Il reste 90 jours aux Français pour se prononcer pour ou contre le projet de constitution européenne. Reprenons la réflexion à son point de départ : qui a conçu ce texte, et pourquoi  ?

Dans un article paru dans Le Monde diplomatique, en novembre dernier, Anne-Cécile Robert explique qu'une constitution est l'acte solennel par lequel une communauté politique (un peuple ou une nation) définit ses valeurs et organise la production des règles juridiques, notamment les lois, auxquelles elle se soumet (Olivier Beaud, "Constitution", Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Presses universitaires de France, Paris, 2003, p.257). Une assemblée dite constituante doit donc être élue comme assemblée représentative pour concevoir et voter une constitution, comme ce fut le cas des deux premières, celle de la France de 1791 et des Etats-Unis de 1787. Or,

la convention sur l'avenir de l'Europe n'avait qu'un lien lointain avec les populations. Elle était composée de membres nommés (président et vice-présidents désignés par le Conseil européen ; représentants des gouvernements), de membres de la Commission européenne et d'élus choisis par le Parlement européen et les parlements nationaux. Les dix pays candidats admis le 1er mai 2004, ainsi que la Turquie, la Roumanie et la Bulgarie, furent invités à participer aux débats (39 représentants sur les 105 membres de la convention). Cette instance constituait donc un agrégat et non une assemblée représentative (...) Pour entrer dans un véritable processus constituant, il faudrait que naisse un peuple européen se reconnaissant dans une communauté de destin.

Nous pouvons penser qu'il existe bien un peuple européen mais qu'il est loin d'avoir conscience qu'il doit prendre en charge son destin. Ainsi, la création actuelle de dizaines de comités qui débattent du projet européen représente un embryon de réflexion qui pourrait amener en cas de rejet du projet, la création d'une véritable assemblée constituante. A partir de ces Etats généraux version XXIème siècle, nous pourrions définir une constitution européenne respecteuse des intérêts des européens et initier un tournant dans la construction européenne, tournant dont Marcel Gauchet souligne la nécessité  :

La démarche des fondateurs, la fameuse "méthode Monnet" a épuisé ses ressources. L'Europe pour les peuples sans les peuples a donné tout ce qu'elle pouvait. (...) La naïveté est désormais interdite aux Européens. Ils ne peuvent plus avancer sans se rendre compte de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font. (...) L'Europe avancera par les peuples ou n'avancera plus. Elle est condamnée, autrement, à l'interminable piétinement sur place d'une déconstruction de ses composantes sans construction d'une chose commune, sous la houlette d'une bureaucratie missionnaire dont la cécité le dispute à l'ardeur. ("Le problème européen", Le Débat, Paris, mars-avril 2004)

Quel est le but du projet constitutionnel qui nous est présenté ? S'il a pour fin légitime de définir la forme de l'Union et son fonctionnement, pourquoi introduit-il des politiques ? Rarement évoquée, quasiment absente des abrégés du projet vendus en librairie, la troisième partie intitulée "Les politiques et le fonctionnement de l'Union" donne à une certaine politique une assise constitutionnelle : il s'agit du libéralisme. Amené au premier rang comme critique, puis comme recette miracle aux déboires de l'après-guerre, c'est-à-dire à l'Etat providence lui-même inventé afin de proposer une alternative sociale au communisme, le libéralisme gouverne désormais non plus comme simple doctrine, mais comme donnée internationale (L. Stoleru). Le projet constitutionnel a donc pour but de fournir une constitution aux Européens sans leur demander au préalable ce qu'ils souhaitent y inscrire, mais aussi de définir un cadre politique étroit et strict adapté à la mise en place effective d'un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée.

Soit. Mais nous vivons déjà, me direz-vous, dans une telle économie. Pas tout à fait  : c'est justement pour élargir le marché à la totalité de l'économie que le projet constitutionnel impose des politiques. Ces politiques sont dites libérales parce qu'elles suivent une pensée qui défend certaines croyances : la confiance en la main invisible, c'est-à-dire l'idée que le libre fonctionnement du marché amène une harmonisation sociale  ; la conviction que l'instabilité est une force ordonnatrice ; le refus de l'Etat-providence (V. Muthesius, Le libéralisme de Marx à Friedman, Ed. RPP, 1977, p.221-224). Au fil du texte, le souci est de veiller à ne jamais entraver l'économie, même en temps de guerre (art.III-131) et malgrè les exceptions que constituent les services publics, rebaptisés SIEG (Services d'intérêt économique général). Comme un refrain, il est répété à leur sujet que le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de l'Union. A ce titre, les aides accordées par l'Etat sont largement encadrées, voire interdites (art.III-167). La liberté défendue est celle du consommateur qui doit rester libre de consommer sur le marché  : ainsi, les aides sociales octroyées aux consommateurs individuels sont autorisées.

Quels intérêts défend ce texte  ?Que signifie l'expression "les intérêts de l'Union" ? Entité imaginaire qui définit les "lignes directrices"(art.I-15-2) des politiques économiques et de l'emploi, l'Union se dessine et sa couleur est bleue, glacée. Si le "remède" libéral lui est appliqué sans mot dire, les effets "secondaires" qui lui sont consubstantiels sont tus (lire notre article "Le libéralisme appliqué : l'Angleterre de M. Thatcher". Nous avons la chance historique de pouvoir dire publiquement, au nom d'un des peuples qui constituent l'Europe depuis sa création, que nous entendons :

  • proposer d'autres valeurs et objectifs à notre Union, en ajoutant par exemple la notion de fraternité qui a été supprimée du triptyque ;
  • refuser d'inscrire pour une durée illimitée dans notre constitution des politiques libérales qui privent les gouvernements de toute marge de manoeuvre économique et sociale et donc de véritable pouvoir politique  ;
  • entamer avec les peuples européens une réflexion portée par des comités populaires locaux afin de définir l'Union que nous souhaitons former.