"L'orchestration des messages (in 3ème partie, Mass media, sexe et loisirs)

T. V., radio, presse, publicité : c'est un discontinuum de signes et de messages où tous les ordres s'équivalent. Séquence radiophonique prise au hasard :
—  une publicité pour le rasoir Remington,
—  un résumé de l'agitation sociale des quinze derniers jours,
—  une publicité pour les pneus Dunlop SP-Sport,
—  un débat sur la peine de mort,
—  une publicité pour les montres Lip,
—  un reportage sur la guerre au Biafra,
— et une publicité pour la lessive Crio au tournesol.
Dans cette litanie où alternent l'histoire du monde et la figuration d'objets (l'ensemble constituant une espèce de poème à la Prévert, avec pages noires et pages rosés alternées — celles-ci publicitaires évidemment) le temps fort est apparemment celui de l'information. Mais c'est aussi, paradoxalement, celui du la neutralité, de l'impersonnalité : le discours sur le monde ne veut pas concerner. Cette « blancheur » tonale contraste avec la forte valorisation du discours sur l’objet - enjouement, exaltation, vibrato - , tout le pathétique du réel, de la péripétie, de la persuasion est transféré sur l'objet et son discours. Ce dosage soigneux du discours d' « information » et du discours de « consommation » au profit émotionnel exclusif de ce dernier tend à assigner à la publicité une fonction de toile de fond, de réseau de signes litanique, donc sécurisant, où viennent s’inscrire par intermède les vicissitudes du monde. Celles-ci, neutralisées par le découpage, tombent alors elles-mêmes sous le coup de la consommation simultané. Le journal parlé n'est pas le pot-pourri qu'il semble : son alternance systématique impose un schème unique de réception, qui est un schème de consommation.
Non pas tellement parce que la valorisation tonale publicitaire suggère qu'au fond l'histoire du monde est indifférente et que seuls valent d'être investis les objets de consommation. Ceci est secondaire. L'efficace réel est plus subtil : c'est d'imposer par la succession systématique des messages l'équivalence de l'histoire et du fait divers, de l'événement et du spectacle, de l'information et de la publicité au niveau du signe. C'est là qu’est le véritable effet de consommation, et non dans le discours publicitaire direct. C'est dans le découpage, grâce aux supports techniques, aux média techniques de la T. V. et de la radio, de l'événement et du monde en messages discontinus, successifs, non contradictoires, - signes  juxtaposables   et   combinables   à   d'autres signes dans la dimension abstraite de l'émission. Ce que nous consommons alors, ce n'est pas tel spectacle ou telle image en soi : c'est la virtualité de la succession de tous les spectacles possibles - et la certitude que la loi de succession et de découpage des programmes fera que rien ne risque d'y émerger autrement que comme spectacle et signe parmi d'autres.

Medium is Message.

Ici, et dans ce sens au moins, il faut admettre comme un trait fondamental dans l'analyse de la consommation la formule de McLuhan : « Le médium, c'est le message. » Cela signifie que le véritable message que délivrent les  les media T. V. et radio, celui qui est décodé et « consommé » inconsciemment et profondément, ce n'est pas le contenu manifeste des sons et des images, c'est le schème contraignant, lié à l'essence technique même de ces média, de désarticulation du réel en signes successifs et équivalents : c'est la transition normale, programmée, miraculeuse, du Vietnam au music-hall, sur la base d'une abstraction totale de l'un comme de l'autre.
Et il y a comme une loi d'inertie technologique qui fait que plus on se rapproche du document-vérité, du « en direct avec », plus on traque le réel avec la couleur, le relief, etc., plus se creuse, de perfectionnement en perfectionnement technique, l'absence réelle au monde. Plus s'impose cette « vérité » de la T. V. ou de la radio qui est que chaque message a d'abord pour fonction de renvoyer à un autre message, le Vietnam à la publicité, celle-ci au journal parlé, etc. - leur juxtaposition systématique étant le mode discursif du médium, son message, son sens. Mais en se parlant ainsi lui-même, il faut bien voir qu'il impose tout un système de découpage et d'interprétation du monde.
Ce procès technologique des communications de masse délivre une certaine sorte de message très impératif :  message de consommation du message, de découpage et de spectacularisation, de méconnaissance du monde et de mise en valeur de l'information comme marchandise, d'exaltation du contenu en tant que signe. Bref, une fonction de conditionnement (au sens publicitaire du terme — en ce sens, la publicité est le médium « de masse » par excellence, dont les schèmes imprègnent tous les autres média) et de méconnaissance.
Ceci est vrai de tous les média, et même du medium livre, la « literacy », dont McLuhan fait une des articulations majeures de sa théorie. Il entend que l'apparition du livre imprimé a été un tournant capital de notre civilisation, non pas tant par les contenus qu'il a véhiculés de génération en génération (idéologique, informationnel, scientifique, etc.) que par la contrainte fondamentale de systématisation qu'il exerce à travers son essence technique. Il entend que le livre est d'abord un modèle technique, et que l'ordre de la communication qui y règne (le découpage visualisé, lettres, mots, pages, etc.) est un modèle plus prégnant, plus déterminant à long terme que n'importe quel symbole, idée ou phantasme qui en fait le discours manifeste : « Les effets de la technologie ne se font pas voir au niveau des opinions et des concepts, mais altèrent les rapports sensibles et les modèles de perception continûment et inconsciemment. »
Ceci est évident : le contenu nous cache la plupart du temps la fonction réelle du médium. Il se donne pour message, alors que le message réel, en regard duquel le discours manifeste n'est peut-être que connotation, c'est le changement structurel (d'échelle, de modèles, d'habitus) opéré en profondeur sur les relations humaines. Grossièrement, le « message » du chemin de fer, ce n'est pas le charbon ou les voyageurs qu'il transporte, c'est une vision du monde, un nouveau statut des agglomérations, etc. Le « message » de la T. V., ce ne sont pas les images qu'elle transmet, ce sont les modes nouveaux de relation et de perception qu'elle impose, le changement des structures traditionnelles de la famille et du groupe. Plus loin encore, dans le cas de la T. V. et des mass média modernes, ce qui est reçu, assimilé, «consommé », c'est moins tel spectacle que la virtualité de tous les spectacles.
La vérité des média de masse est donc celle-ci : ils ont pour fonction de neutraliser le caractère vécu, unique, événementiel du monde, pour substituer un univers multiple de média homogènes les uns aux autres en tant que tels, se signifiant l'un l'autre et renvoyant les uns aux autres. A la limite, ils deviennent le contenu réciproque les uns des autres - et c'est là le « message » totalitaire d'une société de consommation. (...)

La publicité et l'idéologie du don

À travers la publicité, qui est déjà en soi un service social, tous les produits se donnent comme services, tous les processus économiques réels sont mis en scène et réinterprétés socialement comme effets de don, d'allégeance personnelle et de relation affective. Que cette munificence, comme celle des potentats, ne soit jamais qu'une redistribution fonctionnelle d'une partie des bénéfices, ceci est sans conséquence. L'astuce de la publicité est justement de substituer partout la magie du « Cargo » (l'abondance totale et miraculeuse dont rêvent les indigènes) à la logique du marché.

Tous les jeux de la publicité vont dans ce sens. Voyez comme elle se fait partout discrète, bénévole, effacée, désintéressée. Une heure d'émission de radio pour une minute de flash sur la marque. Quatre pages de prose poétique et la marque de la firme, honteuse (?!), au bas d'une page. Et tous les jeux avec elle-même, surenchère d'effacement et de parodie « antipublicitaire ». La page blanche pour la 1 000 000e Volkswagen : « Nous ne pouvons pas vous la montrer, elle vient d'être vendue. » Tout cela, qui peut s'inscrire dans une histoire de la rhétorique publicitaire, se déduit d'abord logiquement de la nécessité pour la publicité de se dédouaner du plan des contraintes économiques et d'alimenter la fiction d'un jeu, d'une fête, d'une institution caritative, d'un service social désintéressé. L'ostentation du désintéressement joue comme fonction sociale de la richesse (Veblen) et comme facteur d'intégration. On jouera même, à la limite, l'agressivité envers le consommateur, l'antiphrase. Tout est possible et tout est bon, non pas tellement pour faire vendre que pour restituer du consensus, de la complicité, de la collusion — bref, là aussi, pour produire de la relation, de la cohésion, de la communication. "