Virginia Woolf, dans un de ses derniers ouvrages, Trois guinées, s'interroge sur la conduite que peuvent tenir les femmes du XXème siècle, pour éviter une nouvelle guerre. Nous sommes en 1938 et pour la première fois dans l'histoire des femmes, une petite fenêtre s'est ouverte sur la vie professionnelle, seule voie leur permettant de sortir du rôle traditionnel de soutien d'un système qui mène précisément à la guerre. Mais cette entrée dans la carrière ne risque t-elle pas aussi de les transformer en pilier actif de cette civilisation odieuse qui mène l'humanité à la ruine et au désastre ?

"Nous filles d'hommes cultivés, nous sommes prises entre deux feux. Derrière nous, s'étend le système patriarcal avec sa nullité, son immoralité, son hypocrisie, sa servilité. Devant nous, s'étendent la vie publique, le système professionnel, avec leur passivité, leur jalousie, leur agressivité, leur cupidité. L'un se referme sur comme sur les esclaves d'un harem, l'autre nous oblige à tourner en rond, telles des chenilles dont la tête rejoint la queue, nous oblige à tourner tout autour de l'arbre sacré de la propriété. Nous n'avons de choix qu'entre deux maux. Ne ferions-nous pas mieux de plonger du haut du pont dans la rivière ? De renoncer de déclarer que la vie humaine est une erreur et d'en finir avec elle ?"

Elle qui choisira justement trois ans après la publication de ce texte, de se plonger dans une rivière, les poches emplies de cailloux, écrivait  : "Je sens dans mes doigts le poids des mots comme des pierres."  Virginia Woolf offre une voie courageuse à toutes celles et ceux qui ne renoncent pas.

Ainsi lorsque nous leur demandons : comment entrer dans la vie professionnelle et demeurer en même temps des êtres humains civilisés, des êtres humains qui refusent la guerre, les biographies semblent répondre : si vous refusez d'être séparées des quatre grands maîtres des filles cultivées: la pauvreté, la chasteté, la dérision et la liberté à l'égard des loyautés idéalistes - si vous ajoutez à ces éléments un peu de fortune, un peu de savoir, quelques services correspondant à des loyautés authentiques, vous pourrez entrer dans la vie professionnelle sans courir les risques qui les rendent si indésirables.

Puisque telle est la réponse de l'oracle, telles seront les conditions attachées au don de cette guinée. En résumé, vous l'obtiendrez si vous aidez toutes les personnes qualifiées, de quelque sexe, de quelque couleur que ce soit, à entrer dans votre profession. Il vous faudra de plus, refuser de séparer la pratique de votre profession des notions de pauvreté, de chasteté, de dérision, de liberté à l'égard de loyautés artificielles. Trouvez-vous notre déclaration plus concrète à présent ? Les conditions que nous vous posons vous paraissent-elles claires et les acceptez-vous ? Vous hésitez. Certaines de ces conditions, suggérez-vous, devraient faire l'objet d'une discussion. Prenons-les donc une par une, dans l'ordre.

Par "pauvreté", nous entendons assez d'argent pour vivre, c'est-à-dire que vous devrez gagner assez d'argent pour être indépendante de tout autre être humain et pour acheter ce minimum de santé, de loisir, de connaissance, etc., nécessaires à l'épanouissement total de votre corps et de votre esprit. Mais pas plus. Pas un sou de plus.

Par "chasteté", nous entendons qu'après avoir gagné suffisamment d'argent pour vivre de votre profession, vous devrez refuser de vendre votre cerveau pour des raisons financières. Cela signifie qu'il vous faudra dès Jors cesser de pratiquer votre profession ou qu'il vous faudra la pratiquer dans le  sens de la recherche et de l'expérimentation. Si vous êtes artiste, vous chercherez le sens de l'art, pour l'amour de l'art, ou bien vous enseignerez bénévolement les connaissances que vous aurez acquises. Mais dès que vous vous sentirez attirée par la ronde autour de l'arbre de la propriété, coupez les ponts, criblez l'arbre de vos rires.

Par "dérision" — un terme insatisfaisant, mais une fois encore, les mots neufs font terriblement défaut  à la langue anglaise — nous entendons qu'il vous faudra refuser tout système tendant à afficher vos mérites : que vous devrez avoir la conviction que, pour des raisons psychologiques, le ridicule, l'obscurité et la censure sont préférables à la célébrité et aux louanges. Si l'on vous offre des insignes, des titres ou des diplômes, jetez-les immédiatement à la tête de celui qui vous les offre.

Par "liberté à l'égard de loyautés artificielles" je veux dire qu'il vous faudra vous débarrasser en premier lieu de tout orgueil nationaliste, et aussi d'orgueil religieux, de l'orgueil lié à votre collège, à votre école, à votre famille, à votre sexe, aux fausses loyautés, qui les accompagnent, qui en surgissent. Dès que les séducteurs vous approcheront, qu'ils déploieront leur séduction pour vous suborner et faire de vous leurs captives, déchirez les parchemins, refusez de remplir les fiches.

Trois guinées, paru en 1938 en Angleterre, en 1977 en France aux éditions Des femmes, nouvelle édition 2014 traduction Viviane Forrester