L'histoire de ce film est en soi une descente aux enfers. Dans une Inde fantastique qui a tué toutes ses femmes, les hommes se désespèrent sans rapports hétérosexuels, sans cuisinière efficace, sans enfants. C'est dans la campagne qu'un prêtre découvre l'existence d'une jeune fille, Kalki, protégée jusqu'ici par son père. Celui-ci accepte toutefois de la marier, avec les cinq fils d'un riche notable, veuf. La jeune femme reçoit chaque nuit la visite d'un de ces hommes, ou même de leur père. C'est à une série de viols interminables que nous assistons, car seul l'un de ces hommes, le plus jeune des fils, parvient par ses attentions à se faire aimer de Kalki. Il ne tarde pas à être assassiné par les autres, jaloux : la jeune femme désormais sans secours essaie de s'enfuir avec l'aide d'un domestique, qui se fait assassiné. Elle se retrouve enchaînée dans la grange, où elle remplit toujours sa fonction d'esclave sexuelle. Les villageois entreprennent de venger le jeune domestique : pour ce faire ils violent eux aussi la jeune femme dans la grange. Quand celle-ci finit par tomber enceinte, le village entier entre en guerre pour récupérer la femme dont la grossesse a soudain revalorisé l'existence. La tuerie emportera tous les hommes et Kalki mettra au monde une fille qu'elle pourra élever et protéger.

Pourquoi vous raconter cette histoire ? Parce qu'elle met en scène de manière atroce le fonctionnement des hommes en groupe social fermé. Kalki est l'objet de ce que Françoise Héritier appelle un inceste de second type : elle est le lieu du mélange entre le sperme de frères et de surcroit de leur père. Ceci constitue un tabou, un important interdit social. Il me semble que c'est cette transgression qui amène les hommes à la considérer comme un objet de haine, sur lequel ils portent toute leur violence. D'une certaine manière, je rapprocherai cette conduite de celle que supportent traditionnellement les prostituées. Peut-être est-ce parce qu'une prostituée peut être la maîtresse de tous les hommes, quel que soit leur lien de parenté (père, fils, frère, oncle), qu'elle doit dans l'imaginaire collectif subir l'opprobre. Ainsi dans le Cauchemar de Darwin, les pêcheurs tanzaniens disent explicitement qu'il ne faut pas coucher avec une prostituée sans la battre.

La guerre que mènent les pauvres au clan qui a assassiné l'un des leurs parce qu'il avait aidé la jeune femme, montre aussi un des aspects les plus sordides de l'homme au combat. Il se venge de l'ennemi en violant sa femme, celle-ci, quoiqu'on lui fasse subir à la maison, symbolisant toujours l'honneur de celui auquel elle appartient.

L'attitude des hommes est bouleversée dans le film avec l'annonce de la grossesse : Kalki laissée cadavérique sur le sol de la grange réintègre la chambre matrimoniale et retrouve son sari rouge luxuriant. On décide d'un commun accord que l'enfant est né du sperme du père et malgré le désespoir qui régnait en raison de l'absence de fille, on espère la naissance d'un garçon !!! Le trouble naît quand les pauvres réclament la femme parce que l'enfant serait le leur. La femme devient un bien à consigner, à soigner quand elle devient mère, parce qu'elle seule accomplit le désir de paternité de l'homme. Elle n'est jamais considérée pour elle-même mais toujours relativement à ce qu'elle apporte : un enfant, une satisfaction sexuelle, une force de travail.

Il est intéressant de voir que dans un contexte totalement masculin, la femme apparait complètement démunie. Ses seuls aides sont de jeunes adolescents. Transformée en objet précieux par sa grossesse, Kalki amène une lutte à mort et la disparition des hommes. L'espoir renaît avec la naissance d'une fille. Un monde de femmes est possible et il illustre à quel point c'est en s'alliant les unes aux autres, en luttant ensemble pour la reconnaissance de leur dignité et de leurs droits que les femmes peuvent forcer la société à devenir véritablement mixte, c'est-à-dire gérée et conduite par des personnes qui dépassent le genre pour viser l'intérêt de tous. Ce film invite à ne jamais supporter les inégalités que subissent les autres : aussi bien hommes et femmes se désolent devant le spectacle de la bêtise qui dégrade les êtres, bourreau comme victime. Il reste néanmoins extrêmement violent à mon sens et il serait bon que les cinémas qui l'affichent préviennent les spectateurs !