Entrer dans l’œuvre de Günther Anders (1902/1992) vous précipite dans une pensée vertigineuse, celle d'un homme qui a compris, dès la montée du nazisme, comment l'humanité s'est placée elle-même dans le stade ultime de son évolution : le "temps de la fin", une ère où la technique est devenue si puissante qu'elle nous enrôle, sans avoir même besoin de nous commander. Place au "terrorisme du plaisir".

Voici deux extraits de la somme philosophique que constitue l'Obsolescence de l'homme, tirés de deux chapitres distincts.

L’obsolescence des apparences

"Je voudrais ouvrir ce deuxième tome de l’Obsolescence de l’homme par une brève méditation, se rattachant directement à l’idée principale de l’essai qui ouvrait le premier tome, mais la dépassant nettement : elle nous familiarisera ainsi avec la radicalisation qu’ont subie, depuis, mes réflexions philosophiques. Dans l’essai intitulé « La honte prométhéenne », j’avais présenté ce qui constitue notre défaut fondamental, à savoir notre incapacité à nous imaginer autant de choses que nous sommes capables d’en produire et à d’en faire fonctionner ; j’avais aussi insisté sur le fait que c’était en raison de ce fatal décalage que nous nous laissions entraîner à produire et utiliser nos funestes instruments, quitte à provoquer avec eux des effets apocalyptiques. Affirmer que ces effets spectaculaires sont « imprévisibles » - un adjectif utilisé d’une façon aussi fréquente qu’irréfléchie - serait inexact, puisque nous les recherchons, même nous sommes incapables de les imaginer. (…)
A ce défaut de notre côté correspond maintenant - et j’en viens ainsi à mon sujet - un défaut du côté des choses que nous produisons : non seulement des choses individuelles, mais aussi, non : surtout, de l’ensemble du système de nos instruments, dépendants les uns des autres s’ils formaient un réseau. Si en tant qu’hommes incapables d’imaginer les effets de nos instruments, nous sommes aveugles, nos instruments eux, sont muets : je veux dire par-là que leur apparence ne révèle plus leur finalité. L’adjectif « muet » ne convient certes pas complètement. On ne peut pas contester toute perceptibilité à nos instruments, mais s’ils restent perceptibles, ils sont néanmoins difficiles à identifier. Ils se retranchent derrière une apparence qui n’a rien à voir avec leur essence : ils ont l’air d’être moins qu’ils sont et, en raison de cette apparence trop modeste, on ne voit plus ce qu’ils sont. Beaucoup n’ont l’air de « rien », comme par exemple les boîtes de Ziklon B utilisées à Auschwitz qui se distinguent à peine de boîtes de conserves contenant des fruits. Il n’y a jamais eu auparavant dans l’histoire un pareil « orgueil négatif », un pareil « être plus qu’on paraît ». Puisque leur part encore perceptible n’a rien à voir avec leur finalité, on pourrait qualifier ces instruments de « menteurs » ou d’« idéologiques » - un adjectif qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a été utilisé que pour caractériser des concepts et des théories et non des objets. Quoi qu’il en soit, on peut dire de ces instruments qu’ils sont moins expressifs que jamais - je veux dire par là qu’il leur manque la capacité ou la volonté d’exprimer ce qu’ils sont, qu’ils ne sont pas presque pas « parlants », que leur apparence ne coïncide pas avec leur essence. (…)
On n’a pas besoin de chercher à quoi peuvent servir les marteaux, les chaises, les lits, les pantalons ou les gants : ils le laissent « paraître ». En revanche les réacteurs nucléaires, par exemple, ne montrent rien : ils ont l’air aussi inoffensifs et aussi insignifiants que n’importe quel site industriel et ne révèlent rien de leur production virtuelle ou de la menace qui leur est inhérente. « Que peut-il bien y avoir de si grave là-dedans ? » demandait, plein de mépris et de suffisance, un célèbre homme politique européen, alors qu’on le couvrait de compliments au moment où il sortait d’une centrale nucléaire (pas encore mise en service) à travers laquelle on l’avait guidé comme s’il s’agissait d’une usine de chaussures. (…)
Il n’est plus nécessaire de minimiser le caractère funeste d’un tel site car il s’est déjà lui-même minimisé par son peu d’apparence. En termes philosophiques, ce genre d’instrument n’est plus de l’ordre du « phénomène », si l’on définit le phénomène avec Heidegger comme quelque chose qui « se montre » Ils ont au contraire tout intérêt à ne pas montrer ce qu’ils sont et à se cacher. Si j’ai bien conscience d’altérer ce mot, je ne tiens pas pourtant pour impropre ou blasphématoire d’affirmer que le « mystère » aujourd’hui, ce sont les instruments colossaux et les complexes d’instruments, puisque ceux-ci ne sont visibles qu’en apparence mais restent en vérité invisibles. Chercher à percevoir leur sens au moyen de nos sens serait une entreprise absurde."

L’obsolescence de l’individu

"Il n'y a bien sûr jamais eu d'« êtres sans fenêtre » au sens leibnizien. « Etres sans murs », nous ne sommes pas des « monades », mais leurs antipodes exacts. Incomparablement plus actuel que le problème leibnizien: « Par quel miracle les êtres individuels séparés les uns des autres peuvent-ils encore être en harmonie les uns avec les autres ? C’est aujourd'hui son inversion, à savoir la question: « Comment peut-on encore nous faire croire à nous les congruistes que nous sommes encore des individus et encore nous-mêmes ? »

Le monde mis à l'étalage

Si nous affirmons que les traits de ceux dont nous avons fait le portrait ont fini par prendre des contours nets et ressortent maintenant clairement, il est possible que cela semble incroyable. Car ce qui EST apparu, c'est précisément que la differentia spécifica du conformiste était le flou et qu'il manquait de contours nettement définis; que toutes les frontières qui nous semblent évidentes (celles entre la spontanéité et la contrainte, l'activité et la passivité, « ce dont on a besoin » et « ce dont on nous force à avoir besoin », l'intérieur et l'extérieur et celles entre 1es individus) avaient totalement disparu de l'existence du conformiste,
Savoir que l'indéterminabilité du brouillard fait aussi partie de sa détermination positive est un résultat. Maintenant que nous savons ce qu'il en est du conformiste, nous sommes peut-être en mesure d’expliquer les faits qui nous avaient tant frappés au début et avaient été le point de départ de nos réflexions. Retournons donc à notre question inaugurale. Voici ce qu'elle disait : comment se fait-il que certains produits dont on sait qu'ils ne sont pas réalisés par des employés agissent pourtant de la même façon que s’ils avaient été réalisés par les employés les plus habiles ?
Partons d’un adjectif dont nous nous sommes servis pour qualifier les choses qui peuplent notre monde actuel. Nous les avions qualifiées de « siréniques ». Pourquoi ? Parce que ce sont des choses qui racolent.
Tout le monde sait bien sûr que la publicité - surtout la publicité commerciale - a pris dans le monde actuel une ampleur qu'on ne pouvait pas imaginer il y a encore quelque temps. (…)
Nous ne vivons pas au milieu de choses silencieuses et indifférentes. Croire qu'il y aurait, d'un côté, notre « monde » et, de l'autre, la possibilité de distinguer tel ou tel de ses morceaux comme étant la proie de la publicité serait naïf. Depuis que tous les objets de toutes les classes d'objets ont été infectés par les objets de la classe aujourd'hui dominante - celle des marchandises — la règle est plutôt la suivante : Notre monde est, d'avance à vrai dire, un univers de racolage, il se compose des choses qui s'offrent à nous et nous invitent à profiter d'elles. Le racolage est un mode de notre monde. En termes ontologiques : n’arrive à ses fins en tant qu’étant, n'est reconnu en tant qu’étant que ce qui, dans la guerre de tous contre tous, s'exhibe et possède une plus grande force d’attraction que les autres étants. En termes négatifs, cela donne : ce qui ne racole pas, ce qui n'interpelle pas, ce qui ne se montre pas, ce qui ne prend pas place sous la lumière des réclames, tout cela n'a pas la force de nous réclamer quoi que ce soit, nous ne le prenons pas au sérieux, nous n'y donnons pas suite, nous n'y collaborons pas, nous ne le reconnaissons pas, nous n’y collaborons pas; nous ne le consommons pas — bref, cela reste pour nous ontologiquement infraliminaire, cela n'existe pas « là « (au sens pragmatique).

L'esclavage post-contractuel : nous sommes des agents secrets

En tant que travailleurs, avoir dans la poche notre contrat de travail et pouvoir nous présenter comme des contractants selon le droit du travail, cela nous remplit aujourd'hui à juste titre de fierté. En comparaison avec la situation de nos ancêtres réduits en esclavage, la nôtre semble en fait être identique à la liberté. Mais ce que nous ignorons c'est que notre « liberté » actuelle n'existe que parce qu'un « asservissement post-contractuel » a pris la place de l'« esclavage pré-contractuel »; un esclavage qui est total lorsque nous ne travaillons pas ; un esclavage qui est total parce que nous ne sommes pas encore assez libres pour le sentir - et cet esclavage post-contractuel devrait à vrai dire nous rendre terriblement sceptiques quant à la fierté que nous procure notre liberté. En fait, la situation dans laquelle on nous place est l'inverse complet de celle à laquelle nous avons été habitués jusqu'à aujourd’hui. Nous ne vivons pas aujourd'hui sous la « malédiction du travail », mais sous celle des loisirs. Alors que, jusqu'à présent, il a toujours été évident pour nous de regarder les heures pendant lesquelles nous exerçons notre profession comme « un îlot de non liberté » à l’intérieur de notre existence comparativement plus libre, elles sont maintenant devenus « un îlot de liberté » (…)
Le travail réglementé nous garantit une liberté incomparablement plus grande que le temps libre qui n'est en apparence soumis à aucun règlement mais peut être secrètement rempli et reste de ce fait ouvert à tout règlement secret. Quand les sirènes des usines annoncent la fin du travail, elles annoncent toujours en même temps que maintenant entre en scène l'inévitable pouvoir absolu du monde des marchandises et des médias de masse, que maintenant nous leur sommes soumis, que maintenant commencent les heures où nous allons être leurs employés sans contrat et sans limites, les heures dans la boue, où nous allons devoir nous débattre et suer pour accomplir notre tâche de loisir. Peu importe ce qu'on veut nous vendre - stylo à bille qui écrit sous l'eau, la fierté d'appartenir à la race des seigneurs, des chansons sentimentales qui nous assurent que l'amour ne fleurit que sur les rives du Mississippi, ou des conserves destinées aux bunkers dont on nous garantit qu'elles resteront fraîches jusqu'à la fin du monde - aucune clause ne fixe ce que les puissances racoleuses, dont nous sommes devenus les employés et au service desquelles nous gâchons le temps que nous ne passons pas au travail, peuvent ou non exiger de nous. Quand, attendri par la publicité qui lui est livrée à titre de divertissement, le Noir cueilleur de coton installe finalement un poste de télévision en couleur flambant neuf dans son taudis, ou quand mon voisin commence « spontanément » à chanter la bluette sur le Mississippi qui lui a tapé des centaines de fois dans les oreilles et fait l'acquisition du disque afin de pouvoir la considérer comme sa propriété absolue et de pouvoir se considérer comme sa propriété absolue, ils obéissent tous les deux sans discuter, d'une façon plus inconditionnelle et lourde de conséquences qu'ils ne le feraient pendant ces heures qu'ils regardent naïvement comme leurs heures de travail ». « Lourde de conséquences »: parce que l'asservissement dans lequel ils s'engagent par cette obéissance n'est peut-être pas qu'un événement unique et momentané. Par leur acquisition, ils deviennent en fait « congruents » avec ce qu'ils ont acquis: ils deviennent aussi banals, imbéciles et vulgaires que ce qu'ils ont acquis. La non-liberté de leur temps libre contamine l'ensemble de leur existence et cela de façon définitive.
Ce qui vaut dans leur cas, vaut plus ou moins pour nous tous. Car nous sommes  - c’est sur cela que repose l' illusion que nous .appelons notre « liberté » - doublement non libres» : nous sommes privés de la liberté de souffrir de notre non-liberté, nous remplissons les tâches auxquelles, une fois racolés, nous sommes astreints sans les reconnaître comme des tâches, sans renâcler. Ce qu'on nous présente à nous les clients, à grand renfort d'insinuations, comme un «service rendu au client» n’est rien d'autre que le système des mesures par lesquelles nous avons été racolés afin d'accomplir notre service en tant que client; en déclarant que « nos désirs » sont pour lui « des ordres », le vendeur veut bien sûr dire au contraire que nous devrions faire de ses ordres ou de ceux de son entreprise « nos désirs ».
Rien n'est aussi caractéristique des diktats de l'« esclavage post-contractuel » que « ce détour qui contourne nos désirs » (…) C'est le chemin le court, parce que c'est le plus lisse; le plus lisse, parce qu'on n'y contre aucune résistance. (…) Mais qu'il s'agisse d'un chemin ou d'un détour, à l'aide de cette méthode, l’« esclavage post-contractuel est toujours assuré d'arriver à ses fins de deux manières à la fois; grâce à notre stricte obéissance et grâce à notre illusion totale d'être libre. Non - et on ne peut vraiment pas demander plus - grâce encore à une troisième chose: car ce sont d'abord ceux qui donnent les ordres qui profitent de ce « détour » : et ils n'en profitent pas seulement commercialement (ce qui se comprend de soi) mais aussi moralement. Si ce sont eux qui ont d'abord produit nos désirs, il est réellement vrai (il est réellement devenu vrai) qu'ils ne nous offrent pas quelque chose qui ne correspondrait pas à nos désirs. En raison de cette «vérité mentie». ils peuvent croire avec la meilleure des consciences qu'ils ont vraiment la meilleure des consciences, ils peuvent se persuader qu'ils vont au-devant de nos demandes avec tout le respect qu'ils nous doivent.
On ne peut pas imaginer un monde plus beau, une entente plus cordiale entre deux partis. Ils ont tous les deux les meilleures raisons de s'en laver les mains et même de laver chacun les mains de l’autre. Et s'il y avait un contemporain aussi bon persifleur que Brecht, quelqu’un d'assez fort pour écrire une opérette dans l'esprit de la critique sociale, qui, au lieu de faire apparaître par enchantement des choses irréelles, présentait les magiciens paresseux qui créent notre réalité actuelle, cet homme devrait conclure son livret par une apothéose, un finale à deux chœurs, dans lequel les racoleurs et les enrôlés nieraient dans une indignation harmonique l'existence de toute contrainte et chanteraient dans un credo harmonique les louanges de la liberté de la domination perçue comme la domination de la liberté.
Bien sûr, on va objecter que nous avons rempli les missions qui nous ont été confiées avec plaisir : nous adorons quand le coca-cola mousse devant nous ; nous adorons nous laisser transporter, lorsque nous jouons le disque qui parle du Mississippi, dans une voluptueuse nostalgie qui serait chez nous la réalisation d'un désir profond. C'est vrai. C'est malheureusement vrai. Seulement, cela ne constitue pas une objection. Ou, pour être plus précis : c'est seulement « l’objection qu'on attend de nous », celle que nous devons faire en tant que mystifiés — c'est donc l'objection qui confirme notre théorie. Le goût non plus ne protège ras de l'esclavage. Si l'exécution de nos missions nous comble de plaisir, c'est en fait uniquement parce que nous avons suivi l'ordre de souhaiter ce qui nous est ordonné ; et parce que la règle selon laquelle « réaliser un souhait est satisfaisant » vaut sans exception: même lorsqu'il s'agit de réaliser un souhait qui nous a été ordonné. En fait, il n'y a presque rien qui confirme aussi définitivement le caractère de travail et d'esclavage de nos missions que le plaisir que nous prenons à les remplir, « notre plaisir ». Si je mets ces deux mots entre guillemets, c'est parce que l'automystification débute avec cet usage de l'adjectif possessif « notre ». Il ne faut pas confondre « notre » et « notre ». L'adjectif possessif ne montre pas seulement que nous possédons, il montre aussi que nous sommes possédés. (…)
La même chose vaut exactement de notre plaisir. Si nous adorons les marchandises qui nous sont livrées, ce n'est pas nous qui sommes les bénéficiaires de notre plaisir,  ce sont au contraire ceux qui nous souhaitent de jouir de ces marchandises. Le « détour qui contourne nos désirs » est toujours en même temps « détour qui contourne notre plaisir » et notre plaisir n’a pas d’autres raisons d’être que celle de procurer du plaisir à ceux qui nous assignent nos missions."

L'Obsolescence de l'Homme, Tome II, Günther Anders, (1980) éditions Fario (2002)