Photo Florence Louis, Freedom Farm, Afrique du Sud
Encore une année
Grillant au soleil des œufs vides
Une année creuse
Une année qui ne porte
Aucune trace de temps
Une année qui n'a pas existé
Année méconnue
Hier elle boitillait
Aujourd’hui elle se raccourcit
Encore une année
Aussi petite qu'un atome
Prise et rongée par des ombres
Les jours ont raccourci
La lune perce à peine la nuit
Osera t-on demander au soleil
Pourquoi sa route est moins longue
Osera t-on demander à la lune
Si les couloirs de la nuit sont déserts
Osera t-on se demander
Pourquoi les seins des femmes sont secs
Pourquoi les fleuves ont tari
Pourquoi les greniers de la terre suintent
Pourquoi les réservoirs du ciel sont vides
Pourquoi la vie diminue
Pourquoi la vie diminue ici et
Pourquoi elle s'allonge là
Un côté ne nourrit-il pas un autre
Qui osera - Qui osera - Qui osera
Nous oserons
980 000 nous sommes
980 000 affamés
brisés
abrutis
Nous venons des usines
Nous venons des forêts
des campagnes
des rues
Avec des feux dans la gorge
des crampes dans l'estomac
des trous béants dans les yeux
des varices le long du corps
Et des bras durs
Et des mains calleuses
Et des pieds comme du roc
980 000 Nous sommes
980 000 Ouvriers
chômeurs
et quelques étudiants
Qui n'ont plus droit qu'à une
fraction de vie
L'usine produit
La terre est fertile
Deux plus deux, c'est bien
quatre pourtant
De nuit comme de jour
La cheminée de Kinsoundi fume
De nuit comme de jour
le paysan songe à son champ
De nuit comme de jour
L'étudiant est tendu
Vers son diplôme
Année après année
Un milliard de plus
Mais pour nous la vie diminue
Les gorges sont des déserts
Les ventres des océans en colère
Les yeux des oubliettes
Les corps des oranges sucées
Nous venons des usines
Nous venons des forêts
des campagnes
des rues
Nous ne levons plus nos yeux
vers les étoiles du ciel
Nous avons brûlé nos prie-dieu
Pour éclairer les couloirs
sombres de la terre
Nous venons à 980 000
Nous entrons sans frapper
Et apparaissent 20 000
20 000 prophètes
20 000 qui font des miracles
Mercedes dans leurs pieds
La soif désaltère
La faim nourrit bien
Des greniers bourrés
Pendent au bas du ventre
Jolis, jolis bien jolis miracles
Mais nous ferons nous-mêmes
nos miracles
Nous ferons nous-mêmes
Pour nous-mêmes
nos miracles
Finis les jours raccourcis
nous ne voulons plus de mise à sac
plus de castes
plus de prophètes
plus d'ombres noires
plus de couloirs obscurs
plus de fonction publique gloutonne
Nous allons briser
tous les murs
nous allons briser
tous les couloirs
Où 20 000 se terrent
Où les greniers de la terre
Regorgent de tout notre riz
de toutes nos pommes de terre
de tout notre sucre
de tout notre tabac
de tous nos tissus
de toute notre vie
Venez, venez vous tous
Paysans ouvriers
Chômeurs étudiants
La terre est pour tous
20 000 s'en sont emparés
Mais nos têtes rasées
enfumées
calcinées
Saisissent tout de même
Aujourd'hui les mathématiques
Un million moins 20 000
Nous sommes 980 000
Nous sommes les plus forts
Arrachons notre part
Maxime N'Debeka, L'Oseille/Les citrons, Paris, L'Harmattan, 1975, in Anthologie africaine : poésie, Jacques Chevrier, Hatier, Paris, 1988.
Maxime N'Debeka est né à Brazzaville, Congo, en 1944.
Photo Florence Louis, Freedom Farm, Afrique du Sud