Voici un pays où les grands partis démocratiques se succèdent sans que la population n'espère une amélioration quelconque de ses conditions de vie.

Un pays qui a connu une une révolution, au cri de "Terre et liberté !".

Un pays où les intérêts des firmes multinationales priment sur les droits des peuples : se nourrir sainement, disposer d'une habitation adaptée, d'eau non polluée... appartenir à une collectivité responsable.

Un pays où, quand un jeune est assassiné par la police les quartiers s'enflamment sous l'œil de la télévision dont les hélicoptères bourdonnent au dessus des émeutes, les journalistes constatant avec soulagement que les policiers rétablissent "l'ordre". Cela vous dit quelque chose ?

Un pays où en 1994 les propriétaires terriens pratiquaient véritablement le droit de cuissage sur les jeunes indiennes (viol des futures mariées à la veille de leurs noces par le maître des lieux). C'est dans ce pays justement que le 1er janvier 1994 l'armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a occupé militairement plusieurs villes de l'Etat du Chiapas. Cela fait aujourd'hui plus de quinze ans que la population de cet Etat s'organise avec ses terres, ses têtes et ses cœurs pour vivre mieux, ensemble. Se considérant en guerre contre le capitalisme mondiale (la quatrième guerre mondiale, succédant à la guerre froide), les Zapatistes essaient tout simplement de réinventer un ordre social, avec toute la liberté que s'autorisent ceux qui sont persuadés que seule la lutte frontale contre le système permet d'espérer. Ni au centre, ni à la périphérie, ils créent un autre calendrier, une autre géographie.

1994, ce n'est pas hier, et ceux qui se demandent où est le Chiapas liront avec intérêt Saisons de la digne rage, recueil publié en 2009 dans la collection Climats chez Flammarion : il s'agit d'interventions du Sous-commandant Marcos, chef militaire du mouvement, prononcées en décembre 2007 et janvier 2009 au Mexique. 2009, ce n'est pas si loin : ceux qui se demandent comment ça va, au Chiapas, apprendront comment les communautés indigènes se débrouillent avec cette démocratie qui n'est que ce qu'on en fait, lourd fardeau qu'il faut avoir le courage de porter dès lors qu'on refuse le renoncement qui mène au populisme. Il n'existe absolument aucune assurance non politique contre la politique, écrivait Hannah Arendt...

C'est une contribution importante à toute réflexion sur la situation de nos démocraties : une expérience politique contemporaine et rare qui réinterroge localement et de façon pratique toutes les classifications qui encadrent nos vies et entraînent la discrimination de toute une partie de la population, comme par exemple, les rapports hommes femmes (les Mexicains n'étant pas connus pour leur féminisme...). Marcos souligne néanmoins que c'est la nouvelle loi agraire qui a changé véritablement la vie des communautés. 

Difficile de choisir un extrait sans être réducteur : aux récits succèdent des histoires, des réflexions, des plaisanteries. Alors voici "Quelques thèses sur la lutte antisystémique"  :

1. On ne peut comprendre et expliquer le système capitaliste sans le concept de guerre. Sa survie et sa croissance dépendent de façon primordiale de la guerre et de tout ce qui s'y associe et qu'elle implique. Par la guerre et dans la guerre, le capitalisme pille, exploite, réprime et discrimine. Dans l'étape de mondialisation néolibérale, le capitalisme fait la guerre à l'humanité entière.
2. Pour accroître leurs profits, les capitalistes ne recourent pas seulement à la réduction des coûts de production ou à l'augmentation des prix de vente des marchandises. C'est vrai, mais incomplet. Il y a au moins trois autres manières: l'une est l'augmentation de la productivité, l'autre est la production de nouvelles marchandises, la dernière est l'ouverture de nouveaux marchés.
3. La production de nouvelles marchandises et l'ouverture de nouveaux marchés se réalisent aujourd'hui par la conquête et la reconquête de   territoires et d'espaces sociaux qui n'avaient pas auparavant d'intérêt pour le capital. Les connaissances ancestrales et les codes génétiques, les ressources naturelles comme l'eau, les forêts et l'air, sont désormais des marchandises avec leurs marchés déjà établis ou en voie de création. Ceux qui se trouvent dans les espaces et territoires où sont situées ces marchandises et d'autres sont, qu'ils le veuillent ou non, des ennemis du capital.
4. Le capitalisme n'a pas pour destin inévitable son autodestruction, à moins qu'elle n'inclue le monde entier. L'idée apocalyptique que le système s'effondrera de lui-même est erronée.  Cela fait plusieurs siècles que nous, Indiens, écoutons des prophéties de ce type.
5.  La destruction du système capitaliste ne se réalisera que si un ou plusieurs mouvements s'affrontent à lui et le vainquent dans son noyau central, c'est-à-dire dans la propriété privée des moyens de production et d'échange.
6.  Les transformations réelles d'une société, c'est-à-dire des relations sociales à un moment historique, comme le rappelle justement Wallerstein dans certains de ses textes, dont celles qui sont dirigées contre le système dans son ensemble. Le replâtrage ou les réformes sont aujourd'hui Impossibles. Ce qui, en revanche, est possible et nécessaire, Ce sont les mouvements antisystémiques.
7 Les grandes transformations ne commencent pas en haut ni par des faits monumentaux et épiques, mais par les mouvements petits dans leur forme et qui semblent sans importance au politicien et à l'expert d'en haut. L'histoire ne se transforme pas à partir de places noires de monde ou de multitudes indignées, mais, comme le signale Carlos Aguirre Rojas, à partir de la conscience organisée de groupes et de collectifs qui se connaissent et se reconnaissent mutuellement, en bas et à gauche, et construisent une autre politique.


Le sous-commandant Marcos dénonce la guerre "de faible intensité" que mène le gouvernement mexicain contre les populations du Chiapas et craint une attaque militaire de grande ampleur qui mettrait à mal l'autonomie de la région. Il rappelle que les Zapatistes savent combien il est important au milieu de la destruction et de la mort d'entendre une parole de soutien : en prenant position "en bas, à gauche", il nous revient de porter cette parole et de n'être pas dupes, si l'attaque s'accentue et que les médias se réjouissent du retour de l'ordre établi.