Les analyses que développe le philosophe Günther Anders dans L'obsolescence de l'homme datent des décennies 1950, 1960 et 1970 : pourtant, elles rendent compréhensibles des phénomènes récents, tels que la connexion de près d'un milliard d'individus chaque jour à leur compte facebook.

Le système technicien s'est organisé en une gigantesque machine composées de machines qui n'en sont que des pièces, connectées les unes aux autres. Le destin des machines est ainsi unique : il nous lie, en tant qu'humains, car nous sommes "employés à consommer ce que les machines produisent". Pour ce faire, il est indispensable de nous faire désirer ces productions : c'est le rôle du divertissement, cette béquille que l'homme utilise pour remplir le vide de sa condition humaine. A l'échelle de la société conformiste décrite par Anders, il est devenu "terreur", dans le sens où il nous désarme : "nous perdons l'envie de résister avant même d'être terrorisés". L'industrie est décrite comme "une bête omnivore qui avale tout cru tout contenu et le restitue sous la forme d'un doux excrément". C'est pourquoi tout produit, même le plus subversif, arrive "désamorcé" dans le panier de la ménagère. Il est récupéré par un système totalisant, qui n'admet pas d'extérieur.

Nous travaillons ainsi, sous le couvert d'être divertis, dans cette forme nouvelle d'activité qui est en même temps passivité, ce qu'Anders qualifie de médialité. Nous sommes mis au pas sans même qu'il y ait besoin de notre consentement. C'est que le divertissement nous procure du plaisir : il est "trop bon pour être connaissable". Le plaisir nous suffit, plus besoin de savoir pourquoi nous faisons quelque chose, le telos de l'action ne nous appartient plus. 'La privation de liberté a lieu sous la forme d'une livraison de satisfaction."

L'offre et la demande congruent, ce qui amène le philosophe à parler de société congruente : tous les murs sont tombés entre les individus qui désirent les mêmes produits mais aussi entre l'individu et l'extérieur, puisque ses désirs eux-mêmes sont produits par le système. Saturés d'information, de propositions, nous ne pouvons plus imaginer autre chose, "la surabondance est la mère de l'absence d'imagination". Sollicitée en permanence, l'âme est devenue comme une éponge, coextensive au monde.

L'humain est ainsi perméable aux autres : il n'y a de congruistes qu'en masse explique Anders. Dès lors, dans une telle transparence, "il n'y a plus de raison de ne pas révéler ses secrets aux autres !" La disposition à s'exhiber qui fait toute la force de facebook est comparable à la tendance à l'autoaccusation qui régnait dans les dictatures. Ici personne n'a rien à cacher : bien au contraire, cette exhibition cadre parfaitement avec l'univers de racolage dans lequel nous évoluons : "le racolage est un mode de notre monde." Seul ce qui interpelle, ce qui se montre, ce qui prend sa place sous les lumières est pris au sérieux, est réel, existe. C'est pourquoi il peut sembler difficile de ne pas faire partie de facebook (ou des medias sociaux en vogue dans le(s) groupe(s) social(aux) fréquenté(s)) : s'en exclure revient à s'exclure de son propre monde !

Pourtant sur ces plate-formes où règne la proximité maximale, "le fossé est trop étroit pour qu'on ait encore besoin de jeter sur lui des ponts langagiers", les échanges deviennent tautologiques : facebook n'est rien d'autre qu'un immense "monologue collectif".

Au-delà du son et du texte, c'est l'image qui est devenue "la catégorie principale de notre vie" : alors que traditionnellement notre monde s'agrémentait de rares tableaux ou photos, le fond et la figure se sont inversés. La figure humaine est devenue le fond sur lequel se projettent indéfiniment films, pubs, textes qui défilent, continuum du monde des images. "Le processus désormais est si avancé que le monde sans ses reproductions nous semblerait un monde vide", écrit Anders en 1960 ! C'est bien le sentiment qui nous habite quand, miracle, nous voici coupés du flux de la matrice médiatique : seule son absence rend visible sa présence que nous expérimentons constamment. Elle devient invisible : nous y sommes accoutumés.

Le monde est livré, à domicile, et la livraison inclut les commandements qui vont avec les produits : "ce qui est offert est eo ipso (en soi) contraignant".  Le plaisir procuré induit une collaboration avec la production elle-même, sans même qu'il y ait besoin d'en prendre conscience. "Toutes ces industries de l’internet donnent un accès gratuit à leurs services parce que la marchandise, c’est nous" souligne l'eurodéputée Françoise Castex. Anders analysait déjà le mécanisme en écrivant : "plus la qualité de non-liberté qu'on exige de nous est grande, plus la quantité de plaisir qu'on nous sert est grande." "La privation de la liberté de la personne va main dans la main avec l'idéologie de la liberté de la personne ; et la suppression de la liberté s'accomplit la plupart du temps au nom de la liberté." La justification de l'état d'urgence ne déroge pas à la règle. 

Traités comme des solistes qui joueraient librement leurs propres mélodies devant un public choisi, nous sommes isolés de nos semblables, des personnes qui, en chair et en os, pourraient partager notre vie. Plutôt que d'aller manifester chacun signe une pétition en ligne... et la partage ! Le mystifié du XXème siècle nous dit Anders regarde avec mépris du haut de sa tour d'ivoire le mystifié de l'époque précédente : l'ultra-moderne se croit libéré parce qu'il ne participe plus aux actions collectives ! Loin d'être une conquête, c'est une paralysie : nous assistons à une massification disséminée, nous sommes massifiés jusque dans nos grottes d'ermite !  "Les mesures qui nous rendent solitaires ne visent à rien d’autre qu'à faire de nous une foule et à faire que nous le restions". Et l'isolement, le maintien à domicile portent à la fois sur la consommation (Amazon ennemi mortel de ma librairie) et sur le travail : le confort de la condition du travailleur free lance est la contrepartie payée pour son isolement et l'incertitude quant à la place que chacun joue dans l'organisation collective. C'est un pas de plus vers l'inexistence de la personne, que l'individu tente d'effacer en s'imposant, en  "étant" sur le monde que représente la Toile. C'est finalement le domicile qui est livré au monde.

Rappelons que Günther Anders, philosophe pessimiste parce qu'il est radical, nous place dans cette troisième révolution industrielle qui fait de l'homme une matière première à exploiter. Nous ne reviendrons pas sur cette révolution : la seule latitude qui nous reste serait de "l'orienter de telle façon que nous échappions à la fin qui a commencé en elle", à savoir la destruction de l'humanité.