A l'occasion d'un débat réunissant une avocate, Marie-Laure Drucar et un magistrat, Ollivier Joulin, Vice-Président du Tribunal de Grande Instance de Bordeaux, membre du Syndicat national de la magistrature, j'ai récolté des éléments de réflexion tout à fait pertinents pour comprendre le drame qui se joue actuellement à la tête de notre Etat. Police contre Justice, pour qui, pourquoi ?

Replaçons-nous tout d'abord dans une évolution constante depuis les années 1980 vers une invocation toujours plus pressante du droit à la sécurité. C'est en 1981, alors que la droite voulait faire passer une loi sur la sécurité et la liberté, que magistrats et avocats français se sont pour la première fois retrouvés ensemble dans la rue, pour protester contre cette odieuse alliance sémantique. Car il est nécessaire de distinguer la protection de l'Etat, qui devrait nous être assurée et la sécurité, notion floue applicable à tout et n'importe quoi, jusque là synonyme d'ordre répressif. En ce temps-là, le but était de faire entrer dans les mœurs des atteintes à la liberté devenues malheureusement monnaie courante depuis : contrôle d'identité intempestifs, responsabilité pénale des organisateurs de manifestation, traitement rapide des délits : la fameuse comparution immédiate. Il a fallu que les mentalités s'ancrent profondément à droite pour qu'un discours tenu à l'origine par l'extrème-droite soit accepté voire plébiscité par une large partie de la population.

Or, l'escroquerie mérite d'être soulignée. On nous promet la sécurité quand c'est l'apparence de la sécurité que nous obtenons en réalité. D'une part, la Justice ne reçoit pas les moyens dont elle a besoin pour accomplir sa tâche. Dotée de 2 % du budget (ce qui place la France au 21ème rang sur 23 pays européens, en budget par habitant consacré à la Justice), la Justice finance pour la moitié l'administration pénitentiaire, et pour le reste l'aide juridictionnelle, les tutelles, la protection des mineurs... Elle ne consacre que peu d'argent aux salaires de ses magistrats, ce qui explique qu'ils soient aussi nombreux qu'en 1850 ! Ce traitement misérable est volontaire : une Justice forte représente une menace pour les politiques et M. Sarkozy a l'audace de jouer franc jeu en la matière. Peut-être entend-il se prémunir ainsi des ennuis qui tomberont bientôt sur son Président, M. Chirac.

D'autre part, réclamer à corps et à cris davantage de comparution immédiate, cela revient à faire du chiffre, à boucler des dossiers qui ne sont pas traités avec soin par manque de temps c'est-à-dire à fabriquer de l'injustice, de l'erreur judiciaire et donc de la récidive. 17% des affaires passent ainsi en comparution immédiate et contrairement à ce qui se dit, elles sont jugées avec énormément de sévérité selon l'idéologie de la tolérance zéro. Tout fait pénal ( c'est-à-dire qui relève d'un conflit entre l'Etat et un citoyen, contrairement au droit civil, où deux citoyens s'opposent) est censé recevoir une réponse pénale quelle que soit sa gravité. De la même façon que la police française s'amuse à mettre des pv aux automobilistes afin de gagner des points facilement, plutôt que de rechercher des criminels plus difficiles à attraper, les magistrats sont invités à juger un maximum de personnes, le plus vite possible.

Pourtant, comment croire qu'une personne mal jugée pourra ressortir de prison la tête haute et ainsi ne pas recommencer ? Il faudrait pour cela que sa peine ne soit pas trop longue. Il faudrait pour cela qu'elle rencontre en prison l'occasion de bifurquer vers autre chose que la délinquance ou le crime. Avec deux éducateurs pour la prison de Gradignan en Gironde, qui compte environ 650 détenus, il est difficile d'imaginer que quelque chose soit fait dans ce sens. Car au fond, comme l'expliquait Michel Foucault, il existe une loi fondamentale dans la psychologie française qui consiste à considérer qu'un prisonnier doit toujours être moins bien traité que le dernier des citoyens. A l'heure où les droits des plus faibles sont remis en cause, il n'est pas étonnant que la Justice devienne cible car le socle de la démocratie s'émousse.

La loi dite sur la prévention de la délinquance concentre ainsi tous les défauts dont je viens d'esquisser la carte :

  • Etiquetage rapide des individus
Enfermer une personne dans une définition une et figée revient à lui infliger une blessure dont elle peut ne pas se remettre. Nous sommes tous des êtres en devenir et personne n'a le droit de préjuger de notre nature de voleur, de violeur ou de délinquant. Surtout quand il s'agit d'enfants !
  • Poursuite de la spirale répressive déjà bien initiée depuis 1999
Caméras, augmentation des possibilités de perquisition et d'écoute : aux Etats-Unis il a fallu Patriot Act II pour qu'une partie de la population se rende compte que sous couvert de lutte contre le terrorisme le gouvernement organisait un véritable carcan sécuritaire. Perben 1, puis Perben 2... ?
  • Brouillage du message politique
L'utilisation de termes opposés (liberté/sécurité, sanction(réservée au pénal),/ réparation(réservée au civil), prévention/répression) donne l'illusion d'un équilibre dans les mesures alors qu'elles sont proprement incohérentes. Avec une stratégie de communication qui vise l'émotion plutôt que la raison, des médias aux bottes d'un petit chef qui se rêve dictateur, une population fragilisée par le sentiment de précarité qui se diffuse dans la vie quotidienne, la France est-elle prise au piège ? Il est de toute façon encore temps de le déjouer.