Le Flog - Cultures et actualités politiques

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Culture

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Giono politique : rencontre le 25 novembre

Rendez-vous samedi 25 novembre à la Maison Garbay à Luglon, pour un débat autour de la décroissance, dans le cadre du festival Alimenterre. Invité : Edouard Schaelchli, pour son dernier livre, Giono Politique, paru aux éditions Les Acteurs du savoir.

Ci-dessus : recension dans le journal La Décroissance, octobre 2023

Ci-dessous : recension dans le journal Marianne, 31 août au 6 septembre 2023

Célébrer Ivan Illich

Nous avons le plaisir de vous inviter à nous rejoindre, le dimanche 16 avril prochain à l’occasion d'une rencontre publique du Cercle des lecteurs d’Ivan Illich au restaurant La guillotine, 24 rue Robespierre à Montreuil.

Nous nous retrouvons à midi autour d'un buffet. Ceux qui le souhaitent pourront présenter leur contribution orale à l'assemblée, tout l'après-midi jusqu'au soir.

A l’occasion des vingt ans de la disparition d'Illich, plusieurs thèmes sont d’ores et déjà retenus :

  • le contrôle social, avec Silvia Grünig-Iribarren,

  • la lecture au lycée, à la lumière Du visible au lisible,  avec Alfons Garrigos et Ignace Schot

  • Energie et équité, avec Thierry de Bresson

  • Illich dans le sillage d'Arnold Toynbee, avec Edouard Schaelchli

  • la vieillesse créatrice, avec Florence Louis.

D'autres s'ajouteront peut-être. Tous donneront lieu à discussion.

Nouvelle Anthologie du Grand Inquisiteur

Comme son nom l’indique, cette Nouvelle Anthologie du Grand Inquisiteur présente un choix de textes relatifs à la légende du Grand Inquisiteur, telle qu’elle apparaît dans le roman de Dostoïevski, Les Frères Karamazov. Trois d’entre eux sont donnés en version intégrale :

  • Bernard Charbonneau, Un Satan chrétien. La Parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski (Tiré de Quatre témoins de la liberté : Rousseau, Montaigne, Berdiaev, Dostoïevski, vers 1990, Ed. R&N, 2019) ;
  • Jean Brun, La passion de la nuit et la loi du jour, paru dans les Cahiers du Sud, oct. 1965 ;
  • Jacques Ellul, L’amour et l’ordre, publié dans les Cahiers du sud, oct. 1965 et repris dans La Trahison de l’Occident, 1975.

Les autres font l’objet d’une présentation analytique dans une introduction destinée à faire apparaître toute l’ampleur, la complexité et la profondeur des questions posées et provoquées par le texte de Dostoïevski, qui est lui aussi reproduit dans son intégralité avec quelques autres textes qui peuvent lui être comparés ou le préfigurer : Victor Hugo, Villiers de l’Isle Adam. Léon Bloy, Charles Péguy, Léon Chestov.

Les textes sont suivis d’une interprétation destinée à questionner les temps présente en deux temps : un point de vue philosophique nourri des pensées d'Ivan Illich, Sigmund Freud, Jacques Lacan, René Girard... et d'une post-face axé sur les questions théologiques reprenant des extraits de Nietzsche et Kierkegaard dans une perspective proche de Giorgio Agamben interrogeant la démission de Benoit XVI.

Un ouvrage signé Florence Louis et Edouard Schaelchli.

Rencontre le 11 février à 18h30 à la Machine à lire à Bordeaux !

Dans la presse : un article dans Marianne, 7 juin 2022, La liberté, une malédiction ? On a lu la "Nouvelle anthologie du GI", par Mathieu Giroux

Qu'aurions-nous fait ? Ou l'encerclement par l'évidence

Vous pouvez admirer les roses photographiées dans le jardin ; vous n'en sentirez pas pour autant le parfum.

« Personne n'a pris le commandement du système technicien pour arriver à un ordre social et humain correspondant. Les choses se sont faites, « par la force des choses », parce que la prolifération des techniques médiatisée par les médias, par la communication, par l’universalisation des images, par le discours humain (changé), a fini par déborder tous les obstacles antérieurs. par les intégrer progressivement dans le processus lui-même, par encercler les points de résistance qui ont pour tendance de fondre, et cela sans qu'il y ait de réaction hostile ou de refus de la part de l'humain parce que tout ce qui lui est dorénavant proposé d'une part dépasse infiniment toutes ses capacités de résistance (dans la mesure où il ne comprend pas, le plus souvent, de quoi il s'agit), d'autre part est dorénavant muni d'une telle force de conviction et d'évidence que l'on ne voit vraiment pas au nom de quoi on s'opposerait. S'opposer d'ailleurs à quoi ? On ne sait plus, car le discours de captation, l'encerclement, ne contient aucune allusion à la moindre adaptation nécessaire de l'homme aux techniques nouvelles. Tout se passe comme sicelles-ci étaient de l'ordre du spectacle, offert gratuitement à une foule heureuse et sans problème. »
Jacques Ellul,
Le bluff technologique

« Qu'aurions-nous fait sans Internet ? » : tel est le nouvel argument qui glisse des lèvres des confinés. Nouveau ? Pas vraiment. Il n'est que le sempiternel « y a quand même du bon dans les nouvelles technologies ! », remis au goût du jour. Il reprend toutefois aujourd'hui de la vigueur, très utile pour justifier les projets pharaoniques tels que le déploiement de la 5G ou plus largement l'orientation techniciste du gouvernement. Ainsi le ministre de la Culture, Franck Riester feint de constater le 19 avril dans le Monde que « les outils numériques sont un formidable moyen d'accéder à la culture »...

Évidemment, si la technologie n'apportait rien, nous ne l'utiliserions pas. Être cloîtré chez soi pendant deux mois, pour une grande majorité d'urbains, avec ou sans enfant, confère aux écrans domestiques une importance encore plus forte qu'elle ne l'était. Parce qu'une bonne part des efforts de chacun s'est tournée vers ces média : certains ont été sommés de le faire (enseignants, télétravailleurs, médecins...), d'autres se sont libérés de l'injonction (ainsi ces professeurs des écoles qui ont distribué les devoirs sur papier à leurs élèves, par paquet d'un mois!). D'autres ont volontairement proposé des contenus sur le web, comme s'il fallait être absolument présents (pour ne pas disparaître dans cet « après » que beaucoup rêvent empreint d'une sagesse digne des grands philosophes ?). Il semble indispensable d'apporter sa pierre à l'édifice virtuel. Tous ces contenus « culturels » visent à participer à la « Nation apprenante ». Étrange que cette réapparition du mot nation, au moment même où l'humanité tout entière affronte le même problème.

Notre crainte tient en ce que cette situation exceptionnelle – le confinement – ne demeure un modèle de société.

Soulignons ce qui nous semble paradoxal : d'un côté on vante les mérites d'une technologie qui rassemble « la nation », et de l'autre on nous promet que cette utilisation plus que massive (monopolistique aurait dit Illich) de la technologie comme dispensatrice de culture restera exceptionnelle et que tout rentrera dans l'ordre. C'est oublier qu'avant le virus, l'ordre était déjà un ordre technicien.

Certes, rétorqueront certains, il n'y a pas que cela, par exemple les ventes directes des petits producteurs ont explosé... Mais les Amap étaient déjà répandues, seule manquait la motivation des « consom'acteurs » qui se sentaient plus « libres » d'aller au supermarché. Et aux dernières nouvelles on ne mange pas encore de l'ordinateur. Que des solidarités se soient développées en dehors d'Internet ne doit pas nous amener à relativiser l'impact de la digitalisation de nos existence. Les deux aspects sont concomitants et ne se compensent pas. La société et le système technicien restent dissociés.

Mais l'autre phénomène que nous voudrions souligner, c'est qu'outre cette manière de penser la culture comme une ressource produite par certains et distribuée dans les foyers grâce à Saint Computer, les technologies numériques sont désormais ce qui relient les hommes et les femmes, et même pourrait-on dire, ce qui tient lieu de religion. Les signes de ce désir de communion dans le tout étaient déjà sensibles à travers l'addiction aux smart-phones : la connexion en lieu et place de la présence charnelle à l'autre. Le sacré transféré à la technique : c'est ce qu'écrivait déjà Jacques Ellul en 1954.

Et les conséquences de ce phénomène sont d'autant plus innombrables que le déni de cet état de fait reste quasi total. Qu'aurions-nous fait sans Internet ? Que ferions-nous sans la technologie ? Ces questions, largement rhétoriques, méritent d'être mises en parallèle avec celle-ci : « Que ferions-nous sans l'aide de Dieu ? ». Vivre la technique comme une providence, c'est se soumettre à ses diktats.

Alors non, définitivement, nous refusons de croire que d'un point de vue culturel, la technique nous a sauvés de quoi que ce soit : nous serions comme des prisonniers dans leur cachot qui glorifieraient leurs matons. Demandons-nous plutôt ce qui nous a réduit à l'état de prisonniers qui attendent que la culture leur parvienne par des mains invisibles, comme la pitance à travers une grille. Pourquoi la nature a t-elle disparu de nos vies quotidiennes ? Pourquoi la possibilité de s'en nourrir est-elle vécue comme un privilège ? Pourquoi sommes-nous pour la plupart cloîtrés dans des appartements, privés de toute capacité à créer autre chose que de quoi se divertir ? Ce sentiment d'être privilégié parce qu'on a un jardin, une cour, un balcon, un parking en plein air ou même la vue sur un arbre permet de contrecarrer tout sentiment de révolte face à notre façon d'être logé dans le monde : « la société nous a dépossédés du droit d'habiter » expliquait Ivan Illich dans un article d'El Pais (5 juin 1983) : « avec la même évidence avec laquelle on met le lait en brique de carton, on nous installe pareillement dans des maisons-garages. » Sans communaux pour construire en commun, nous nous replions sur nos écrans pour oublier que nous n'avons plus de monde à habiter.

Rappelons le triptyque qu'Ellul dessine à la fin de son ouvrage de 1988, Le bluff technologique : sur le panneau principal apparaît l'homme adapté : calmé par ses hypnotiques, jogging et autres entraînements. Sur le volet de gauche, l’homme fasciné fait face au joueur, l'homme diverti, qui figure sur le volet de droite : «  jouez, jouez, nous nous occupons du reste »... Individus « sans transcendance ni Nature », auto-centrés, qui « s'offrent en spectacle à d’autres individus »... Fasciné, adapté, diverti : tel est l'homme d'aujourd'hui. Ne croyez pas qu'il soit libéré, privé de la présence de l'autre, en chair et en os.

« La croissance technicienne enlève à l'homme ce qui fait de lui un homme ». Reste la vie nue. Est-ce là encore une vie humaine ?


Stop ! Il faut s'arrêter


Stop ! Il faut s' arrêter (20 janvier 2020).



Premier atelier d' écriture de l' année 2020 au Petit grain, il y a plus d' un siècle...

Nous étions cinq ce mardi soir au Petit Grain : Adèle, Florence, Geneviève, Sam et Bernadette.

Nous avons écrit collectivement, en faisant tourner les feuilles, sans thème imposé au départ.

  "Ce soir-là, la Terre tournait plus vite que d' habitude et ça faisait "un drôle de tintamarre", se disait-il en comptant les coups accélérés de l' horloge. Au plafond, un papillon de nuit semblait figé pour l' éternité. Il était sans doute là depuis longtemps et avait dû en voir des crépuscules agités. Peut-être que moi aussi, je finirai par m' habituer à ces changements soudains de rythme.

La planète était en folie ; on disait aussi en furie. Depuis quelques temps, le temps n' était plus ce qu' il était et...

l' espace non plus ne rimait plus à rien. Les villes se condensaient tant qu' elles risquaient de s' écrouler de l' intérieur, sur elles-mêmes.Les prairies et les forêts subissaient de fortes coupes, haies, bois, taillis tombaient les uns après les autres sous les instruments tout-puissants des gestionnaires du monde...

Ces questions résonnaient dans sa tête comme la basse battant la mesure sourdement.

La pièce où je me trouvais était plus que splendide : de jolis volets mauves attachés de rubans vert pomme, un canapé noir, devancé par une petite table...

Depuis l' espace, l' accélération de la rotation de la Terre avait démis les satellites géostationnaires de leur orbite ; ils erraient sur des orbites aléatoires. Tout le système de guerre des étoiles était détraqué, plus de GPS non plus...

Sur Terre, pour éviter des conflits incessants, des groupes, au début petits, aujourd' hui conséquents, quittaient les grandes villes à pied et parcouraient sans hésiter des centaines de kilomètres pour s' immerger dans la nature. D' autres réalités les y attendaient, pas toujours simples, mais toutes et tous témoignaient d' un apaisement, d' une forme d' émergence de gratitudes incessantes qui donnaient du coeur à l' ouvrage car, dans la nature, il leur fallait apprendre à être solidaires pour survivre, sans répéter les erreurs passées...

C'était maintenant ou jamais. Il n' était plus question de différer, de remettre à demain, dans un éternel futur de renoncement qui n' aurait jamais jour. Du passé, ils avaient fait table rase, et avaient bien failli se faire débarrasser de la table, eux aussi. Pour le dessert, il faudrait repasser. Traqués, détraqués, chantaient-ils, sans parvenir à trouver de nouvelles rimes.

Stop, il faut s' arrêter!

"On efface tout, on recommence, et c' est pas triste!"

Merci à GéBé, et aussi à Cabu, à Wolinski et quelques autres, merci à toi, Hara-Kiri, merci Charlie"

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Colloque Bernard Charbonneau à Sciences Po Bordeaux


Colloque Bernard Charbonneau

Organisé conjointement par l’AABCJE, Association Aquitaine Bernard Charbonneau – Jacques Ellul
et le Centre Émile Durkheim Sciences Po Bordeaux 

21 novembre 2019

8h30-9h : Accueil des participants. 

9h-9h20- Ouverture : Vincent Tiberj (IEP), Florence Louis (Association Aquitaine Bernard Charbonneau – Jacques Ellul). 

Session I Contexte et fondements éthiques et spirituels de la critique du totalitarisme industriel 

9h20-10h20 

Patrick Chastenet : Bernard Charbonneau et Foi et Vie : un théologien agnostique chez les protestants ? 

Frédéric Rognon : Bernard Charbonneau et le christianisme. 

Discussion: 10h20-10h50 

Pause: 10h50-11h10 

11h10-12h10 

Jean-Sébastien Ingrand : Penser la collapsologie à la lumière de la Grande Mue. 

Quentin Hardy : de Emmanuel Berl à Bernard Charbonneau : la critique de l’industrialisme dans les années vingt et trente. 

Discussion : 12h10-12h40 

Témoignage n°1 Simon Charbonneau 12h40-13h 

REPAS MIDI 13h- 14h 

Session II Vers la totalisation sociale

14-15h 

Daniel Cérézuelle : techniques d’organisation et totalisation sociale. 

André Vitalis : Numérique, Etat et société. 

Discussion: 15-15h30 

Pause: 15h30-16h 

16h-17h 

Sarah Nechstschien: soumission, maîtrise et dépassement : Généalogie du rapport à la nature dans la production de parfum. 

Thierry Paquot : La banlieue totale ou la fin des villes, des campagnes et des paysages. 

POT : 17h15-19h 

 

22 novembre 2019

 Session III L’action et ses objectifs 

9h-10h 

Sébastien Morillon : Bernard Charbonneau et l’action. 

Christian Roy : Bernard Charbonneau face à la violence : à travers Guerre et Paix, l’Etat et la Révolution. 

Discussion 10h-10h30 

Pause 10h30-11h 

11h-12h 

Renaud Garcia : Leur écologie et la nôtre. La pensée de Charbonneau face aux experts de l’effondrement. 

Daniel Cocula : L’état d’équilibre, troisième voie entre le système et le chaos. 

Discussion : 12h – 12h30 

Témoignage n°2 : Frédéric Boutet : Paysan en Corrèze 12h30-12h50 

REPAS MIDI 13- 14h 

Session IV Alternatives 

14h-15h 

Cécile Gazo : puissance et limites du mouvement de retour à la terre. 

Léandre Mandard : Culture locale, nature et liberté selon Bernard Charbonneau 

Discussion: 15h-15h30 

Pause 15h30 -16h 

16h-16h30 

Jacques Prades : De Bernard Charbonneau au renouvellement de l’économie sociale. 

Discussion : 16h30 -16h45 

Table -ronde : 16 h45-17h45 

Actualité de la pensée de Bernard Charbonneau 

Thierry Paquot, Sébastien, Morillon, Jacques Prades, Christian Roy, Daniel Cérézuelle.

20h15 au Cinéma UTOPIA 

Autour des films de Ben Rivers : Slow Action et Urth 

Projection et conférence – débat par Thierry Paquot

Il y a quelque chose qui cloche


Un texte écrit par Anthony Rouet à l'occasion de l'atelier d'écriture du 16 avril 2019 au Petit Grain, séance animée par Samuel El Flury

Il y a quelque chose qui cloche, le printemps pointe son nez, les pollens nous envahissent, les ouvriers font la pose sur la photo. La représentation habituelle de la ville s’envole avec le vent.

J’ai prié sainte couette toute la nuit, mais je suis quand même obligé d’aller travailler.

Quelque chose cloche, dans les décombres on a retrouvé les restes calcinés de Quasimodo, hier soir, son pantalon de marque chinoise aurait pris feu.

Les ouvriers font place net pour le renouveau. Pour un nouveau Paris, une nouvelle France, joyeuse, soucieuse de l’intérêt de l’autre, pour une surveillance mutuelle entre citoyens. Notre président reprend les choses en mains, cette liberté qui nous est si compliquée, et bien il va nous la reprendre, pour nous rendre heureux.

Huxley, Ellul,Charbonneau : Histoires de passages

La quatrième édition d'Histoires de passages se consacrait du 19 au 22 juillet au thème suivant : connecter / déconnecter. Une invitation aux sources plurielles, dans différents villages de Xantrie, au cœur d'une Corrèze luxuriante.

Des oiseaux, le vent et le cadastre (Gilles Clément), au milieu des sculptures et des abeilles (Jan Krizek), des vignes et des pommiers, créer un "no man's time" (Thierry Paquot) au rythme de chacun, emporté dans une énergie collective, découvrir son moi gastronomique (M. F. K. Fisher), se souvenir de Lucrèce et de la Coopérative des mal-assis.

Rencontrer Alexandra Kollontaï et Dziga Vertov dans une salle obscure, saluer les milans royaux qui quittent Saint-Bonnet-les-tours pour un automne africain.

Photographier, dessiner, discuter, contempler, rire, lire et rêver.

Remercier, chaleureusement, Laurent Gervereau, tout jeune Hautefageois, Claudine et Patrice Saintraymond pour leur hospitalité, et toute l'équipe de bénévoles, si inspirée...

En retour, des mots prononcés sous les arbres, pour passer un peu de pensée vive, celle de trois grands hommes qui nous inspire toujours.

Huxley, Ellul et Charbonneau : aux racines de l'écologie

Des pensées incarnées

« Ce que l'on est dépend de trois facteurs : ce dont on a hérité, de ce que le milieu a fait de vous et de ce que vous avez jugé bon de faire de votre milieu et de votre héritage.» ( Aldous Huxley, L'éternité retrouvée)

Né en 1894 dans une famille de l'aristocratie anglaise qui compte de grandes figures d'intellectuels, Aldous Huxley reçoit une éducation moderne dans une école dirigée par sa propre mère. La mort de celle-ci, la disparition d'une sœur et d'un frère ainsi que la cécité qui le frappe à l'adolescence provoquent une rupture dans la vie du jeune étudiant : se soumettant à une rééducation difficile, il conserve la vue , se tourne vers la littérature et quitte l'Angleterre. Auteur d'essais et de romans, il se tourne dans les années trente vers la Philosophie éternelle, celle « qui reconnaît qu'il y a une réalité qui est la substance même des choses matérielles, de la vie et de l'esprit » et qu'il retrouve dans les grandes religions.  Installé aux États-Unis à partir de 1937 avec son épouse, il s'intéresse à l'expérimentation des drogues et aux mystiques orientales et devient ainsi une icône des Sixties. Il s'éteint en 1963.

Traduit en français dès 1932, son roman Brave New World est lu par deux jeunes bordelais, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. Les deux amis se sont rencontrés adolescents et ont noué une amitié qui durera plus de soixante ans. Le premier, né en 1910, est le dernier-né d'une famille bourgeoise aisée du Lot-et-Garonne. Agrégé d’histoire-géographie, il s'installe à côté de Pau avec sa famille, simple professeur d'une école normale d'instituteurs. Il écrit de nombreux ouvrages qui restent largement méconnus, surtout si l'on se réfère à la notoriété de son ami Ellul.


Celui-ci naît en 1912, enfant unique d'une famille pauvre, frappée par le chômage : premier de la classe, Jacques travaille dès l'âge de quinze ans pour se payer des études de droit. Il découvre Marx et reçoit littéralement la révélation divine : il se tourne vers la théologie protestante. Après avoir participé activement à la résistance, il devient professeur de droit à l'université de Bordeaux, auteur d'ouvrages très vite publiés dans le monde entier.

Dès les années 1930 les deux amis prennent conscience du bouleversement profond qui anime la société. Ils organisent des cercles de réflexion, le groupe de Bordeaux des Amis de la revue Esprit, version gasconne du personnalisme. Ce courant fondé en 1932 à Paris essaie de sortir de l'alternative capitalisme/communisme, matérialisme/idéalisme, en privilégiant la personne, « chair et esprit », une personne pensée comme ancrée dans sa communauté. Avec leurs premiers textes ronéotypés les deux penseurs donnent naissance à l'écologie politique : le constat est radical. L'humanité est aux prises avec un changement total, que Charbonneau baptise « la grande mue » : c'est la transformation d’un état à un autre, le passage de sociétés traditionnelles, autonomes et hors marché, vivant sur une organisation séculaire, au règne de l’économique, de l’abstrait, de la technique, puissance collective fascinante qui fonctionne en roue libre, instaurant un système technicien démesuré. Face au culte du progrès, seul le sentiment authentique de la nature permet de retrouver la liberté personnelle, la conscience d'être incarné dans un lieu et dans un temps, d'être « saisi » par autre chose que soit : ce sentiment de la nature est une force révolutionnaire et les deux hommes organiseront des séminaires en pleine nature avec des jeunes, dans cette même campagne où ils se battent contre l'aménagement de l'Etat visant à bétonner la côté aquitaine. « Penser globalement, agir localement » : cette pensée d'Ellul a depuis largement essaimé.

C'est Aldous Huxley qui présidera à la traduction en anglais de La Technique ou l'enjeu du siècle, qu'Ellul publie en 1954. Originales, singulières et profondes, les œuvres de Charbonneau, Ellul et Huxley entrent en résonance parce que leur constat est sous de nombreux aspects convergent.


Résonances

L'angle d'attaque le plus aigu de la critique que porte nos trois penseurs est bien sûr leur point de vue sur la technique. Il faut prendre cette notion en un sens large : la technique ne se réduit pas aux objets techniques. Elle englobe toutes les méthodes d’organisation de la vie : la bureaucratie, l’agro-industrie, le taylorisme sont des techniques. Elle consiste à rechercher en toutes choses la méthode la plus efficace. Est définie comme efficace une chose ou une personne qui agit effectivement : en matière énergétique, thérapeutique, politique...

Elle est le rapport entre les résultats obtenus par l’agent et les objectifs qu’il s’est fixés. Dès 1977 Ellul met en avant le caractère systématique de l'organisation technique : « Le système est un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’un provoque une évolution de l’ensemble et que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément » (J. Ellul, Le système technicien, éd. Calmann-Lévy, p. 88).

Le grand dessein à l’œuvre dans nos sociétés a pour finalité « la parfaite intégration de l’homme dans le système technicien. » C'est un tel univers que décrit Aldous Huxley dans son roman de 1932 : « Le meilleur des mondes présente le tableau imaginaire et quelque peu licencieux d'une société dans laquelle les efforts faits pour recréer des êtres humains à la ressemblance des termites ont été poussées à la limite du possible », explique Huxley dans son Retour au meilleur des mondes en 1958 (éd. Omnibus, p.698). Dans la société qu'il imagine, les enfants sont fabriqués en laboratoire, soumis à un conditionnement différentié en fonction de la catégorie sociale à laquelle on les assigne. Cet aspect rejoint une préoccupation majeure exprimée par Charbonneau dans ses Chroniques de l'an Deux Mille (disponible sur le site La Grande Mue) : « Le pire qui pourrait arriver, la biologie transformée en biologisme aidant, serait que la société se réserve de définir la mutation positive, et de qualifier et fabriquer les individus : qu'elle pratique « l’eugénisme » en éliminant tout ce qui ne serait pas conforme à son modèle du beau et du bon ».


Quant à Ellul, il déclare plus de cinquante ans après l'édition du Meilleur des mondes : « On a beaucoup parlé de 1984, c'est en réalité le Brave New World d'Huxley qui est en vue. Avec la spécialisation dès la naissance des individus utiles à tel service dans la société et qui seront si parfaitement adaptés physiologiquement qu'il n'y aura plus ni adaptation, ni révolte, ni ouverture sur un ailleurs. La combinaison du génie génétique et de la spécialisation éducative donnera un homme adéquat à ses fonctions techniques . »(J. Ellul, Ce que je crois, 1987, p. 184)

L'ensemble social prime sur l'individu qui n'est pas pensé comme une liberté, une fin en soi, mais comme un « rouage de la mécanique sociale ». Aux méthodes répressives des régimes dictatoriaux s'ajoutent « renforcements et manipulations », propagande et distractions ininterrompues, utilisées comme « opium du peuple ». « Une société dont la plupart des membres passent une grande partie de leur temps non pas dans l’immédiat et l'avenir prévisible mais quelque part dans les mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique aura bien du mal à résister aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer. » (A. Huxley, Retour au meilleur des mondes, éd. Omnibus, p.708.)

C'est le règne de la matière qui refoule l'esprit à la surface de la société : il n'en reste que la forme, que ce soit en art ou dans la pensée, une civilisation de l'image qui remplace la relation parlée qui seule permet à chacun « d'établir un rapport personnel avec la Vérité, la réalité et autrui »  : « désormais nous vivrons sans doute dans un univers où des hommes muets déambuleront dans un torrent d'images et de sons tandis que dans un inaccessible saint des saints les prêtres de la puissance technique, sans distinction de personnes ou de nations, communiqueront parfaitement dans les signes mystérieux des graphiques et des nombres » (B. Charbonneau, Le paradoxe de la culture, éd. Denoël,1965, p.76)


Individus épuisés par le règne de la jouissance « esthétique ou sensuelle », passifs, « sans transcendance ni Nature », auto-centrés, qui « s'offrent en spectacle à d’autres individus »... On retrouve le triptyque qu'Ellul dessine à la fin de son ouvrage de 1988 Le bluff technologique : sur le panneau principal apparaît l'homme adapté : calmé par ses hypnotiques, jogging et autres entraînements. Sur le volet de gauche l’homme fasciné fait face au joueur qui figure sur le volet de droite , l'homme diverti : «  jouez, jouez, nous nous occupons du reste »...

Dans Le meilleur des mondes comme dans le nôtre, des drogues licites prennent en charge toute émotion qui dépasse le cadre normalisé des relations. Le Sauvage qui dans le roman découvre la civilisation technicienne réclame « le droit d'être malheureux, de vieillir, de devenir laid et impotent » : « Je n'en veux pas du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché. » (A. Huxley, Le meilleur des mondes, éd. Omnibus, p. 202)

Or, comme le souligne Charbonneau, dès 1937 (Le sentiment de la nature, force révolutionnaire, in Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, Seuil, 2014 ) « la synthèse entre une liberté indéfiniment accrue et un confort indéfiniment accru est une utopie. » 

Il est donc illusoire de viser à la fois le confort, c'est-à-dire le bien-être matériel, et la liberté, conçue en son sens le plus fort chez un penseur tel que Charbonneau : « La liberté n'est pas un mot, mais un cri des profondeurs. Elle n'est pas une idée, elle existe et par conséquent, naît, vit et meurt. » «  La liberté, c'est un homme conscient de l'être, de sa pensée et de ses actes. Un individu singulier, que ne désigne pas un numéro matricule mais un nom, qui s'inscrira à la première seconde de sa vie, comme il la scellera à tout jamais dans sa tombe. Toute société qui n'est pas un simple bloc de matière est faite de ces pierres vives : si elle n'existe pas dans l'univers, nous la créerons, ou nous en mourrons. » (B. Charbonneau, Je fus, essai sur la liberté, 1980).


Exposition Plonk et Replonk à Argentat

Des fins et des moyens

Cet ultimatum oblige à poser à nouveau frais une question classique en philosophie morale : celle des fins et des moyens. Pour agir l'homme pose des fins qu'il vise en s'appuyant sur des moyens. Si la liberté et le confort entrent en contradiction, alors reste t-il une place pour la liberté dans une société traversée de part en part par les impératifs techniques ?

Huxley : « ni ange ni démon »

En 1937 Aldous Huxley s'empare de la question dans son ouvrage La fin et les moyens, publié en France en 1939 ( évoqué par Ellul dès 1948 dans Présence au monde moderne). « Être un homme complet, équilibré, c'est une entreprise difficile, mais c'est la seule qui nous soit proposée. Personne ne nous demande d'être autre chose qu'un homme. Un homme, vous entendez. Pas un ange, ni un démon. Un homme est une créature qui marche délicatement sur une corde raide, avec l'intelligence, la conscience et tout ce qui est spirituel à un bout de son balancier, et le corps et l'instinct et tout ce qui est inconscient, terrestre et mystérieux à l'autre bout. En équilibre, ce qui est diablement difficile. »

Huxley considère que toutes les sociétés visent le même idéal, : la liberté, la paix, la justice et l'amour fraternel. Seuls les moyens différent pour y parvenir. Huxley met en avant le détachement comme voie royale que les sagesses millénaires enseignent sur tous les continents. Seul le changement personnel peut augurer d'un avenir fait de paix, de charité et de tolérance. La fin ne justifie pas les moyens : c'est en s'astreignant à bien choisir ses moyens que chacun peut poursuivre des fins absolument bonnes.

Appliqué à la technique, ce point de vue revient à soutenir la thèse de la neutralité de la technique : toute technique peut être bonne ou mauvaise selon l'utilisation qui en est faite. Il suffirait, pour reprendre les mots de Charbonneau, de mettre les bœufs avant la charrue, c'est-à-dire de diriger le progrès technique vers des buts moraux pour que tout retrouve sens.

Ellul : « crever les yeux du rossignol »

Ellul va justement critiquer cet aveuglement. « Les idéalistes, explique t-il (J. Ellul, Présence au monde moderne, in Le défi et le nouveau, éd. La Table ronde, 2007, p. 63) dans le genre de Huxley, prétendent subordonner nos moyens à une nouvelle fin et en choisir les meilleurs parce que de mauvais moyens vicient les fins; ces pensées sont honorables, et objectivement vraies, mais elles sont aussi déplacées dans notre temps que le combat contre un tank avec une hache de pierre » : la technique n'est pas neutre, elle est ambivalente. Elle porte en elle des effets bénéfiques et délétères et il n'est pas possible de séparer les uns des autres. Toute technique se paie : en payer le coût n'est jamais facultatif.

De plus la technique est en elle-même sa propre fin : elle fonctionne par pure causalité. « Quand on a l’instrument, il faut bien qu'on l'utilise. (…) On l'a fait parce qu'on le pouvait. Un point c'est tout. » Cela signifie qu'il n'y pas de finalités à apporter de l'extérieur. Face au système technicien qui relie le phénomène technique et le progrès technique, tout discours moralisant revient à « parler pour ne rien dire ». Car si « rien n'arrête le progrès » c'est parce que « la technique avance dans un secteur jusqu'à l’extrême pointe de ce qui est possible ». « On n'arrête pas le progrès cela signifie qu'il est lancé comme une locomotive et qu'il possède sa cause en lui-même ». (J. Ellul, Le système technicien, Le Cherche-Midi, p.288-289).

De plus cette omniprésence de la technique a pour conséquence que « tout est devenu moyen,. Il n'y a plus de fin. Nous ne savons pas vers quoi nous marchons. » (Présence au monde moderne, p. 56). L'homme, la Vérité, le bonheur, la liberté, le temps, la vie, la sécurité... Tout doit servir, tout doit être utile. Par exemple la vitesse est consacrée comme fin en soi : « L'homme est parti à des vitesses astronomiques vers nulle part », regrette Ellul (ibid., p. 60).

Le moyen se justifie par lui-même, ce qui a pour conséquence d'une part que l'homme n'est plus le maître de ses moyens, d'autre part que la technique s'étend à tous les domaines de l'existence : de la relation amoureuse à la mort, tout devient affaire de gestion. Enfin, les moyens n'ont plus besoin de fin. En conséquence ils deviennent totalitaires : ils détruisent ce qui s'opposent à eux (la morale, l'humanisme, la gratuité, le sens critique) : « autrefois on crevait les yeux des rossignols pour en faire de plus parfaits chanteurs » avertit Ellul. « Nous sommes pris au piège » conclut-il.

En outre il est tout aussi illusoire de projeter un meilleur des mondes, fruit véreux de la technique et de la science, que d'annoncer un désastre inéluctable. « Le système technicien (...) est un système sans régulation, déréglé. Ce manque d'auto-régulation et un autre caractère de la technique, l'ambivalence, interdisent d'avoir une prévision exacte de ce qui peut survenir. Nous sommes toujours en présence des deux hypothèses : ou bien “le meilleur des mondes” de Huxley, ou bien les désastres, que ce soit ceux de la science-fiction ou ceux prévus par le Club de Rome. Ni l'une ni l'autre de ces hypothèses n'est prévisible. Le meilleur des monde de Huxley, où tout est normalisé, est absolument impossible. Les désastres prévus par le Club de Rome me paraissent improbables dans la mesure où toutes les prévisions précises à caractère scientifique concernant le monde technicien me paraissent fausses. Elles sont fausses précisément parce que nous sommes en présence d'un système qui n'a pas d'auto-régulation et dont nous sommes incapables de prévoir les développements effectifs.» (J. Ellul, Ellul par lui-même, la Table ronde, 2008, p. 103-104)

Seule sa vision théologique permet au penseur d'envisager autre chose : Ellul le théologien voit dans la position du chrétien une situation révolutionnaire, « car depuis que la société existe, l'esprit révolutionnaire, qui est une partie nécessaire de la vie sociale, a toujours été l'affirmation d'une vérité d'ordre spirituel contre l'erreur du moment, vérité qui est appelée à s’incarner dans la société non par un mécanisme automatique mais par l'effort désespéré de l'homme, par son sacrifice, à cause d'une espérance qui le dépasse, par la puissance de sa liberté dressée contre toutes les nécessités et les conformismes »  (Présence au monde moderne, p. 41). Rapprochant chrétiens et anarchistes, il défend la possibilité d'ériger la résistance en « style de vie » : « il s'agit d'être et non d'agir ». Fin et moyen sont réconciliés dans une présence au monde vivant qui retrouve une fin transcendante, « quelque chose qui n'est pas inclus dans le monde » (Ellul par lui-même, p. 149.)

Charbonneau : « peut-être que Dieu, la liberté, le hasard... »

Si Ellul est protestant, si Huxley est un catholique qu'on pourrait qualifié d’œcuménique, Bernard Charbonneau se déclare agnostique post-chrétien. Aussi n'en appelle t-il pas à « l'intervention du Saint-Esprit » comme Jacques Ellul ni « au retour à la friche des religions » : « [Huxley] retombe dans les plus grossiers travers de la bourgeoisie qu'il dénonçait. Il nous propose de revenir à la sagesses des mages de l'Orient et de nous retirer dans quelque thébaïde sise près d'Hollywood, ou de reprendre contact avec les forces obscures du sang en pratiquant le culte de Quetzalcóatl. (B. Charbonneau, Le paradoxe de la culture, p.97 ) « Comme personne ne préside à l'accouchement, notre meilleur des mondes émerge des glaires et de la merde. » (Chronique...)

Dos au mur, l'homme se trouve au carrefour de trois voies conclut Charbonneau dans son ouvrage Le système et le chaos, en 1973(éd. Le sang de la terre, p. 290). « Le chaos, ou le système. Tel est le dilemme où nous enferme le développement exponentiel. Le système, avec ses deux variantes du pire des États totalitaires ou du Meilleur des Mondes scientifiques – mais d'abord c'est plutôt le bâtard des deux qui nous attend. »

Car l'organisation génère du chaos et le chaos suscite encore davantage de système. Comme l'écrit Ellul, « ce que l'on constate, en fait, c'est qu'il y a un ordre technique à l'intérieur du chaos croissant. » (Ellul par lui-même, p. 107)

Deux voies qui n'en soit qu'une. « A moins d'en prendre une troisième : mais c'est un sentier si humble qu'il échappe à la vue bien qu'il commence à nos pieds. La voie de la liberté est à inventer et nous ne la découvrirons qu'en faisant le premier pas. Et l'on n'y passe qu'un à un ; cette porte étroite ne laisse place qu'à une personne. Et ce chemin est aussi vieux qu'il est neuf, car ce n'est pas d’aujourd’hui que l'homme est tenté de céder au vertige du chaos ou du système. Entre l'un et l'autre, entre l'ordre et le désordre, l'immobilité et la fuite en avant, passe le chemin de crête de l'équilibre qui fut toujours celui de la liberté. Jamais il ne fut aussi dur de se maintenir ainsi sur terre à mi-chemin du ciel et de l'enfer. Que l'un est vide ! Que l'autre est impénétrable ! Mais jamais air plus vif n'a balayé la cime. »  (Le système et le chaos, dernier paragraphe, p. 292).

Face au système qui contribue au chaos, il reste une place pour des personnes libres, qui tissent un ordre, arrangent des mondes. Des mondes à défendre à tout prix contre la destruction et les illusions d'un nouveau monde techniciste.

Affiche de Mariem Ghediri, des Beaux-Arts de Tunisie, une des lauréates du concours de graphistes des quatre continents organisé cette année autour du thème Connecter/déconnecter.

Merci infiniment à Jean-Philippe Qadri pour son aide dans le repérage d’occurrences d'Aldous Huxley dans l’œuvre de Jacques Ellul !

La leçon de Virginia Woolf

Virginia Woolf, dans un de ses derniers ouvrages, Trois guinées, s'interroge sur la conduite que peuvent tenir les femmes du XXème siècle, pour éviter une nouvelle guerre. Nous sommes en 1938 et pour la première fois dans l'histoire des femmes, une petite fenêtre s'est ouverte sur la vie professionnelle, seule voie leur permettant de sortir du rôle traditionnel de soutien d'un système qui mène précisément à la guerre. Mais cette entrée dans la carrière ne risque t-elle pas aussi de les transformer en pilier actif de cette civilisation odieuse qui mène l'humanité à la ruine et au désastre ?

"Nous filles d'hommes cultivés, nous sommes prises entre deux feux. Derrière nous, s'étend le système patriarcal avec sa nullité, son immoralité, son hypocrisie, sa servilité. Devant nous, s'étendent la vie publique, le système professionnel, avec leur passivité, leur jalousie, leur agressivité, leur cupidité. L'un se referme sur comme sur les esclaves d'un harem, l'autre nous oblige à tourner en rond, telles des chenilles dont la tête rejoint la queue, nous oblige à tourner tout autour de l'arbre sacré de la propriété. Nous n'avons de choix qu'entre deux maux. Ne ferions-nous pas mieux de plonger du haut du pont dans la rivière ? De renoncer de déclarer que la vie humaine est une erreur et d'en finir avec elle ?"

Elle qui choisira justement trois ans après la publication de ce texte, de se plonger dans une rivière, les poches emplies de cailloux, écrivait  : "Je sens dans mes doigts le poids des mots comme des pierres."  Virginia Woolf offre une voie courageuse à toutes celles et ceux qui ne renoncent pas.

Ainsi lorsque nous leur demandons : comment entrer dans la vie professionnelle et demeurer en même temps des êtres humains civilisés, des êtres humains qui refusent la guerre, les biographies semblent répondre : si vous refusez d'être séparées des quatre grands maîtres des filles cultivées: la pauvreté, la chasteté, la dérision et la liberté à l'égard des loyautés idéalistes - si vous ajoutez à ces éléments un peu de fortune, un peu de savoir, quelques services correspondant à des loyautés authentiques, vous pourrez entrer dans la vie professionnelle sans courir les risques qui les rendent si indésirables.

Puisque telle est la réponse de l'oracle, telles seront les conditions attachées au don de cette guinée. En résumé, vous l'obtiendrez si vous aidez toutes les personnes qualifiées, de quelque sexe, de quelque couleur que ce soit, à entrer dans votre profession. Il vous faudra de plus, refuser de séparer la pratique de votre profession des notions de pauvreté, de chasteté, de dérision, de liberté à l'égard de loyautés artificielles. Trouvez-vous notre déclaration plus concrète à présent ? Les conditions que nous vous posons vous paraissent-elles claires et les acceptez-vous ? Vous hésitez. Certaines de ces conditions, suggérez-vous, devraient faire l'objet d'une discussion. Prenons-les donc une par une, dans l'ordre.

Par "pauvreté", nous entendons assez d'argent pour vivre, c'est-à-dire que vous devrez gagner assez d'argent pour être indépendante de tout autre être humain et pour acheter ce minimum de santé, de loisir, de connaissance, etc., nécessaires à l'épanouissement total de votre corps et de votre esprit. Mais pas plus. Pas un sou de plus.

Par "chasteté", nous entendons qu'après avoir gagné suffisamment d'argent pour vivre de votre profession, vous devrez refuser de vendre votre cerveau pour des raisons financières. Cela signifie qu'il vous faudra dès Jors cesser de pratiquer votre profession ou qu'il vous faudra la pratiquer dans le  sens de la recherche et de l'expérimentation. Si vous êtes artiste, vous chercherez le sens de l'art, pour l'amour de l'art, ou bien vous enseignerez bénévolement les connaissances que vous aurez acquises. Mais dès que vous vous sentirez attirée par la ronde autour de l'arbre de la propriété, coupez les ponts, criblez l'arbre de vos rires.

Par "dérision" — un terme insatisfaisant, mais une fois encore, les mots neufs font terriblement défaut  à la langue anglaise — nous entendons qu'il vous faudra refuser tout système tendant à afficher vos mérites : que vous devrez avoir la conviction que, pour des raisons psychologiques, le ridicule, l'obscurité et la censure sont préférables à la célébrité et aux louanges. Si l'on vous offre des insignes, des titres ou des diplômes, jetez-les immédiatement à la tête de celui qui vous les offre.

Par "liberté à l'égard de loyautés artificielles" je veux dire qu'il vous faudra vous débarrasser en premier lieu de tout orgueil nationaliste, et aussi d'orgueil religieux, de l'orgueil lié à votre collège, à votre école, à votre famille, à votre sexe, aux fausses loyautés, qui les accompagnent, qui en surgissent. Dès que les séducteurs vous approcheront, qu'ils déploieront leur séduction pour vous suborner et faire de vous leurs captives, déchirez les parchemins, refusez de remplir les fiches.

Trois guinées, paru en 1938 en Angleterre, en 1977 en France aux éditions Des femmes, nouvelle édition 2014 traduction Viviane Forrester
 

L'esclave marron et l'oiseau rouge


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