Ses producteurs et ses proches se sont indignés, il y a quelques semaines, que personne n'ait remarqué la disparition de la star ultime de la décennie en cours. Eminem ne serait plus. Avec son dernier album, "Encore", le rappeur blanc aurait cessé d'exister pour redevenir Marshall Mathers, simple citoyen américain. Sentiment amplifié par l'annonce d'annulation de tous les concerts européens de la star, il y a quelques jours. Au moment de faire le deuil, penchons-nous sur ce perpétuel rituel qui mélange inexorablement les influences noires et blanches pour donner naissance aux plus gros succès de la musique populaire américaine...

Eminem R.I.P ?
Eminem est-il réellement et discographiquement mort ? Seul l'avenir nous le dira. Ce que l'on peut dire, c'est qu'effectivement, la vague médiatique qui l'entoure depuis 1999, date de son premier hit ("My Name Is") s'est quelque peu estompée, même, si, encore une fois, le génie de Marshall Mathers, alias Eminem, s'est manifesté en attaquant directement George W. Bush dans un morceau de haine au moment même où les élections faisaient rage. Le résultat des urnes n'a pas en tout cas permis à Eminem de crier victoire et malheureusement pour lui, les ventes aux Etats-Unis s'en sont ressenties, puisque les derniers chiffres tournent autour de cinq millions de copies vendues, comparés aux plus de dix millions écoulées du "Eminem Show", son album précédent. Demi-succès donc, ou demi-échec, pour un album venant après la trilogie la plus impressionnante de l'histoire du rap ("The Slim Shady LP", "The Marshall Mathers LP", "The Eminem Show"), lors de laquelle il aura développé jusqu'à l'extrême sa schizophrénie tricéphale. Aujourd'hui, le danger serait de vouloir continuer alors que les médias ont digéré, assimilé et salué le talent marketing du faux blond le plus célèbre de la planète. Un rappeur blanc qui a souvent déclaré : si j'avais été un rappeur noir, j'aurais vendu la moitié de disques de ce que j'ai vendu . Une phrase qui résonne d'ambiguïté pour celui qui aura tout fait pour paraître plus blanc que blanc (maquillage, teinture blonde) à l'instant même où il se nourrissait aux sources de la négritude la plus noire (les productions gangsta de Dr Dre, pillant lui-même dans les vieux tubes soul et funk).

Une musique en Noir & Blanc
Pour de nombreux critiques musicaux, Eminem ne serait que l'avatar contemporain de ce que fut Elvis Presley jusque dans les années 70. D'ailleurs, Eminem lui-même se mettait en scène déguisé en Elvis dans un de ses clips vidéos, tout en déclarant être la pire chose qui soit arrivée depuis Elvis Presley ("Without Me", 2002). Ayant conscience des similitudes que l'on peut faire entre lui et Presley, Marshall Mathers préfère en assumer lui même les contradictions. Grand connaisseur et historien de la musique noire américaine, Gilles Pétard explique :

On peut effectivement rapprocher les deux parcours en resituant également géographiquement Elvis et Eminem. Elvis vient de Memphis, berceau de la culture musicale afro-américaine, du blues et du gospel, dont le label Stax fut un des plus bels exemples. Eminem vient lui de Detroit, autre point névralgique de la musique noire, comme le montre l'existence du label Motown, maison de Stevie Wonder ou des Jackson 5. Elvis et Eminem ont donc baigné dans cette musique, fréquenté essentiellement des afro-américains, et sont donc de purs produits de cette culture "black". Ils ne s'en sont jamais caché d'ailleurs.

On peut dire que Mathers a même revendiqué son appartenance à la grande famille du rap, en s'appuyant sur son producteur, l'ex-N.W.A Andre Young, alias Dr Dre. Une grande partie du succès d'Eminem est aussi lié à la crédibilité que lui a apporté le producteur, créateur du gangsta rap' dans les années 90. Mais que s'est-il passé entre la disparition d'Elvis et l'apparition d'Eminem ?

Une musique en Blanc & Noir
Les rapports et les influences "noir et blanc" ont bien hanté la musique populaire américaine pendant les décennies 80 et 90, mais avec des aventures diverses. Ainsi, on peut facilement dire que les années 80 furent celles d'un certain Michael Jackson, à l'époque où l'on écoutait plus ses disques qu'on ne parlait de ses problèmes personnels. Là encore, le binôme noir et blanc est à l'oeuvre. Jackson pense que pour toucher le grand public, il faut simplement 'effacer' sa couleur, son appartenance à une race précise. Côté musical, l'hybridation est totale et donne naissance à la pop la plus pure, sous la baguette de Quincy Jones, producteur de génie. "Thriller" (1982) mélange aisément les influences, de la citation africaine (l'emprunt à Manu Dibango sur "Wanna Be Startin'Somethin'") à la formule metal (le solo guitare de Van Halen sur "Beat It") ou pop californienne (plusieurs morceaux où l'on retrouve des membres du groupe Toto). Visuellement, Jackson emprunte aussi bien aux pas de danse de Fred Astaire qu'à ceux de James Brown (voir à ce sujet le nouveau livre de Florent Mazzoleni). Le fait d'être passé de noir à blanc vaut à Jackson l'embarras d'une société américaine qui donne de plus en plus de liberté à la parole afro-américaine. Ainsi, le rap envahit les bacs des magasins et les stations radio, sans parler de MTV. Snoop Doggy Dogg ouvre la voie en 1993 avec son incroyable "Doggystyle", produit par le déjà mythique Dr Dre. Mais c'est un autre rappeur, initialement appelé Puff Daddy, rebaptisé P.Diddy, qui va cristalliser les rapports noir et blanc. La peau très sombre, Sean Combs de son véritable nom, assume et revendique une négritude triomphante, se baladant constamment en costumes outranciers, les poignets recouverts de diamants et de montres à plusieurs centaines de milliers de dollars. Musicalement, alors que la majorité des rappeurs puisent leurs samples dans la musique noire américaine, Combs lui, se sert dans les tubes blancs, pop et rock. De "Every Breath You Take" de Police à "Let's Dance" de Bowie en passant par les riffs de "Cachemire" du Led Zeppelin ou au "Sailing" de Christopher Cross, l'innovation est de prendre de la pop blanche pour lui donner un lifting hip hop. Des dizaines de millions d'exemplaires vendus viennent confirmer les opportunistes choix de Combs. Certains critiqueront alors Combs en faisant de lui le symbole vivant d'un nouveau type de racisme, l'appelant un "Bounty", renvoyant à la fameuse barre de chocolat à la noix de coco, noire à l'extérieur, blanche à l'intérieur. Finalement, Eminem arrive à point nommé, comme contraire absolu. Il inaugure l'ère du 'wigga', condensé des deux mots : "white" et "nigga".

À l'heure où l'on apprend qu'Eminem ne viendra pas remplir le Stade de France, pour des raisons de santé, les rumeurs vont bon train : abus de somnifères, d'anxiolytiques et autres médicaments plus ou moins dangereux, Mathers serait en train de payer le prix du succès. Une spirale infernale, entre productions, enregistrements, promotions, concerts, vidéos clips à réaliser, contrats à signer, etc... En attendant des jours meilleurs, les connaisseurs cherchent déjà le successeur, celui qui va arriver à attirer l'attention des médias et à développer encore une fois l'interaction entre les deux cultures. Il y a des espoirs, dans la catégorie outsider, l'enfant prodige, Pharell Williams, moitié du duo de production Neptunes, ayant signé plus d'une trentaine de tubes planétaires via Britney Spears, Gwen Stefani, Justin Timberlake, Snoop Dogg, Nelly, Janet. Apparaissant souvent discrètement dans les clips de ses collaborations, il n'a pas encore tenté l'aventure solo, excepté sur un sympathique solo, "Frontin". Mais notre homme préfère pour l'instant rayonner à travers de multiples visages. Williams pose sans vouloir une question intéressante : la notoriété ne vaut-elle pas mieux que la célébrité, à une époque où la célébrité rime trop souvent avec télé réalité ?

  • Dernier album d'Eminem :"Encore" (Shady/Aftermath/Interscope)
  • À écouter, la dernière compilation signée Gilles Pétard, "Absolute Funk : 20 perles rares de l'époque d'or du funk 1969-1973" (Body&Soul / Night&Day)
  • À lire, le livre "James Brown : L'Amérique noire, la Soul et le Funk" de Florent Mazzoleni (Ed. Hors Collection)