Erri de Luca nous a fait l'honneur d'ouvrir hier soir l'Escale du livre de Bordeaux. Centré sur son pamphlet La parole contraire, il est venu évoquer, avec humour et fermeté, le procès qui l'opposera le 20 mai prochain à Turin à l'entreprise franco-italienne RTF. RTF a en effet porté plainte contre l'écrivain pour "incitation à commettre des crimes". Nous sommes donc dans le registre des mots. Et ces mots prononcés, Erri de Luca en est fier, et les répète à volonté : "la ligne TAV (treno ad alta velocità) doit être sabotée". Voilà ce qu'il a en effet déclaré à une journaliste, l'interrogeant sur son soutien au mouvement populaire de la Vallée de Suse, protestation contre le projet de construction de la nouvelle ligne à moyenne vitesse Lyon-Turin. C'est ce qui lui vaut sa comparution.

Son soutien, Erri de Luca l'explique aisément : depuis 20 ans les habitants du Val de Suse s'opposent à ce grand chantier inutile, qui prétend moderniser une ligne existante à moitié vide, qui provoquerait une pollution non pas seulement paysagère (le Val de Suse rappelle de Luca est déjà perforé par des voies rapides et une ligne de chemin de fer) mais surtout atmosphérique, car la montagne à percer est remplie d'amiante et de matériaux radioactifs. "Ils se battent pour leur propre vie car la pollution gâchera définitivement leur vallée. Et ils n'ont pas de vallée de rechange. C'est de la légitime défense."

Mais qu'est-ce qui a amené de Luca le Napolitain sur les terres du Nord de l'Italie ? Dix ans auparavant explique t-il, il tournait en Italie avec une pièce de théâtre intitulée Quichotte et les invincibles. L'idée de départ du récit est un poème du Turc Nazim Hikmet, qui qualifiait Quichotte d’«invincible chevalier des assoiffés». Invincible est un adjectif étonnant pour Quichotte, lui qui perd toutes ses batailles. Nous comprenons alors qu'un invincible,  "ce n’est pas celui qui gagne toujours, c’est celui qui, de défaites en défaites, est toujours prêt à se relever et à se battre à nouveau", explique Erri De Luca.  Au cours de sa tournée on l'invite au Val de Suse où il découvre à son arrivée, la vallée en pleine effervescence : le petit campement installé devant le chantier avait été attaqué, de nuit, par les forces de l'ordre qui en avaient profité pour battre la centaine d'opposants qui s'y trouvaient. Cette violence gratuite et stérile avait eu pour effet de provoquer l'unanimité pour la résistance au projet. 

Ce n'est pas la première fois qu'Erri de Luca s'aventure dans un combat politique. Il ne sert à rien de rappeler son passé de militant de la gauche révolutionnaire italienne : son inculpation n'est en rien liée à ce passé-là. En revanche, plus récemment, il s'est mobilisé en soutien aux pêcheurs de Lampedusa, accusés de soutien à l’immigration clandestine parce qu'ils sauvaient de la noyade des des hommes, des femmes et des enfants qu'ils découvraient en pleine mer.  De Lampedusa au Val di Susa, le poète souligne la rime et met en avant la gravité de ce qui se passe au sud de son pays :  "Lampedusa est devenu un centre nerveux de la question de l'immigration en Europe".  Comment "le corps humain est-il devenu la marchandise la plus rentable à transporter " ? Comment supportons-nous que 12 % des candidats à l'immigration se noient ? Comment les législateurs peuvent-ils adopter une loi interdisant à un peuple de pêcheurs de sauver quelqu'un de la noyade ?

C'est là qu'intervient un mot essentiel, qu'Erri de Luca remercie les Français d'avoir inventé: le mot sabotage. Et de rappeler qu'il vient de ces sabots que les ouvriers du textile du XIXème siècle jetaient dans les machines pour protester contre le licenciement de leurs camarades. Solidarité et refus du machinisme, voilà ce que signifie le sabotage. Bien plus que matériel il est politique : c'est un acte de résistance contre des projets néfastes, fomentés par une alliance entre mafia, entreprises privées, partis politiques financés par ces entreprises, magistrats diligentés par ces mêmes entreprises. L'Etat italien a même créé le concept d'"œuvre stratégique", nous apprend l'écrivain, pour qualifier des projets comme des décharges qui concentrent le rejet des populations, et qui doivent pour être réalisés obtenir des dérogations multiples. Une œuvre stratégique permet le recours à l'armée, et de fait la soustraction d'un territoire à la contestation populaire.

Cette situation permet l'application de sanctions très lourdes : 42 militants ont ainsi été condamnés en janvier 2015 à plusieurs années de prison, sans pouvoir bénéficier de circonstances atténuantes. Erri de Luca demande en conséquence à ne pas bénéficier de circonstances atténuantes. Son inculpation portant sur ce qu'il a dit, et non fait, il assure : "Je garde l'intégrité de mes mots. J'ai le devoir d'employer cette parole, de ne pas censurer mes mots."

Erri de Luca se compare dans un grand éclat de rire à Rossinante, le cheval de Don Quichotte, car il se sent chevauché par cette cause, comme par toutes les bonnes causes qu'il a soutenues dans sa vie. "Souvent les bonnes causes ne trouvent pas les personnes faites pour cela. Elles doivent pourtant prendre qui elles peuvent. "

"J'ai touché à la mafia, à la magistrature, aux partis politiques et à la prétendue légalité", conclut le poète. Il nous faut ajouter que le combat contre cette ligne de train représente une prise de conscience salutaire. La complicité entre la recherche illimitée de profit et la technique comprise comme mythe, promesse d'un progrès incessant toujours plus grand, se dévoile à mesure que les zones à défendre apparaissent, derniers territoires qui rendent notre monde habitable.  Autoritarisme, lois d’exception, recours à la qualification de terrorisme pour tenter d'éradiquer la résistance populaire, Partenariats Publics Privés  dont les négociations et les accords restent secrets... il semble que dans tous ces domaines, la France suive de près sa voisine italienne. mais comme l'a remarqué un anonyme du public du TNBA hier soir, quand un étudiant se prend une grenade dans le dos parce qu'il manifeste contre un barrage inutile, où sont les grands intellectuels français ? 

Il semble qu'un retour aux  fondamentaux s'impose : citons un des pères de l’écologie, Bernard Charbonneau, qui en 1936 dans sa conférence Le progrès contre l'homme , pointait un problème unique : "l'utilisation à des fins humaines des machines secrétées par la civilisation du profit". Pauvre humains fascinés par l'outil qui les délivre de leur existence, avons-nous encore la force de penser ?