Pour qui a un tant soit peu lu l’œuvre du philosophe Ivan Illich (1926-2002), mes propos sembleront évidents. C'est parce que ses livres sont largement absents des rayons des meilleures librairies que je voudrais souligner la parenté d’inspiration que j'ai ressenti hier à la vision du film Les Bêtes du sud sauvage, caméra d'or à Cannes en 2012.

Le monde qui surgit à l'écran est à la fois déjà présent (les inondations en Louisiane sont récurrentes) et annonciateur de notre futur : quelques hommes, femmes, enfants, protestent pour pouvoir rester vivre sur leurs terres inondées, aux allures de terrains vagues hyper végétalisés, ornés de taudis dignes des pires townships ou favellas. Un peu plus loin, le monde "sec", au-delà de la digue qui retient les eaux destructrices, semble épargné : la ville prétend administrer les habitants du bayou sinistré.

Mais justement, ces hommes-là ne veulent pas quitter leurs terres. Car plus qu'une terre le bayou est un monde, c'est-à-dire une construction humaine qui reflètent une conception de la nature humaine. Ceux qui se nomment les braves, les caïds, dans le film, ceux qui élèvent les enfants en les félicitant d'être "de vrais animaux", fondent leur culture sur des valeurs totalement opposées à celle de notre monde urbain et industriel. Et c'est là qu'Ivan Illich me semble représenter un modèle de pensée  intéressant pour expliquer la cohérence de ce que portent les habitants du bayou. Dans son ouvrage La convivialité, Ivan Illich expose comment toutes les sphères de la vie humaine sont peu à peu pénétrées par des outils qui privent les humains du pouvoir d'agir de façon autonome : alimentation, logement, travail, éducation, santé... ne sont accessibles qu'à travers d'instruments (industries agro-alimentaires, industrie du BTP, salariat, écoles, hôpitaux...) sur lesquels nous n'avons aucune prise et qui ne prennent pas en compte la diversité des cultures. Pourtant, l'homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l'entourent, de leur donner forme à son goût, de s'en servir avec et pour les autres. A un moment du film Les Bêtes du sud sauvage, la petite Hushpuppy, six ans, élevée par son père dans le marais découvre avec horreur un foyer d'accueil pour sinistrés : elle entre dans une salle où des malades gisent sur des lits d'hôpitaux. Elle dit :

- "Ici, quand un animal est malade, on le branche à un mur. "

Au contraire son père aura droit au bûcher funéraire qu'il réclame, un face-à-face avec la mort digne des "braves".

C'est bien l'animalité qui est au cœur de ce gouffre qui sépare cette population de rebelles qui dévorent des crabes crus et cette ville aseptisée où toute émotion est médiatisée, disciplinée, comprimée. A l'image du barrage qui sépare les deux mondes. Pour les uns l'homme est un animal soumis à la même situation que les autres : face à une nature indomptable (les éléments apparaissent extravagants, l'eau omniprésente, le vent soufflant en rafale, le feu ravageur...), le règne animal dans son ensemble est uni dans un même destin. Les hommes respectent les autres animaux en affrontant leur mort, voire leur putréfaction. L'enfant apprivoise les plus fantasmatiques monstres tel l'auroch qui hante son imaginaire. Pas de privilège pour l'humanité : l'apocalypse climatique s'abat sur la terre entière.

Ainsi, déjà en 1973, Illich distingue :

cinq menaces portées à la population de la planète par le développement industriel avancé
1. La surcroissance menace le droit de l'homme à s'enraciner dans l'environnement avec lequel il a évolué.
2. L'industrialisation menace le droit de l'homme à l'autonomie dans l'action.
3. La surprogrammation de l'homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité.
4. La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c'est-à-dire à la politique.
5. Le renforcement des mécanismes d'usure menace le droit de l'homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel.
Je décrirai ces cinq menaces : à la fois distinctes et interconnectées, régies par une mortelle inversion des moyens en fins. La frustration profonde engendrée par voie de satisfaction obligatoire et outillée constitue une sixième menace, qui n'est pas la moins subtile (...)

Enracinement, autonomie, créativité sont bien les valeurs portées par l'éducation qu'entendent offrir ces nouveaux gueux de l'Amérique sauvage à leurs enfants : apprendre à pêcher, à se soigner seuls, à faire la fête ensemble. Et le plus important, explique aux enfants une merveilleuse femme sage, mi-institutrice, mi-sorcière, c'est d'apprendre à prendre soin des plus petits que soi. Alors évidemment se retrouve la convivialité, conçue comme l'inverse de la productivité industrielle:

La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société, n'importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l'envi.


C'est à une inversion de toutes nos valeurs qu'invitait Nietzsche en réaction au nihilisme : c'est bien à cela qu'aboutissent les personnages du film, hypnotisants survivants du monde, opposés farouches à la dégradation de la vie des derniers hommes qui industrialisent leur existence jusqu'à la dénaturer, de la naissance à la mort.

A voir, à lire :
Les Bêtes du sud sauvage, de Benh Zeitlin.
Ivan Illich, Œuvres complètes, Fayard.
La convivialité, Points Seuil.
Une société sans école, Points Seuil.