Photo Michèle Bancilhon
Si Michel Foucault meurt en 1984, sa pensée irrigue toujours notre époque : elle contient nombre d’éclairages inestimables pour comprendre nos sociétés contemporaines. Nous proposons ici un itinéraire en trois textes, espérant ainsi ouvrir aux non-initiés le chemin de sa philosophie.

Né en 1926 à Poitiers, Michel Foucault vient d’une famille de médecins, chirurgiens, où de ses propres mots, il « barbote dans le savoir » (archives INA). Il entre à l’École normale supérieure en 1946, obtient l’agrégation de philosophie en 1951 et poursuit une carrière universitaire en philosophie et en psychologie. En 1960 il publie sa thèse sous la direction de G. Canguilhem Folie et déraison, histoire de la folie à l’âge classique. Il rencontre Daniel Defert qui restera son compagnon jusqu’à sa mort. En 1970 il est élu professeur au Collège de France. Son œuvre est ainsi composée de plusieurs ouvrages qui jalonnent une pensée en mouvement (les plus marquants sont Les mots et les choses, 1966, Surveiller et punir, 1975 et l’Histoire de la sexualité, en trois tomes, de 1976 à 1984), et des cours dispensés au Collège de France (publiés au Seuil). Il fait partie de la première vague de personnes homosexuelles qui meurent brutalement du sida en 1984.

« Un nouveau cartographe, un nouvel archiviste » 

Foucault appartient à une génération de penseurs (Deleuze, Lacan, Lévi-Strauss, Bourdieu…) qui succède à Sartre et à l’existentialisme. Ce courant philosophique pour Foucault a le défaut de voir du sens partout : l'existentialisme a « la passion de la vie, de la politique, de l’existence » (Entretiens avec M. Foucault à propos des Mots et des choses, Quinzaine littéraire du 15 mai 1966). Au contraire, Foucault est animé d’une « autre passion : la passion du concept », « le système ».
Qu’est ce qu’un système ? « Un ensemble de relations qui se maintiennent, se transforment, indépendamment des choses qu’elles relient ». Le sens que les existentialistes cherchent partout, n’est « qu’un effet de surface, un miroitement, une écume ». Ce qui nous soutient, nous et notre monde, c’est le système, un « arrière-fond de pensée à travers lequel les hommes sont pris », tel un réseau de connaissances, idées philosophiques, d’opinions, d’institutions, de pratiques commerciales, policières, de mœurs… Il convient d'emblée de distinguer savoir et connaissance : le savoir est un « processus par lequel le sujet subit une modification lors du travail qu’il fait pour connaître », tandis que la connaissance théorique est la constitution de discours sur des objets. Dans Les mots et les choses, en 1966, Foucault propose « une archéologie des sciences humaines ». A partir des traces que sont les énoncés, les discours, les images, il sonde le sous-sol, les strates ou formations historiques, les couches sédimentaires faites de choses et de mots. Les énoncés ne cachent rien mais il faut savoir les lire pour comprendre le savoir d’une époque, ce qui fait qu’un homme du XVIème siècle ne pense pas, ne mange pas, ne voyage pas comme un homme du XXème.
Repartons d'un premier extrait, dernière page des Mots et des choses.

Une chose en tout cas est certaine : c'est que l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte, et un découpage géographique restreint - la culture européenne depuis le XVIe siècle, on peut être sûr que l'homme y est une invention récente. Ce n'est pas autour de lui et de ses secrets que, longtemps, obscurément, le savoir a rodé. En fait, parmi toutes les mutations qui ont affecté le savoir des choses et de leur ordre, le savoir des identités, des différences, des caractères, des équivalences, des mots, - bref au milieu de tous les épisodes de cette profonde histoire du Même - un seul, celui qui a commencé il y a un siècle et demi et qui peut-être est en train de se clore, a laissé apparaître la figure de l'homme. Et ce n'était point là libération d'une vieille inquiétude, passage à la conscience lumineuse d'un souci millénaire, accès à l'objectivité de ce qui longtemps était resté pris dans des croyances ou dans des philosophies : c'était l'effet d'un changement dans les dispositions fondamentales du savoir. L'homme est une invention dont 1'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l'instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIème siècle le sol de la pensée classique, - alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable.



Si Foucault annonce la mort de l’homme, c’est d’abord parce qu’il démontre sa naissance. « L’homme a existé là où le discours s’est tu. (…) L’homme a composé sa propre figure dans les interstices d’un langage en fragment »» (Les mots et les choses) : de quand pouvons-nous dater cette naissance ? A la fin du XVIIIème siècle, le sol du savoir classique tremble : dans tous les domaines (politique, scientifique, philosophique…) le champ du savoir se transforme et se réinvente. Les choses en vont plus de soi, « elles se replient sur leur propre épaisseur », il n’y a plus de transparence entre l’ordre des choses et l’ordre de la représentation. A l’Ancien régime succède la République puis l’Empire, Newton bouleverse la physique, Kant opère sa révolution copernicienne et pose pour la première fois la question qu’il juge fondamentale : qu’est-ce que l’homme ? (Logique, Introduction, III). Jusque là ce n’est pas l’homme qui intéressait, mais la vérité, l’ordre ou l’infini… C’est au moment où la question de l’infini migre vers les mathématiques qu’apparaît l’anthropologie. Les sciences humaines se développent : économistes, philologues et biologistes se mettent à étudier le travail, le langage, la vie et l’homme se constitue comme sujet et objet de savoir. Pourtant, à force d’être étudié, l’homme régresse comme un impensé : « L’homme est dominé par le travail, la vie et le langage ». L’homme apparaît dans toute sa finitude, comme un être limité par son corps, son langage et son désir. Une fois posée la naissance de l’homme, Foucault poursuit son raisonnement et prévoit sa fin. Attention, il n’est guère possible de projeter précisément ce qui adviendra. Ce que relève le philosophe ce sont des signes annonciateurs d’un nouveau tremblement de terre, initiateur d’une reconfiguration du savoir.
Quels sont ces signes ? A partir du XXème siècle explique Foucault, Saussure, Freud et Husserl ont réintroduit le problème du sens et du signe. C’est Nietzsche qui, bien avant, en bon philologue qu’il était au premier chef, a redécouvert la dimension propre du langage, la jugeant incompatible avec l’homme. « Là où on fait parler les signes, il faut bien que l’homme se taise. » (Les mots et les choses) « Le langage ne renvoie plus à un sujet parlant, pas plus qu’il ne se loge dans les limites de la philologie, mais il est restitué avec Nietzsche et Mallarmé, à son infinité mystérieuse » (Guillaume Leblanc, Le sujet de la folie ou la naissance de l’homme moderne)
Ce mystère du langage qui subsiste est visible dans cette littérature « du dehors » dont Foucault trace une lignée allant de Hölderlin à Blanchot en passant par Artaud et Bataille. Et bien évidemment ces écrivains ont un lien étroit avec la folie, sujet de thèse de Foucault. On peut comprendre les sciences humaines « relativement à cette limite radicale qu’est la folie ». Exclue par la raison lors de la naissance de l’homme moderne, la folie revient toujours et s’impose comme « vérité nue de l’homme » La psychanalyse représente ainsi ce moment où un dialogue renaît entre raison et déraison : « Freud reprenait la folie au niveau de son langage, reconstituait un des éléments essentiels d’une expérience réduite au silence par le positivisme (…) Il restituait dans la pensée médicale, la possibilité d’un dialogue avec la déraison. » (Foucault , Histoire de la folie à l’âge classique, p.360)

A suivre...