MONUMENT DE L’ILLUSTRATION, CHARLES BURNS A SIGNÉ QUELQUES UNES DES PLUS BELLES IMAGES PARUES DANS TIME, ROLLING STONE OU THE BELIEVER. DEPUIS PLUS DE DIX ANS, BURNS A DRESSÉ LE PANORAMA D’UNE AMÉRIQUE PERDUE, CELLE DES SEVENTIES, DANS UNE COLLECTION DE COMICS SORTIS AU COMPTE-GOUTTE. AUJOURD’HUI, TOUTE L’AVENTURE EST RÉUNIE, FORMANT LE PAVÉ INTITULÉ « BLACK HOLE ». LE FESTIVAL D’ANGOULÊME VIENT DE LE CONSACRER EN LUI DONNANT UN DE SES PRIX « ESSENTIELS ».

À la lecture des bandes dessinées de Charles Burns, et surtout de son ultime chef d’œuvre, Black Hole, on imagine un homme torturé, et l’on est un peu anxieux à l’idée de le rencontrer. Erreur. Charles Burns est placide, calme et serein, enfin, en apparence. Black Hole, c’est l’histoire des seventies vue à travers le prisme de l’adolescence, avec une intrusion de la science-fiction, à la manière de ce qu’a pu faire Michel Houellebecq lors de son dernier roman, La Possibilité d’une Île , c’est-à-dire que cette intrusion met en relief l’ordinaire, le banal vécu dans le récit. Cette utilisation de l’extra est là pour renforcer le réel, en quelque sorte. Chez Burns, il s’agit d’un « bug », transmis sexuellement, symptôme préfigurant aussi l’avènement du sida. L’auteur poursuit alors l’histoire en s’intéressant aussi bien aux infectés et aux terribles conséquences du syndrome, qu’aux autres, ceux qui survivent. Le style et l’utilisation constante des contrastes et du noir et blanc procurent cette distance qui permet à l’imaginaire de courir le long des cases en complétant de ses propres peurs, de ses propres fantasmes l’univers de Burns. Depuis 1995, Burns dessine ainsi ce roman graphique, et a publié pendant ces années un à deux épisodes annuels, édités par Fantagraphics aux Etats-Unis et repris intégralement et intelligemment par Delcourt en France. Et si certains voyaient en Charles Burns un éternel illustrateur, comme l’avait prouvé sa magnifique pochette de disque pour l’album Brick by Brick d’Iggy Pop, il faudra maintenant lui reconnaître tout le talent d’un raconteur d’histoire, de romancier visuel.

Sur l’idée que ce livre est aussi une autobiographie, Burns a son avis : Oui, je sais que mon éditeur américain, Pantheon, a émis cette observation dans le communiqué de presse envoyé aux journalistes… Forcément, je pense que quoi que l’on fasse, il y a toujours une part autobiographique. De là à dire que Black Hole est autobiographique, ce serait exagéré. Mon adolescence n’a pas été aussi violente et trépidante que dans le livre, mais c’est vrai que l’on peut trouver une sensibilité, un ton qui reflète la vie que je menais à l’époque. Enfin, c’est ce que j’ai voulu faire. Retrouver un sentiment, une émotion… Mais aucun des éléments qui arrivent dans le récit m’est arrivé. Je n’ai jamais vécu dans les bois, par exemple… (rires) .

La présence des bois, renvoie à une crainte en tout cas de l’adolescence, à ce que l’on appelle un « gap », en anglais. En même temps, elle peut être métaphore de l’adolescence, ce moment trouble où l’on s’éloigne des références, de ses parents, pour aller vers autre chose, que l’on n’arrive pas forcément à formaliser, à conceptualiser. Les bois, la nuit, sont aussi des fantasmes enfantins liés à la peur, et au fait de se perdre, seul, en milieu inconnu. La puissance évocatrice de cette image est très forte et Burns le sait. Il donne à cet espace-temps une grande place dans son livre : Je voulais donner un côté assez extrême tout au long de l’histoire. Les bois, le noir, étaient essentiels de ce côté-ci de la narration. Le fait aussi de vouloir comprendre ce que c’est que devenir adulte. Le sentir physiquement, avec les transformations subites, puis émotionnellement, intellectuellement… L’aliénation qui se passe à ce moment-là de la vie est quelque chose d’affreux et de fort. C’est quelque chose de difficile à retranscrire, mais j’ai essayé… . Burns a aussi pris ce livre comme l’aboutissement d’une catharsis, de cette adolescence dont il n’est pas arrivé à se débarrasser jusqu’à la réalisation de Black Hole.

Je travaillais sur ce récit pendant mes temps de pause, lorsque je n’avais pas de travail commercial à réaliser. Et d’une certaine manière, c’est parfait ainsi. J’ai pu prendre de la distance, réfléchir beaucoup plus profondément au déroulement de l’histoire… explique Burns. Pendant la réalisation du livre, les filles de l’auteur ont elles aussi découvert l’adolescence, puisqu’elles ont aujourd’hui respectivement 18 et 16 ans. Pourtant, elles n’ont pas influencé l’œuvre : Je pense que l’histoire de Black Hole est liée à ma propre histoire, et n’est pas le fruit de quelconques observations, de quelconques documentations. Donc, le fait que mes propres enfants passent ce stade ne m’a pas vraiment intéressé, ni influencé. Elles venaient me voir dessiner de temps en temps, et je les laissais lire certains passages, mais elles ne sont pas vraiment fans de comics. Elles doivent juste se demander ce que fait leur père, à dessiner des bandes dessinées, à son âge ! (rires) . Puis, l’on parle de la vision globale de Black Hole: Oui, il a toujours été question de réunir toutes les histoires courtes, tous les épisodes… Je pense qu’il était important de donner au récit ce côté épisodique, cette fragmentation, qui apporte une certaine logique de lecture, un certain rythme aussi… Cela fonctionne comme des chapitres, dans la littérature classique. C’est important pour moi. C’est ce qui donne au livre son côté conceptuel également…. Parlant de structures, de mode de lecture, Burns se rappelle ses influences : Je lisais énormément de bandes dessinées. Aussi bien des comics classiques, comme Batman ou Spiderman, que des choses moins connues aux Etats-Unis, comme la série des Tintin, par exemple. Et rétrospectivement, je pense que Tintin a eu une plus grosse influence sur mon travail que toutes les autres bandes dessinées que j’ai pu lire à l’époque… .

Et la bande dessinée est devenue adulte ? Oui, enfin, je ne sais pas. C’est vrai qu’avec Maus, la bande dessinée de Art Spiegelman, on a parlé d’une nouvelle ère, plus adulte. À partir de ce moment-là, la bande dessinée s’est mise à produire de grandes œuvres, considérées comme étant pour adulte. Aujourd’hui, il y a de temps à autre des bandes dessinées qui peuvent prétendre à cette idée, à cette appellation. Dire que c’est devenu un genre, je ne crois pas. Bien sur, il y a des gens, des auteurs, très intéressants. Chris Ware, Daniel Clowes, Adrian Tomine, Marjane Satrapi… La bande dessinée est loin d’avoir dit son dernier mot .

On pourrait même dire que, dans le cas de Charles Burns, c’est aussi à l’art contemporain que l’on s’adresse, lorsque l’on voit ces différents portraits, Before et After, sur le modèle pensé par Andy Warhol dans les années Pop. Pourtant, Burns ne semble pas passionné : J’aime l’art contemporain, mais en même temps, je ne m’y intéresse pas vraiment. Je m’ennuie beaucoup en faite en voyant la plupart des œuvres faites aujourd’hui… . Et que pensait d’un artiste comme Raymond Pettibon, coqueluche de l’art Californien, dont l’œuvre renvoie constamment à l’univers du comics : J’ai vu des œuvres de lui récemment, de grands dessins à même les murs, des dessins géants. Je me suis dit que la grandeur des dessins ne justifiait pas leurs qualités, qu’ils étaient assez médiocres en fait… . À la grandeur des murs, Burns préfère la discrétion d’un comic book, d’une case, ou de ces doubles où son talent en matière de nature morte est tout simplement époustouflant.
Charles Burns, artiste de son temps.


- Charles Burns, Black Hole, Editions Delcourt.