Quand l'ancienne ministre de la culture malienne, Aminata Traoré, écrit une Lettre au Président des Français à propos de la Côte d'Ivoire et de l'Afrique en général (Fayard, 2005), la démonstration est saisissante : pour que l'Afrique puisse "vivre debout", les Français doivent regarder la situation africaine en face, et notamment les responsabilités actuelles de son gouvernement.

La ministre part d'une interrogation : pourquoi le Président français fait-il des déclarations très engageantes sur la scène internationale, parlant d'une maison qui brûle, alors que nous regardons ailleurs, des jeunes qui n'accepteront pas ni ne toléreront d'être marginalisés, qui seront suffisamment nombreux pour imposer au monde des drames et des difficultés insurmontables, alors que rien, rien n'avance dans le bon sens ? Partant de "l'oubli et du mépris" avec lequel le monde regarde le continent africain, Aminata Traoré interroge Monsieur Chirac :

Hier, sous la contrainte, nos pays ont fourni des hommes à l'armée française, de l'argent au Trésor français, des produits de base à l'industrie française, et ils ont servi de débouchés aux biens et services produits par la France. Le commerce mondial est le nouveau nom des mêmes mécanismes d'extorsion, vos grandes entreprises ayant remplacé vos maisons de commerce.

Nous vous excédons, ainsi que la plupart des hommes de droite, lorsque nous parlons de recolonisation, mais qu'est ce qui a véritablement changé entre hier et aujourd'hui ? Si ce n'est qu'en cinq décennies de lavage de cerveaux vous avez réussi à nous faire admettre que nous sommes réellement indépendants et libres de nos choix et de nos décisions, que vous ne nous voulez que du bien. Pensez-vous, Monsieur le Président, que la France de la finance et du commerce, qui ne jure que par la croissance et la compétitivité au sein de l'Europe et dans le monde, peut lâcher du lest en Côte d'IVoire et en Afrique afin que nous puissions vivre enfin de nos richesses ?

"Du miracle ivoirien au bourbier" : la ministre malienne explique comment le développement miraculeux de la Côte d'Ivoire, modèle d'une économie extravertie et dépendante, portait en germes sa chute actuelle. La crise politique devenue guerre civile après le coup d'état manqué du 19 septembre 2002 a pour origine la trahison du Président Gbagbo qui décide d'ouvrir davantage son pays à d'autres investiseurs, en l'occurrence les Etats-Unis et la Chine. Cette perspective vous indispose au plus haut point du fait du poids des entreprises françaises, qui représentent 30 % du PIB de la Côte d' Ivoire. "Dans chaque ministère, un conseiller français veille au grain et les grands groupes (Bouygues, Bolloré, EDF, Saur et les autres) sont habitués à se voir attribuer les contrats sans devoir affronter la concurrence internationale, tandis que la Société générale, la BNP et le Crédit Lyonnais dominent sans partage le secteur bancaire. De plus, lors des campagnes électorales en France, les partis politiques de droite comptent sur les financements de l'Afrique." (C. Braeckman, "Au coeur de la crise ivoirienne, Manière de voir, février-mars 2005) A partir de ce moment-là, les intérêts économiques, financiers et politiques de la France n'ont donc plus été protégés dans le pays qui fut le fleuron du pré carré. L'ivoirité est selon l'auteur un concept instrumentalisé par tous les partis dont le but est d'atteindre le pouvoir, par tous les moyens.
La ministre élargit ensuite sa réflexion à l'économie en prenant "le coton à témoin".

Dans un ordre mondial responsable et décent, parce que respectueux des droits humains les plus élémentaires, la Côte d'Ivoire n'aurait pas eu à s'ouvrir les veines pour approvisionner le marché mondial de tant de cacao, de café et de bois, pendant que sa propre population, en majorité jeune, s'appauvrit de jour en jour, s'exile ou se réfugie dans la revendication ethnique, la religion et/ou la violence sous diverses formes. Dans le même ordre d'idées, le Mali, pays sahélien et enclavé, ne se serait pas donné tant de mal pour produire une quantité considérable de coton, qu'il vend difficilement parce que ceux-là mêmes qui l'invitent à l'ouverture économique inondent le marché. (...)

L'ordre économique ne nous dépouille pas seulement des richesses de nos sols et de nos sous-sols, qu'il rétribue mal, Monsieur le Président. Il nous vole surtout notre âme et notre dignité, nous qui n'aspirons qu'à vivre debout. Nous nous mondialisons en vous imitant dans les moindres détails, en nous déguisant. C'est ainsi que vos grandes entreprises peuvent prospérer et gagner la bataille de la compétitivité. C'est ainsi que vous équilibrez vos balances de paiements en déséquilibrant les notres. Cette supercherie qui dure depuis trop longtemps, Monsieur le Président, n'autorise plus la communauté internationale qui ne le sait que trop, à pleurnicher sur le sort de l'Afrique.

Le fonctionnement de l'économie française s'éclaire. Les sociétés nationales africaines de coton sont le relais de la société Dagris, Développement des agro industries du Sud, dont le principal actionnaire est l'Etat français. Celui-ci détient par ailleurs 40% de la Compagnie malienne de développement des fibres textiles. La France organise le commerce du coton dont elle tire plus de profit que les paysans qui ont vu le prix constant du coton baisser de 2,25 € à 1,09 €. Ceux-ci sont désormais la proie des USA qui, non contents de subventionner leur production cotonnière au mépris d'un juste commerce, veulent imposer un coton OGM, ce qui obligerait les paysans à acheter les semences qui restent un des rares biens accessibles parce que gratuits. Toujours plus de dépendance...

Aminata Traoré remet en cause le sens de la coopération : pour qui coopère-t-on ? Dans son chapitre "l'élite formatée", elle démontre la logique implacable des "amis de la France" placés à la tête des anciennes colonies. Elle s'interroge sur la responsabilité des élites africaines : n'auraient-elles pas intérêt à arrêter le jeu et à essayer de se débrouiller seules avec la détresse de leurs peuples ?

Car l'aide apportée par les grands bailleurs est un poids.

Si l'aide ne parvient pas à juguler la pauvreté, c'est précisément parce qu'elle sert des réformes économiques destructrices du tissu social et des écosystèmes. Celles-ci ont une part considérable dans la paupérisation de l'Afrique dont découlent les crises - comme celle de la Côte d'Ivoire et celle de la filière cotonnière. Mais répondent-elles de leurs erreurs ? (...) Le poids de la pensée unique et la pression de la communauté des créanciers sont tels qu'il est hors de question d'interroger ces réformes qui, depuis les années 1980, sont en train de démanteler l'Etat, les systèmes de pensée, de production, de gestion et de ditribution des biens et services.
Toute critique de la pensée est considérée comme de la frilosité, de la régression ou de la nostalgie, là où il faut, semble-t-il, être entreprenant, agressif, compétitif.

A ces constats, la ministre malienne oppose un devoir de résistance, dont l'objectif est de renouer avec l'histoire de la libération de l'Afrique. Mais à qui s'adresse en premier lieu cet appel ? Nous, Français, qui recevons de l'Afrique tant et tant depuis des siècles, sommes-nous assez matures pour prendre à notre compte cette compréhension de l'Histoire ? N'est-il pas temps de réaliser ce dont notre pays est responsable afin de mettre un terme à une attitude schizophrénique ? Rendez-nous notre humanité demande Aminata : l'inhumanité que la France contribue à faire régner en Afrique nous dégrade parce que nous sommes une seule humanité. Le désespoir qui nous étreint face à la misère n'existe que parce que nous espérons mieux, parce que nous croyons à une possible justice. La France a besoin de s'autoriser à changer, à rompre avec ses pratiques séculaires d'exploitation du Sud. À nous, Français, de commencer à nous en rendre compte.