spécialise dans une relation, comme un parasite, dans un groupe de pression comme vache en son herbage, dans un parti, en la passion bestiale du pouvoir, le vice d'avarice ou d'envie, une opinion, en devient requin, corbeau, aspic, lierre ou mycobactérie ; prédateur rarement, hôte fréquemment. Nous vivons entourés de compagnons en voie d'animalisation, en cours de métamorphose, comme les matelots d'Ulysse devinrent pourceaux sous Circé la magicienne. Nos ancêtres fétichistes le sculptèrent, Ésope et Kafka le racontèrent, Ovide et La Fontaine en pleurèrent. L'effort quotidien vers la liberté se mesure à l'écart de l’exodarwinisme; il nous faut sans cesse quitter la vie comme telle, l'entraînement puissant de son flux, ne pas perdre les distances temporelles qui nous séparent des bifurcations prises par les autres vivants. La plante, l'animal, le champignon, le monocellulaire obéissent ou à leur programme ou à l'environnement ou aux deux à la fois. Nous abandonnâmes cet automatisme, nous entrâmes en oubli. Ce devenir transparent d'incandescence nous fit libres.

Homme et femme incandescents

Dès le paradis terrestre, Eve et Adam désobéissent. Ils choisissent la liberté plutôt que leur Créateur, alors même qu'il leur donnait un lieu délicieux où jouir de tout en suffisance ; ils la préfèrent au bonheur ; moins par passion que par nature ; mieux encore, ils la définissent alors et alors seulement. La sortie du paradis accouche des humains qui ne restent plus parmi les plantes et les animaux dont ils jouissent et qu'ils viennent de nommer. Ils choisissent la misère plutôt que cette richesse obèse. Mieux vaut donc souffrir et travailler, mais vivre libres. La liberté se paie par la douleur de l'œuvre.


La connaissance, dit le serpent, qui s'y connaissait en programmes, vous fera comme Dieu, aussi invisibles que Lui, aussi transparents. Sur l'image d'Épinal ou les tableaux religieux, je les vois incandescents, au moins autant que l'ange étincelant à l'épée de feu qui les chasse. Incandescents de douleur, de pauvreté, d'inquiétude coupable; incandescents de colère et de désobéissance ; incandescents d'attente et d'avenir improbable ; incandescents de solitude et de péché, de malheur, de connaissance et de sainteté possibles ; incandescents d'hominescence.
Ecce mulier et homo°. Nus."

°Voici la femme et l'homme.

Michel Serres, L'incandescent, Livre de poche, pp.116 à 119, 2003.

Ouverture de la chaire sur l'éthique de l'Université populaire de Bordeaux

"Ce qui manque aux temps présents, à cette époque de désillusion politique massive, c’est une conception de l’éthique motivante, émancipatrice. » écrit le philosophe contemporain Simon Critchley. Il semble indispensable de se demander ce qu’est l’éthique. Faut-il la distinguer de la morale ? Comment s’articule t-elle avec le devoir, les règles, les lois, la liberté ? L’éthique peut se définir comme l’orientation que chacun entend donner à sa vie. Toujours personnelle, comment peut-elle s’accorder à la vie des autres ? Peut-on mener une vie bonne dans une société mauvaise ?
Nos deux conférences d’introduction à la chaire 2015-2016 sur l'éthique de l’Université populaire de Bordeaux visent à éclaircir les notions philosophiques fondamentales qui reviendront toute l’année dans les réflexions proposées sur le journalisme, l’économie, la médecine, le travail social et la justice. Les différentes conceptions philosophiques que nous présenterons permettront à chacun de tenter de se dessiner une éthique.

Les jeudis 8 et 15 octobre 2015 de 19:00 à 21:00 par Florence LOUIS
Université de Bordeaux - site de la Victoire - Amphi Fabre
Place de la Victoire - Tram B Victoire

Michel Foucault : 3 - le souci de soi

Excellent numéro de la revue Cités consacré à Foucault.


Le pouvoir n'est pas seulement ce qui empêche : c'est aussi ce qui fait advenir, ce qui produit des pratiques et des espaces, des discours et des attitudes. L'individu peut aussi utiliser d'autres jeux de pouvoir et de vérité, d'autres formes de subjectivation que les formes dominantes. " C'est ainsi que des formes de spiritualité peuvent s'affirmer pour s'opposer à la gouvernementalité d'Etat. A ces refus et ces résistances, Foucault donne le nom de " critique "" (Frédéric Gros, Michel Foucault, une philosophie de la vérité libertaire) L'usage critique de la liberté permet à chacun de s'élaborer, de devenir autre que ce qu’il est ou croit être.
En se construisant, le sujet est sommé de dire la vérité sur ce qu'il est, ce qu'il désire, ce qu'il fait. " Ma question c'est celle-ci : à quel prix le sujet peut-il dire la vérité sur lui-même ? " ("Structuralism and post-structuralism", Dits et écrits, vol. 4, p. 442-443) Foucault étudie ainsi la confession comme production d'un discours de vérité sur soi. Ses recherches l'amènent à s'intéresser à l'art de vivre de l'Antiquité, techne tou biou, qui ne se limite pas aux analyses en termes de pouvoir mais ouvre la réflexion sur une esthétique de l'existence. Le parallèle entre l'homme moderne qui n'a plus d'ordre transcendant où puiser ses valeurs et l'homme de l'Antiquité qui ne règle pas sa morale sur la religion, se révèle fécond. 

Le souci de soi, un art de vivre


Abordons ces questions avec un troisième texte, tiré du deuxième tome de l'Histoire de la sexualité.

On peut caractériser brièvement [la] "culture de soi" par le fait que l'art de l'existence sous ses différentes formes - s'y trouve dominé par le principe qu'il faut "prendre soin de soi-même". C'est ce principe du souci de soi qui en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. Mais il faut préciser, l'idée qu'on doit s'appliquer à soi-même, s'occuper de soi-même (heautou epimeleisthai) est en effet un thème fort ancien de la culture grecque, (...)
Or, c'est ce thème du souci de soi, consacré par Socrate, que la philosophie ultérieure a repris et qu'elle a fini par placer au cœur de cet "art de l'existence" qu'elle prétend être. C'est ce thème qui, débordant de son cadre d'origine et se détachant de ses significations philosophiques premières, a acquis progressivement les dimensions et les formes d'une véritable "culture de soi". Par ce mol, il faut entendre que le principe du souci de soi a acquis une portée assez générale : le précepte qu'il faut s'occuper de soi-même est en tout cas un impératif qui circule parmi nombre de doctrines différentes; il a pris aussi la forme d'une attitude, d'une manière de se comporter, il a imprégné des façons de vivre; il s'est développé en procédures, en pratiques et en recettes qu'on réfléchissait, développait, perfectionnait et enseignait; il a constitué ainsi une pratique sociale, donnant lieu à des relations interindividuelles, à des échanges et communications et parfois même à des institutions; il a donné lieu enfin à un certain mode de connaissance et à l'élaboration d'un savoir.
Dans le lent développement de l'art de vivre sous le signe du souci de soi, les deux premiers siècles de l'époque impériale peuvent être considérés comme le Sommet d'une courbe : une manière d'âge d'or dans la culture de soi, étant entendu bien sûr que ce phénomène ne concerne que les groupes sociaux, très limités en nombre, qui étaient porteurs de culture et pour qui une techne tou biou pouvait avoir un sens et une réalité,
Soigner son âme était un des préceptes que Zénon avait, dès l'origine, donné à ses disciples et que Musonius, au Ier siècle, répétera dans une sentence citée par Plutarque: "Ceux qui veulent se sauver doivent vivre en se soignant sans cesse." On sait l'ampleur prise, chez Sénèque, par le thème de l'application à soi-même : c'est pour se consacrer à celle-ci qu'il faut selon lui renoncer aux autres occupations ; ainsi pourrait-on se rendre vacant pour soi-même (sibi vacare). Mais cette "vacance" prend la forme d'une activité multiple qui demande qu'on ne perde pas de temps et qu'on ne ménage pas sa peine pour "se faire soi-même", "se transformer soi-même", "revenir à soi". (...) Sénèque dispose de tout un vocabulaire pour désigner les formes différentes que doivent prendre le souci de soi et la hâte avec laquelle on cherche a se Rejoindre soi-même (ad se properare). Marc-Aurèle, lui aussi, éprouve une même hâte à s'occuper de lui-même ; ni la lecture ni l'écriture ne doivent le retenir plus longtemps du soin direct qu'il doit prendre de mn propre être : "Ne vagabonde plus. Tu n'es plus destiné à relire tes notes, histoires anciennes des Romains et des Grecs, ni les extraits que tu réservais pour tes vieux jours. Hâte-toi donc au but ; dis adieu aux vains espoirs, viens-toi en aide, si tu te souviens de toi-même tant que c'est encore possible."
C'est chez Épictète sans doute que se marque la plus haute élaboration philosophique de ce thème. L'être humain est défini, dans les Entretiens comme l'être qui a été confié au souci de soi. Là réside sa différence fondamentale avec les autres vivants : les animaux, trouvent " tout prêt " ce qui leur est nécessaire pour vivre, car la nature a fait en sorte qu'ils puissent être à notre disposition sans qu'ils aient à s'occuper d'eux-mêmes, et sans que nous ayons, nous à nous occuper d'eux. L'homme, en revanche, doit veiller à lui-même : non point cependant par suite de quelque défaut qui le mettrait dans une situation de manque et le rendrait de ce point de vue inférieur aux animaux ; mais parce que le dieu a tenu à ce qu'il puisse  faire librement usage de lui-même; et c'est à cette fin qu'il l'a doté de la raison; celle-ci n'est pas à comprendre comme substitut aux facultés naturelles absentes ; elle est au contraire la faculté qui permet de se servir, quand il faut et comme faut, des autres facultés; elle est même cette faculté absolument singulière qui capable de se servir d'elle-même : car elle est capable de " se prendre elle-même ainsi que tout le reste pour objet d'étude ". En couronnant par cette raison tout ce qui nous est déjà donné par la nature, Zeus nous a donné et la possibilité et devoir de nous occuper de nous-mêmes. C'est dans la mesure où il est libre et raisonnable - et libre d'être raisonnable - que l'homme est dans la nature l'être qui a été commis au souci de lui-même. Le dieu ne nous a pas façonnés comme Phidias son Athéna de marbre, qui tend pour toujours la main où s'est posée la victoire immobile aux ailes déployées. Zeus non seulement t'a créé, mais il t'a plus confié et livré à toi seul. Le souci de soi pour Epictète, est un privilège-devoir, un don-obligation qui nous assure la liberté en nous astreignant à nous prendre nous-mêmes comme objet de toute notre application. (Michel Foucault, Le souci de soi, NFR-Gallimard, 1984, pp.57-62 )


Dans son cours au Collège de France L'herméneutique du sujet, Foucault explique que le " Connais-toi toi-même ", précepte imposé à qui vient interroger l'oracle de Delphes, précepte par lequel Socrate est allé à la philosophie, le " Connais-toi toi-même ", occulte depuis Descartes un autre concept central de l'Antiquité : le souci de soi, Epiméleia heautou, Cura sui en latin. Le verbe Epimelestheia signifie " donner tes soins " et provient du grec meletai, exercices physiques, militaires.
Quel est ce soi qu'il convient d'entretenir ? Alcibiade dans le dialogue éponyme de Platon, doit s'occuper de lui-même parce qu'il ne sait pas ce qu'est le bien ou le juste : il doit s'occuper de soi pour s'occuper des autres. Le jeune Alcibiade dit qu'il va s'occuper (epimelesthai) de la justice (dans son âme et dans la cité) c'est-à-dire de la hiérarchie des parties de son âme. Dans le Banquet, Alcibiade plus âgé, arrive, ivre, chante les louanges de Socrate et regrette de ne pas avoir écouté les leçons de Socrate : " je continue à n'avoir pas souci de moi-même . "
L'urgence se lit dans l'expression " se sauver soi-même ", qui n'a ni le sens d'un salut religieux, ni le sens négatif de défense guerrière. Se sauve "  celui qui est en état d'alerte, de résistance, de maîtrise et souveraineté ", capable d'échapper à une domination, de se maintenir dans un état continu que rien ne pourra altérer. Les philosophes antiques recherchent l'ataraxie (absence de trouble) à travers la maîtrise de soi et l’autarcie) : on se sauve par soi, pour soi.
Néanmoins le souci de soi n'est en rien indifférence à l'autre puisque c'est dans mon rapport à moi-même que se fonde ma relation aux autres. La participation à des luttes qui mettent en jeu mon existence même est la garantie la plus directe de mon inscription dans le monde de la cité.
Mais il ne s'agit pas non plus d'arracher un soi rigide, fixe, aux attaques extérieures. Pour Foucault le sujet n'est pas une substance, c'est une forme qui se crée, et que le sujet a tout intérêt à modeler : " les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d'identité ; ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d'innovation. C'est très fastidieux d'être toujours le même. " Dits et écrits, v. 4, p.739) Pour vivre mieux, il convient de se transformer soi-même.
Pour ce faire, les philosophes antiques proposent des exercices spirituels, communs aux différentes écoles, même si la teneur et la finalité des exercices peuvent varier de l'une à l'autre. Le terme spirituel est peut-être celui qui résume le mieux ce soi qu'il convient de prendre en charge : à la fois le corps et l'âme. Loin d'une connaissance méthodique opposant sujet connaissant et objet étudié, "c'est la transformation de lui-même et de son regard qui lui permet d'accéder à la vérité et cet accès produit en retour des effets sur lui : la vérité n'est pas simplement le fruit d'un acte de connaissance, elle accomplit le sujet. " (Gaëlle Jeanmart, " Les exercices spirituels dans la philosophie de Nietzsche ", Philosophique )
Foucault étudie les techniques de soi provenant des différentes écoles antiques (épicuriens, stoïciens, pythagoriciens, cyniques) : l'anachorèse (s'absenter du monde), l'endurance, la mise à l'épreuve,  la préparation pour l'athlète (se préparer aux événements qui peuvent survenir de l'extérieur, contrairement au chrétien qui devra surmonter ses péchés et sa nature), la purification de l'âme au réveil, l'examen de soi au coucher, le dialogue intérieur, la méditation sur la mort... (voir l'ouvrage éclairant de Xavier Pavie, Exercices spirituels)
Avec les Cyniques l'accent est mis sur l'existence entière comme " exposition d'une vie ", œuvre unique démontrant l'excellence d'un individu. Cyniques chez qui l'on trouve l'incitation à la parrhesia, le dire vrai, comme ce qu'on peut avoir de plus beau. Car comme tout nietzschéen Foucault se doit d'assumer la question du rapport à la vérité.
C'est autour de cette question que l'enseignement de Foucault s'achève prématurément, avec son dernier cours, Le courage de la vérité, où l'on trouve dans ses notes cette conclusion essentielle : " Bien peu de vérité est indispensable pour qui veut vivre vraiment et bien peu de vie est nécessaire quant on tient vraiment  à la vérité. "

Michel Foucault : 2 - Pouvoir


Savoir-pouvoir : du "livre sur les signes" au "livre sur les peines"


Nous avons vu dans un premier temps la perspective nouvelle que Foucault propose avec son archéologie du savoir qui consiste à sonder le sol d'une civilisation à une époque donnée : loin des débats universitaires, cette approche nous intéresse car elle rompt avec l'humanisme ambiant et " toutes ces entreprises bavardes ", " tous ces cris du cœur, toutes ces revendications de la personne humaine, de l'existence, sont abstraites: c'est-à-dire coupées du monde scientifique et technique qui, lui, est notre monde réel. Ce qui me fâche contre l'humanisme, explique Foucault c'est qu'il est désormais ce paravent derrière lequel se réfugie la pensée la plus réactionnaire, où se forment des alliances monstrueuses et impensables.(...) Au nom de quoi ? de l'homme! Qui oserait dire du mal de l'homme ! Or, l'effort qui est fait actuellement par les gens de notre. génération, ça n'est pas de revendiquer l'homme contre le savoir et contre la technique, mais c'est précisément de montrer que notre pensée, notre vie, notre manière d'être, jusqu'à notre manière d'être la plus quotidienne, font partie de la même organisation systématique et donc relèvent des mêmes catégories que le monde scientifique et technique. C'est le " cœur humain" qui est abstrait, et c'est notre recherche, qui veut lier l'homme à sa science, à ses découvertes, à son monde, qui est concrète. " En somme c'est un travail politique : et l'étude du pouvoir que Foucault ne va cesser de conduire à travers l'histoire de la folie et celle des prisons, va le placer au centre des luttes de son époque.

Au préalable deux remarques. D'une part, attention toutefois à ne pas se méprendre : comme il l'écrit lui -même : " Ce n'est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes recherches. " (" Le sujet et le pouvoir", in Dits et écrits, vol. 4, texte n°306). Foucault travaille à produire une histoire des modes de subjectivation, c'est-à-dire des processsus par lesquels un sujet se constitue. Qu'est-ce qui vous a fait devenir vous-mêmes, à la date d'aujourd'hui, partant du bébé que vous étiez il y a vingt ou soixante ans ? Comment vous êtes-vous construit, et qu'est-ce qui vous construit encore ?
D'autre part, ajoutons d'ores et déjà que chez Foucault " Nietzsche nous sert de lumière " (Les mots et les choses) : ce n'est donc pas un récit historique partant d'une origine pour avancer en toute continuité vers un sujet construit d'un bloc qui est à rechercher. Le travail se veut généalogique c'est-à-dire qu'il part " de la diversité et de la dispersion, du hasard des commencements et des accidents : en aucun cas (la généalogie ne prétend remonter le temps pour rétablir la continuité de l'histoire, mais elle cherche au contraire à restituer les événements dans leur singularité. " ( " Généalogie " in Le vocabulaire de Foucault, J. Revel, Ellipses). La généalogie " dégagera de la contingence ce qui nous a fait être ce que nous sommes, la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons. " (Foucault, Qu'est ce que les Lumières, cité par J. Revel)

Folie et déraison : Histoire de la folie à l'âge classique met en scène " le tour par lequel les hommes dans un geste de (la) raison souveraine, enferme leur voisin. " ( Préface, Histoire de la folie...) Car Foucault identifie d'abord un geste constitutif qui partage la folie et la raison, puis montre que la science ne produit un discours sur la folie qu'ensuite, " dans le calme revenu ". Chez les Grecs la folie représente une menace d'Hubris, de démesure ; au Moyen-âge et à la Renaissance, la folie est la trace du débat entre l'homme et les puissances du monde (la Bête, la métamorphose, la Sorcière...) Elle est " carcasse de nuit ". Avec la création de l'Hôpital général en 1656 commence le grand renfermement des pauvres. La période de silence durera 150 ans, jusqu'à la " libération des enchaînes de Bicètre " par Pinel (1745-1826) qui abolit les méthodes thérapeutiques brutales auxquels étaient soumis les aliénés : c'est la naissance de l'asile moderne qui poursuit toutefois la maîtrise des voix de la déraison. Celle-ci se réfugie chez les poètes qui, de Nerval à Artaud, lance une " grande protestation lyrique ", " effort pour redonner à l'expérience de la folie une profondeur et un pouvoir de révélation qui avaient été anéantis par l'internement " ( Préface, Histoire de la folie...). La folie est circonscrite par la raison qui entend s'expurger de ce qui n'est pas elle. Là où raison et déraison étaient jusque-là mêlées, le combat qui commence est celui d'une raison qui entend triompher d'une déraison qu'elle va peu à peu soumettre et dominer (voir à ce sujet Maurice Molho, Pourquoi / De quoi don Quichotte est-il fou ? )
De cette rapide présentation, nous pouvons avancer un des apports de la généalogie : elle entend montrer pourquoi et comment les choses ont pu se constituer ainsi. Et partant, que tout ce qui est historiquement construit, peut être politiquement détruit.
Foucault utilise la même méthode dans son travail sur les prisons, Surveiller et punir, et dans la Volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité. Le premier ouvrage s'interroge sur l'institution prison, en partant toujours du principe que l'emprisonnement n'est pas une pratique intemporelle, il dérive d'un choix qu'il convient d'expliciter. Comme l'explique Foucault dans son cours au Collège de France de 1972-73, intitulé " La société punitive ", la prison propose au XIXème siècle une nouvelle optique (c'est un organe de surveillance généralisée et constante, sur le modèle du panoptique de Bentham), une nouvelle mécanique (discipline de la vie, du temps et des énergies) et une nouvelle physiologie (normes et rejet de ce qui est anormal). Mais pourquoi un tel dispositif, très vite et toujours décrié ? " La prison a l'avantage de produire de la délinquance, un instrument de contrôle et de pression sur l'illégalisme, pièce non négligeable dans l'exercice du pouvoir sur les corps. " La prison, fabrique de délinquants ? Il n'est pas difficile de sentir à quel point la thèse est à la fois forte et explosive.

Foucault élargit sa réflexion sur le pouvoir avec la sexualité, comme ensemble des pratiques, discours, institutions, regards, acteurs qui circulent autour de la production et de l'échange des plaisirs. "La sexualité a été inventée, cette sexualité que nous croyons découvrir en nous-mêmes comme le secret de notre existence ", ce trésor personnel qu'il conviendrait de dévoiler dans la confession ou l'analyse afin de savoir qui nous sommes vraiment. Or, cette sexualité n'a rien d'un secret enfoui : elle résulte de dominations millénaires qui se rejouent dans chacun de nos actes, lors même que nous n'en avons pas conscience et que nous la croyons fondée dans un arrière-plan intelligible inaccessible. Il suffit d'arrêter de jouer la domination hétérosexuelle pour qu'elle stoppe : les luttes peuvent renverser un rapport de pouvoir. Car pour qu'il y ait pouvoir, il faut qu'il y ait liberté. Et là où il y a liberté, existe une possibilité de résistance. Nous reviendrons dans un troisième temps sur un point fondamental de l'Histoire de la sexualité : la modernité plie la sexualité à la question de l'identité. Dis-moi quelle est ta vie sexuelle, je te dirai qui tu es. Or Foucault renverse la problématique : est-il possible de construire un rapport à la sexualité qui ne soit pas un rapport  à l'identité, mais une pratique de la liberté ? "Je voudrais montrer comment dans l'Antiquité, l'activité et les plaisirs sexuels ont été problématisés à travers des pratiques de soi, faisant jouer les critères d'une " esthétique de l'existence ". (Foucault, Histoire de la sexualité, t.2, L'usage des plaisirs, " Modifications ")

Revenons sur la question du pouvoir avec un deuxième texte. La sexualité est le point de jonction entre l'individu et la population, deux niveaux où se joue la constitution du sujet, autrement dit l’assujettissement des individus.

L'homme occidental apprend peu à peu ce que c'est d'être une espèce vivante dans un monde vivant, d'avoir un corps, des conditions d'existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu'on peut modifier et un espace où l'on peut les répartir de façon optimale. Pour la première fois sans doute dans l'histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n'est plus ce soubassement inaccessible qui n'émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle de l'intervention du pouvoir.
Celui-ci n'aura plus seulement affaire à des sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants, et la prise qu'il pourra exercer sur eux devra se placer au niveau de la vie même. (...) Si on peut appeler biohistoire les pressions par lesquelles les mouvements de la vie et les processus de l'histoire interfèrent les uns avec les autres, il faudra parler de " biopolitique " pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine ; ce n'est point que la vie ait été exhaustivement intégrée à des techniques qui la dominent et qui la gèrent ; sans cesse elle leur échappe. Hors du monde occidental, la famine existe, à une échelle plus importante que jamais ; et les risques biologiques encourus par l'espèce sont peut-être plus grands, plus graves tout cas, qu'avant la naissance de la micro-biologie.
Mais ce qu'on pourrait appeler le " seuil de modernité biologique" d'une société, se situe au moment où l'espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L'homme, pendant des millénaires est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant de plus capable existence politique ; l'homme moderne est un animal vivant de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question. (Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t.1, La volonté de savoir, Paris, 1976, Gallimard, pp. 187-188)


Foucault s'attaque à la conception souverainiste du pouvoir qui cherchait à définir qui détenait la souveraineté et pourquoi. Il renverse ce schéma d'un pouvoir vertical, monolithique qui donnerait des ordres d'en haut, pour proposer l'image de micropouvoirs travaillant par capillarité. " À partir du moment où l'on a eu besoin d'un pouvoir infiniment moins brutal et moins dispendieux, moins visible et moins pesant que cette grande administration monarchique, on a accordé à une certaine classe sociale, du moins à ses représentants, des latitudes plus grandes dans la participation au pouvoir et à l'élaboration des décisions. Mais, en même temps, et pour compenser cela, on a mis au point tout un système de dressage en direction essentiellement des autres classes sociales, en direction aussi de la nouvelle classe dominante - car la bourgeoisie a, en quelque sorte, travaillé sur elle-même, elle a élaboré son propre type d'individus. Je ne crois pas que les deux phénomènes soient contradictoires : l'un a été le prix de l'autre ; l'un n'était possible que par l'autre. Pour qu'un certain libéralisme bourgeois ait été possible au niveau des institutions, il a fallu, au niveau de ce que j'appelle les micropouvoirs, un investissement beaucoup plus serré des individus, il a fallu organiser le quadrillage des corps et des comportements. La discipline, c'est l'envers de la démocratie. " (Les Nouvelles littéraires, 17-23 mars 1975, p. 3. Dits et écrits vol. 2, texte n°152)
Des individus libres, oui, mais dressés, par une multitude de centres de pouvoirs : la famille, l'école, l'entreprise, et même tous les petits chefs que nous pouvons représenter les uns pour les autres à partir du moment où nous sommes dans un rapport aux autres. La première accommodation qui sous-tend le passage de la loi à la norme porte sur le corps, « dans le corps et avec le corps », objet de disciplines, produites par les institutions. La seconde accommodation porte sur le biologique au sein des populations. Qu'apporte le concept de biopolitique, décliné depuis en biopouvoirs ou bioéthique ? Il désigne l'implication des individus dans des politiques de natalité, d'éducation, de santé, de nutrition, de justice, parce qu'ils font partie d'une population et que cette population vivante donne prise à une pression du politique. Le gouvernement se fait désormais par le contrôle et par la norme.  Cette biopolitique implique des organes de centralisation d’où émanent des mécanismes régulateurs. Le biopouvoir prend la vie en charge, à travers le corps et la population.

Foucault entend également sortir d’une conception répandue du pouvoir comme l’instance qui réprime. C’est ce qu’il nomme l’hypothèse Reich (de Wilhem Reich, penseur freudo-marxiste qui conditionnait la libération de l’individu à la levée de la répression libidinale organisée par la société). Dans son Cours au collège de France, "Il faut défendre la société", Foucault examine l’hypothèse Nietzsche qu’il formule ainsi : « la guerre, c’est la politique continuée par d’autres moyens ». Cette formule est le retournement de celle de Clausewitz, stratège autrichien repris par Lénine (puis étudié par Raymond Aron dans son Penser la guerre : Clausewitz) : « la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens ». Selon la conception classique, hobbesienne, pour sortir de l’état de guerre de tous contre tous, les individus confient leur souveraineté à l’Etat qui garantit ainsi la paix. Le pouvoir est pensé en termes de contrat. Dans l’hypothèse proposée par Foucault, il se pense comme affrontement. La guerre ne s’arrête jamais : elle est perpétuelle, lorsque la politique arrête la guerre elle perdure, silencieuse, dans les institutions, le corps des uns et des autres. Ainsi l’histoire des vainqueurs raconte la guerre, puis la paix, tandis que les vaincus professent des contre-histoires où les batailles et les luttes ne sont jamais achevées. La fin de la guerre serait la fin du politique. Seul l’avènement de l’Etat moderne a pu laisser croire à une politique pacifiée. En réalité, prendre conscience de la persistance de la guerre oblige à cesser de justifier l’Etat au nom de la fin de la guerre. Exactement comme nous justifions l’Union européenne par la paix régnant à l’intérieur des frontières de l’UE. Si pour Foucault la crise n’existe pas, car elle n’est qu’un mot vain reflétant l’incapacité des intellectuels à penser la réalité (voir Entretiens avec BHL en 1971, in  Dits et écrits, vol. 1, texte n°148) la guerre est bel et bien réelle : « Il n’y a pas une crise dont il faudrait sortir, il y a une guerre qu’il nous faut gagner », arguent les auteurs du Comité invisible dans A nos amis, en bons foucaldiens.

Si le pouvoir n’est pas pure répression c’est aussi parce qu’il est gouvernement, entendu comme « ensemble des institutions et pratiques à travers lesquels on guide les hommes depuis l’administration jusqu’à l’éducation. » (Dits & Écrits, t.4, p.93). Le gouvernement séduit, incite, persuade dans plusieurs directions : d’une part à travers des mécanismes de pouvoir et d’autre part à travers les réponses qu’il suscite chez l’individu. C’est le concept de gouvernementalité, « rapport de soi à soi » qui va permettre de montrer comment le sujet se gouverne, dans son existence et dans son rapport aux autres. Ce dernier aspect va amener Foucault à s’intéresser à l’Antiquité et aux techniques de soi que l’individu utilise pour se modeler d’abord par nécessité sociale puis au-delà, par souci de soi.

- page 3 de 4 -