L'homme n'est tout de même pas un rat
Par Florence Louis le mardi 25 octobre 2005, 16:53 - Culture - Lien permanent
Deux réflexions : la première est d'un grand romancier français, Louis Calaferte, auteur en 1952 du Requiem des innocents.
Une année, il y eut un scandale. Une importante entreprise de la ville fit venir à ses frais trois cents sujets arméniens qu'elle employa deux ou trois mois dans ses usines pour dévaloriser les salaires. De graves échauffourées s'ensuivirent, qui obligèrent l'entrerpise à réemployer les ouvriers d'origine. Avec désinvolture on licencia les cobayes arméniens. L'expérience faite, on n'avait plus besoin d'eux. Se trouvant en pays étranger ils n'avaient aucune revendication à formuler. Ca, c'est la loi. Il ne leur restait plus qu'à crever de faim ou à voler. A trois cents, bien décidés, ils eussent pu mettre la ville à sac. Dommage qu'ils n'y aient pas penser. C'eût été de la belle ouvrage. De celle qui porte tout à coup à réfléchir sur la condition de l'homme qui n'est tout de même pas un rat.
La seconde réflexion que je souhaite vous faire partager vient de deux artistes "sans qualités", Jean Michel Bruyère et Issa Samb qui discourirent en 1999 à la Biennale de Venise.
Le juste pauvre à notre système est celui qui croit à la richesse, à ses valeurs, qui l'espère et l'admire, et éprouve continuellement le désir de tendre vers elle. S'il venait à ne plus y croire, s'il lui tournait le dos et s'occupait à autre chose, il risquerait d'inventer et de développer d'autres formes et valeurs, établissant un autre système, absolument différent et qui, peut-être, pourrait ridiculiser le riche et sa volonté maniaque de possession. Lui, le riche qui connaît de l'intérieur la vanité des possessions et sait combien est fragile la chimère qui l'a placé si haut, cette hypothèse le terrorise. Le riche doit veiller à ce que les inégalités devenant extrêmes ne finissent pas par interroger la qualité de sa position. Il lui faut rester exemplaire. Pour cela, deux précautions : montrer de l'attention et de la compassion à ceux qui ne parviennent pas à lui ressembler et faire en sorte qu'ils soient tous bien convaincus que la responsabilité de l'échec leur revient. Le pauvre doit penser que, s'il n'est pas riche, c'est de sa faute, que son manque d'intelligence, de compétence, de méthode, de capacités en somme, en est seule cause.
En luttant contre la pauvreté du pauvre, le riche tout à la fois le convainc en incapacité relative d'enrichissement et lui montre sa surcapacité absolue à lui ; et comment lui permet-elle de se préoccuper des autres tout en s'occupant de lui-même, et comment justifie-t-elle l'immense inégalité qui les sépare. Le riche qui lutte contre la pauvreté de l'autre est à cet autre, non plus seulement exemplaire, mais supra-modèle, incarnation de l'idéal. Reste cependant à justifier l'échec permanent du riche dans son combat contre la pauvreté du pauvre. Pour cela, et à l'échelle du monde, l'affirmation des différences culturelles toujours mieux valorisées, et que chacun désormais est convaincu de respecter ou de défendre, est une formidable astuce ; puisque derrière l'inattaquable assertion « les différences culturelles sont la richesse du monde » se cache cette autre affreuse et pernicieuse : les différences d'un peuple à l'autre font qu'ils sont plus ou moins aptes à la modernité, c'est-à-dire à la richesse matérielle. On fait tout pour aider les plus pauvres, qui sont merveilleusement typiques, mais quand même assez cons...
Une lutte contre la pauvreté serait possible. Pas celle-ci que nous avons décrite ici et dont le cynisme fait vomir, non, une lutte véritable. Elle ferait ainsi : elle lutterait contre la pauvreté de la richesse, contre la pauvreté d'un mot, richesse, auquel a été retranché l'essentiel de son sens. La vraie richesse humaine, plutôt que dans l'accumulation individuelle ou collective délirante d'argent et de biens matériels, n'est-elle pas dans une capacité constante à acquérir et partager de la connaissance, de la sagesse, des sciences, de l'intelligence, de l'imaginaire, de la beauté, de la puissance poétique, une haute conscience de l'autre ? Si tout à coup c'était bien cela la richesse, l'on verrait aussitôt comment elle est mieux répartie, mieux partagée que ce que l'on croit, comment chacun en a mais aussi en est un morceau.
Lutter contre la pauvreté, ce serait d'abord lutter pour rétablir la notion de richesse dans sa vraie dignité et dans toutes ses dimensions, en commençant par celles qui pourraient si aisément renvoyer l'accumulation et la privation des biens matériels à la seule notion de mercantilisme cynique et stupide dont jamais nous n'aurions du les laisser échapper. La pauvreté du pauvre n'est qu'un des résultats de notre pauvreté collective devant l'idée de richesse et il n'est que l'affligeante pauvreté de nos esprits pour empêcher qu'on le comprenne. Mais ne rêvons pas, aucun changement radical n'est à attendre. La domination exercée sur le monde par les marchands richissimes est une formidable puissance que rien ne sait plus arrêter et la constante critique de leur mondialisation est une ridicule tarte à la crème jetée sur une organisation sans visage. (...) Si l'avenir humain, nécessairement collectif, doit être désormais confié au seul fantasme de l'enrichissement individuel, tant pis, mais alors que cet enrichissement ne soit pas interdit par avance à la majorité des individus qui composeront l'humanité de demain et que le monde devenu monde entièrement libéral n'empêche pas ses propres enfants, les enfants du monde, de devenir ce que lui-même prétend souhaiter qu'ils deviennent.
- Requiem des innocents, de Louis Calaferte, en poche chez Folio
- La pauvreté de la richesse, texte prononcé par Jean Michel Bruyère et Issa Samb en 1999 à la Biennale de Venise, pavillon français, disponible plus largement sur streamtease.TV
Commentaires
Nous connaissons tous, des individus qui amassent des biens, et qui se rendent malheureux dans leur vie de travail.Ils continuent malgré tout à subir sans dignité ce qui les contraints afin de poursuivre une croissance de biens .
Pourquoi ?
1)la peur de tomber dans la misère ?
mais quelle peur réelle , ceux sont-ils seulement posée la question
2) un besoin de reconnaissance , en pensant qu'ils seront respectés et craints en affichant leurs biens
Combien de personnes méditent sur cette belle et vraie remarque de Florence: "La vraie richesse humaine est la capacité constante à acquérir, partager la connaissance, la sagesse, les sciences, l'intelligence, l'imaginaire, la beauté, la puissance poétique, la haute conscience de l'autre"
Mobilisons-nous pour faire comprendre aux accumulateurs que nous le considerons pas pour leur argent, mais pour ce qu'ils sont.
et pour faire comprendre aux admirateurs des accumulateurs que la vrai richesse c'est eux.
La remarque n'est pas de moi mais de JM Bruyère et Issa Samb.
Peut-être les "accumulateurs" sont-ils avant tout prisonniers de la morale qui règne dans leur milieu ou du moins dans le milieu auquel ils aspirent d'appartenir. Il est plus facile de suivre la règle du jeu "si tu as de l'argent, tu es respecté", quand on en a, que de chercher sa valeur en soi. Rejeter le capitalisme c'est risquer de ne plus avoir autant d'argent et d'être rejeté par ses pairs. "A mesure qu'on monte on devient de plus en plus petit pour ceux qui ne savent pas voler ", dit Nietzsche.
Par ailleurs je crois que si de nombreux nantis sont malheureux dans leur travail, ils n'en viennent pas pour autant à rejeter leur milieu. Les autres de toute façon n'ont même pas à travailler pour rester riches. Pour ça il y a les actions, l'immobilier... Je suis d'accord avec toi sur le fait qu'il manque un détonateur pourremettre en question un tel fonctionnement. Le dialogue peut en être un, mais il faut s'accrocher pour le mener sur un tel terrain miné de culpabilité, d'orgueil et de mensonges !
effectivement, quel détonateur ? Montaigne dans ses essais chapitre du "pédantisme" ...
"que l'étude des sciences amollit et effémine les courages plus qu'elle ne les fermit et aguerrit. ...Je trouve Rome plus vaillante avant qu'elle ne fût savante...."sic.
Peur du rejet , peur de revenir aux origines =.nous fûmes des esclaves,.peur des despostismes = aneantissement, misère la totale. pourtant ils ne protègent rien et surtout pas leur descendance, tout au contraire, ils génèrent la misère future, le manque de courage et le manque du respect de soi. Comment créer le détonateur ? Ils sont tellement nombreux à se réfugié dans leur cocon face eux mêmes avec leur confort, devant leur télé, c'est tellement plus facile après la pression du "boulot" pour une meilleure rentabilité, et l'impression d'une reconnaissance. ILs ne savent pas qu'ils seront jetés comme des Kleenex, à la moindre occasion sans que leur entreprise regarde qu'ils avaient répondu à la pression, parfaitement et même au-delà