Deux réflexions  : la première est d'un grand romancier français, Louis Calaferte, auteur en 1952 du Requiem des innocents.

Une année, il y eut un scandale. Une importante entreprise de la ville fit venir à ses frais trois cents sujets arméniens qu'elle employa deux ou trois mois dans ses usines pour dévaloriser les salaires. De graves échauffourées s'ensuivirent, qui obligèrent l'entrerpise à réemployer les ouvriers d'origine. Avec désinvolture on licencia les cobayes arméniens. L'expérience faite, on n'avait plus besoin d'eux. Se trouvant en pays étranger ils n'avaient aucune revendication à formuler. Ca, c'est la loi. Il ne leur restait plus qu'à crever de faim ou à voler. A trois cents, bien décidés, ils eussent pu mettre la ville à sac. Dommage qu'ils n'y aient pas penser. C'eût été de la belle ouvrage. De celle qui porte tout à coup à réfléchir sur la condition de l'homme qui n'est tout de même pas un rat.

La seconde réflexion que je souhaite vous faire partager vient de deux artistes "sans qualités", Jean Michel Bruyère et Issa Samb qui discourirent en 1999 à la Biennale de Venise.

Le juste pauvre à notre système est celui qui croit à la richesse, à ses valeurs, qui l'espère et l'admire, et éprouve continuellement le désir de tendre vers elle. S'il venait à ne plus y croire, s'il lui tournait le dos et s'occupait à autre chose, il risquerait d'inventer et de développer d'autres formes et valeurs, établissant un autre système, absolument différent et qui, peut-être, pourrait ridiculiser le riche et sa volonté maniaque de possession. Lui, le riche qui connaît de l'intérieur la vanité des possessions et sait combien est fragile la chimère qui l'a placé si haut, cette hypothèse le terrorise. Le riche doit veiller à ce que les inégalités devenant extrêmes ne finissent pas par interroger la qualité de sa position. Il lui faut rester exemplaire. Pour cela, deux précautions : montrer de l'attention et de la compassion à ceux qui ne parviennent pas à lui ressembler et faire en sorte qu'ils soient tous bien convaincus que la responsabilité de l'échec leur revient. Le pauvre doit penser que, s'il n'est pas riche, c'est de sa faute, que son manque d'intelligence, de compétence, de méthode, de capacités en somme, en est seule cause.

En luttant contre la pauvreté du pauvre, le riche tout à la fois le convainc en incapacité relative d'enrichissement et lui montre sa surcapacité absolue à lui ; et comment lui permet-elle de se préoccuper des autres tout en s'occupant de lui-même, et comment justifie-t-elle l'immense inégalité qui les sépare. Le riche qui lutte contre la pauvreté de l'autre est à cet autre, non plus seulement exemplaire, mais supra-modèle, incarnation de l'idéal. Reste cependant à justifier l'échec permanent du riche dans son combat contre la pauvreté du pauvre. Pour cela, et à l'échelle du monde, l'affirmation des différences culturelles toujours mieux valorisées, et que chacun désormais est convaincu de respecter ou de défendre, est une formidable astuce ; puisque derrière l'inattaquable assertion « les différences culturelles sont la richesse du monde » se cache cette autre affreuse et pernicieuse : les différences d'un peuple à l'autre font qu'ils sont plus ou moins aptes à la modernité, c'est-à-dire à la richesse matérielle. On fait tout pour aider les plus pauvres, qui sont merveilleusement typiques, mais quand même assez cons...

Une lutte contre la pauvreté serait possible. Pas celle-ci que nous avons décrite ici et dont le cynisme fait vomir, non, une lutte véritable. Elle ferait ainsi : elle lutterait contre la pauvreté de la richesse, contre la pauvreté d'un mot, richesse, auquel a été retranché l'essentiel de son sens. La vraie richesse humaine, plutôt que dans l'accumulation individuelle ou collective délirante d'argent et de biens matériels, n'est-elle pas dans une capacité constante à acquérir et partager de la connaissance, de la sagesse, des sciences, de l'intelligence, de l'imaginaire, de la beauté, de la puissance poétique, une haute conscience de l'autre ? Si tout à coup c'était bien cela la richesse, l'on verrait aussitôt comment elle est mieux répartie, mieux partagée que ce que l'on croit, comment chacun en a mais aussi en est un morceau.

Lutter contre la pauvreté, ce serait d'abord lutter pour rétablir la notion de richesse dans sa vraie dignité et dans toutes ses dimensions, en commençant par celles qui pourraient si aisément renvoyer l'accumulation et la privation des biens matériels à la seule notion de mercantilisme cynique et stupide dont jamais nous n'aurions du les laisser échapper. La pauvreté du pauvre n'est qu'un des résultats de notre pauvreté collective devant l'idée de richesse et il n'est que l'affligeante pauvreté de nos esprits pour empêcher qu'on le comprenne. Mais ne rêvons pas, aucun changement radical n'est à attendre. La domination exercée sur le monde par les marchands richissimes est une formidable puissance que rien ne sait plus arrêter et la constante critique de leur mondialisation est une ridicule tarte à la crème jetée sur une organisation sans visage. (...) Si l'avenir humain, nécessairement collectif, doit être désormais confié au seul fantasme de l'enrichissement individuel, tant pis, mais alors que cet enrichissement ne soit pas interdit par avance à la majorité des individus qui composeront l'humanité de demain et que le monde devenu monde entièrement libéral n'empêche pas ses propres enfants, les enfants du monde, de devenir ce que lui-même prétend souhaiter qu'ils deviennent.

  • Requiem des innocents, de Louis Calaferte, en poche chez Folio
  • La pauvreté de la richesse, texte prononcé par Jean Michel Bruyère et Issa Samb en 1999 à la Biennale de Venise, pavillon français, disponible plus largement sur streamtease.TV