Excellent numéro de la revue Cités consacré à Foucault.


Le pouvoir n'est pas seulement ce qui empêche : c'est aussi ce qui fait advenir, ce qui produit des pratiques et des espaces, des discours et des attitudes. L'individu peut aussi utiliser d'autres jeux de pouvoir et de vérité, d'autres formes de subjectivation que les formes dominantes. " C'est ainsi que des formes de spiritualité peuvent s'affirmer pour s'opposer à la gouvernementalité d'Etat. A ces refus et ces résistances, Foucault donne le nom de " critique "" (Frédéric Gros, Michel Foucault, une philosophie de la vérité libertaire) L'usage critique de la liberté permet à chacun de s'élaborer, de devenir autre que ce qu’il est ou croit être.
En se construisant, le sujet est sommé de dire la vérité sur ce qu'il est, ce qu'il désire, ce qu'il fait. " Ma question c'est celle-ci : à quel prix le sujet peut-il dire la vérité sur lui-même ? " ("Structuralism and post-structuralism", Dits et écrits, vol. 4, p. 442-443) Foucault étudie ainsi la confession comme production d'un discours de vérité sur soi. Ses recherches l'amènent à s'intéresser à l'art de vivre de l'Antiquité, techne tou biou, qui ne se limite pas aux analyses en termes de pouvoir mais ouvre la réflexion sur une esthétique de l'existence. Le parallèle entre l'homme moderne qui n'a plus d'ordre transcendant où puiser ses valeurs et l'homme de l'Antiquité qui ne règle pas sa morale sur la religion, se révèle fécond. 

Le souci de soi, un art de vivre


Abordons ces questions avec un troisième texte, tiré du deuxième tome de l'Histoire de la sexualité.

On peut caractériser brièvement [la] "culture de soi" par le fait que l'art de l'existence sous ses différentes formes - s'y trouve dominé par le principe qu'il faut "prendre soin de soi-même". C'est ce principe du souci de soi qui en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. Mais il faut préciser, l'idée qu'on doit s'appliquer à soi-même, s'occuper de soi-même (heautou epimeleisthai) est en effet un thème fort ancien de la culture grecque, (...)
Or, c'est ce thème du souci de soi, consacré par Socrate, que la philosophie ultérieure a repris et qu'elle a fini par placer au cœur de cet "art de l'existence" qu'elle prétend être. C'est ce thème qui, débordant de son cadre d'origine et se détachant de ses significations philosophiques premières, a acquis progressivement les dimensions et les formes d'une véritable "culture de soi". Par ce mol, il faut entendre que le principe du souci de soi a acquis une portée assez générale : le précepte qu'il faut s'occuper de soi-même est en tout cas un impératif qui circule parmi nombre de doctrines différentes; il a pris aussi la forme d'une attitude, d'une manière de se comporter, il a imprégné des façons de vivre; il s'est développé en procédures, en pratiques et en recettes qu'on réfléchissait, développait, perfectionnait et enseignait; il a constitué ainsi une pratique sociale, donnant lieu à des relations interindividuelles, à des échanges et communications et parfois même à des institutions; il a donné lieu enfin à un certain mode de connaissance et à l'élaboration d'un savoir.
Dans le lent développement de l'art de vivre sous le signe du souci de soi, les deux premiers siècles de l'époque impériale peuvent être considérés comme le Sommet d'une courbe : une manière d'âge d'or dans la culture de soi, étant entendu bien sûr que ce phénomène ne concerne que les groupes sociaux, très limités en nombre, qui étaient porteurs de culture et pour qui une techne tou biou pouvait avoir un sens et une réalité,
Soigner son âme était un des préceptes que Zénon avait, dès l'origine, donné à ses disciples et que Musonius, au Ier siècle, répétera dans une sentence citée par Plutarque: "Ceux qui veulent se sauver doivent vivre en se soignant sans cesse." On sait l'ampleur prise, chez Sénèque, par le thème de l'application à soi-même : c'est pour se consacrer à celle-ci qu'il faut selon lui renoncer aux autres occupations ; ainsi pourrait-on se rendre vacant pour soi-même (sibi vacare). Mais cette "vacance" prend la forme d'une activité multiple qui demande qu'on ne perde pas de temps et qu'on ne ménage pas sa peine pour "se faire soi-même", "se transformer soi-même", "revenir à soi". (...) Sénèque dispose de tout un vocabulaire pour désigner les formes différentes que doivent prendre le souci de soi et la hâte avec laquelle on cherche a se Rejoindre soi-même (ad se properare). Marc-Aurèle, lui aussi, éprouve une même hâte à s'occuper de lui-même ; ni la lecture ni l'écriture ne doivent le retenir plus longtemps du soin direct qu'il doit prendre de mn propre être : "Ne vagabonde plus. Tu n'es plus destiné à relire tes notes, histoires anciennes des Romains et des Grecs, ni les extraits que tu réservais pour tes vieux jours. Hâte-toi donc au but ; dis adieu aux vains espoirs, viens-toi en aide, si tu te souviens de toi-même tant que c'est encore possible."
C'est chez Épictète sans doute que se marque la plus haute élaboration philosophique de ce thème. L'être humain est défini, dans les Entretiens comme l'être qui a été confié au souci de soi. Là réside sa différence fondamentale avec les autres vivants : les animaux, trouvent " tout prêt " ce qui leur est nécessaire pour vivre, car la nature a fait en sorte qu'ils puissent être à notre disposition sans qu'ils aient à s'occuper d'eux-mêmes, et sans que nous ayons, nous à nous occuper d'eux. L'homme, en revanche, doit veiller à lui-même : non point cependant par suite de quelque défaut qui le mettrait dans une situation de manque et le rendrait de ce point de vue inférieur aux animaux ; mais parce que le dieu a tenu à ce qu'il puisse  faire librement usage de lui-même; et c'est à cette fin qu'il l'a doté de la raison; celle-ci n'est pas à comprendre comme substitut aux facultés naturelles absentes ; elle est au contraire la faculté qui permet de se servir, quand il faut et comme faut, des autres facultés; elle est même cette faculté absolument singulière qui capable de se servir d'elle-même : car elle est capable de " se prendre elle-même ainsi que tout le reste pour objet d'étude ". En couronnant par cette raison tout ce qui nous est déjà donné par la nature, Zeus nous a donné et la possibilité et devoir de nous occuper de nous-mêmes. C'est dans la mesure où il est libre et raisonnable - et libre d'être raisonnable - que l'homme est dans la nature l'être qui a été commis au souci de lui-même. Le dieu ne nous a pas façonnés comme Phidias son Athéna de marbre, qui tend pour toujours la main où s'est posée la victoire immobile aux ailes déployées. Zeus non seulement t'a créé, mais il t'a plus confié et livré à toi seul. Le souci de soi pour Epictète, est un privilège-devoir, un don-obligation qui nous assure la liberté en nous astreignant à nous prendre nous-mêmes comme objet de toute notre application. (Michel Foucault, Le souci de soi, NFR-Gallimard, 1984, pp.57-62 )


Dans son cours au Collège de France L'herméneutique du sujet, Foucault explique que le " Connais-toi toi-même ", précepte imposé à qui vient interroger l'oracle de Delphes, précepte par lequel Socrate est allé à la philosophie, le " Connais-toi toi-même ", occulte depuis Descartes un autre concept central de l'Antiquité : le souci de soi, Epiméleia heautou, Cura sui en latin. Le verbe Epimelestheia signifie " donner tes soins " et provient du grec meletai, exercices physiques, militaires.
Quel est ce soi qu'il convient d'entretenir ? Alcibiade dans le dialogue éponyme de Platon, doit s'occuper de lui-même parce qu'il ne sait pas ce qu'est le bien ou le juste : il doit s'occuper de soi pour s'occuper des autres. Le jeune Alcibiade dit qu'il va s'occuper (epimelesthai) de la justice (dans son âme et dans la cité) c'est-à-dire de la hiérarchie des parties de son âme. Dans le Banquet, Alcibiade plus âgé, arrive, ivre, chante les louanges de Socrate et regrette de ne pas avoir écouté les leçons de Socrate : " je continue à n'avoir pas souci de moi-même . "
L'urgence se lit dans l'expression " se sauver soi-même ", qui n'a ni le sens d'un salut religieux, ni le sens négatif de défense guerrière. Se sauve "  celui qui est en état d'alerte, de résistance, de maîtrise et souveraineté ", capable d'échapper à une domination, de se maintenir dans un état continu que rien ne pourra altérer. Les philosophes antiques recherchent l'ataraxie (absence de trouble) à travers la maîtrise de soi et l’autarcie) : on se sauve par soi, pour soi.
Néanmoins le souci de soi n'est en rien indifférence à l'autre puisque c'est dans mon rapport à moi-même que se fonde ma relation aux autres. La participation à des luttes qui mettent en jeu mon existence même est la garantie la plus directe de mon inscription dans le monde de la cité.
Mais il ne s'agit pas non plus d'arracher un soi rigide, fixe, aux attaques extérieures. Pour Foucault le sujet n'est pas une substance, c'est une forme qui se crée, et que le sujet a tout intérêt à modeler : " les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d'identité ; ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d'innovation. C'est très fastidieux d'être toujours le même. " Dits et écrits, v. 4, p.739) Pour vivre mieux, il convient de se transformer soi-même.
Pour ce faire, les philosophes antiques proposent des exercices spirituels, communs aux différentes écoles, même si la teneur et la finalité des exercices peuvent varier de l'une à l'autre. Le terme spirituel est peut-être celui qui résume le mieux ce soi qu'il convient de prendre en charge : à la fois le corps et l'âme. Loin d'une connaissance méthodique opposant sujet connaissant et objet étudié, "c'est la transformation de lui-même et de son regard qui lui permet d'accéder à la vérité et cet accès produit en retour des effets sur lui : la vérité n'est pas simplement le fruit d'un acte de connaissance, elle accomplit le sujet. " (Gaëlle Jeanmart, " Les exercices spirituels dans la philosophie de Nietzsche ", Philosophique )
Foucault étudie les techniques de soi provenant des différentes écoles antiques (épicuriens, stoïciens, pythagoriciens, cyniques) : l'anachorèse (s'absenter du monde), l'endurance, la mise à l'épreuve,  la préparation pour l'athlète (se préparer aux événements qui peuvent survenir de l'extérieur, contrairement au chrétien qui devra surmonter ses péchés et sa nature), la purification de l'âme au réveil, l'examen de soi au coucher, le dialogue intérieur, la méditation sur la mort... (voir l'ouvrage éclairant de Xavier Pavie, Exercices spirituels)
Avec les Cyniques l'accent est mis sur l'existence entière comme " exposition d'une vie ", œuvre unique démontrant l'excellence d'un individu. Cyniques chez qui l'on trouve l'incitation à la parrhesia, le dire vrai, comme ce qu'on peut avoir de plus beau. Car comme tout nietzschéen Foucault se doit d'assumer la question du rapport à la vérité.
C'est autour de cette question que l'enseignement de Foucault s'achève prématurément, avec son dernier cours, Le courage de la vérité, où l'on trouve dans ses notes cette conclusion essentielle : " Bien peu de vérité est indispensable pour qui veut vivre vraiment et bien peu de vie est nécessaire quant on tient vraiment  à la vérité. "