Le libéralisme pratiqué par Bruxelles n'est pas assumé publiquement. C'est la leçon que nous pouvons tirer de l'épisode Bolkestein. Accepté par tous dans l'ombre, critiqué dans les milieux militants, le projet de directive sur les services s'est vu propulsé tout d'un coup sous les feux des médias. Le 15 mars dernier, le président de la Commission européenne déclarait qu'il n'entendait pas revenir sur le principe du pays d'origine, pourtant au centre des critiques. Une semaine et une manifestation médiatisée plus tard, le 23 mars, le même M. Barroso annonçait que la directive ne répondait pas aux exigences sociales et qu'elle serait pour cela revue. Fallait-il simplement rappeler que la société avait des exigences en la matière ? En visite à Paris hier, M. Barroso s'est étonné du pessimisme et de la peur qui sous-tendent selon lui les protestations contre son projet.

La question de l'immigration est aussi fondamentale que complexe. L'ANPE organisait ainsi les 23 et 24 mars dernier un colloque sur le thème "Migrations internationales et gestion de l'emploi". L'atelier "Cadres légaux des politiques migratoires" a été l'occasion pour le public de demander des explications sur cette question à d'éminents juristes. Michèle Bonnechère, Professeur de droit du travail à l'Université d'Évry, a ainsi expliqué : il existe une directive du 16 décembre 1996 qui a le mérite d'imposer dans le cadre des détachements le respect du salaire minimum et d'un noyau dur de la législation du pays d'accueil. Elle n'est pas remise en cause par la directive sur les services, mais elle est néanmoins présentée comme une exception. Considérer le droit social comme une exception constitue il est vrai un problème. Le contrôle reste également problématique. Jean-Yves Carlier, Professeur de droit à l'Université catholique de Louvain, en Belgique, a pour sa part parlé de consensus trop minimum qui peut entraîner des risques dans la mise en oeuvre de ces textes.

Si la directive Bolkestein s'intéresse aux travailleurs détachés, la Commission européenne a adopté cette année un livre vert sur une approche européenne pour la gestion des migrations économiques. Elle constate l'interdépendance des politiques migratoires des Etats membres : ils sont confrontés aux mêmes enjeux. Le but du livre vert n'est pas de définir la nature ou le volume des flux migratoires, mais de lancer un débat sur un éventuel cadre institutionnel européen pour l'immigration économique qui vienne compléter les instruments nationaux. S'il pose des questions et propose des options, il n'apporte pas de réponses. La Commission invite tous les acteurs concernés à envoyer leur contribution avant le 15 avril 2005. Un débat public se tiendra fin juin et la Commission préparera ensuite un plan d'action européen sur l'immigration légale, en réponse à la demande du Conseil européen, formulée en décembre 2000. La contribution finale du colloque, par Jacky Fayolle, Directeur de l'Institut de Recherche économiques et sociales, revient sur ce thème précis et mérite d'être entendue et discutée :

A-t-on affaire aujourd'hui a des migrations plus déstabilisantes, dans un contexte de libéralisation ? L'économie informelle employant structurellement des travailleurs non déclarés se développe. Les échanges de prestations de services tendent a articuler migration et délocalisation. A cet égard, si le projet plus ou moins défunt de la directive Bolkestein ne remet pas en cause formellement le droit du travail et le droit social applicable, ceux du pays d'accueil, elle soulève quelques fortes questions concernant l'intéret salarial de l'employeur à pratiquer un détachement, en particulier pour les salariés mieux qualifiés que le niveau correspondant au salaire minimum du pays d'accueil. Elle nous interroge sur le risque d'évasion des cotisations sociales, la subordination excessive du travailleur détaché et le contrôle des modalités effectives du détachement et de sa durée.

C'est le contenu de la mobilité qui est en jeu. La mobilité est-elle l'exercice d'une liberté réelle par des travailleurs munis de droits personnalisés et collectivement garantis ou la contrepartie d'une libéralisation des prestations de services subordonnant étroitement les travailleurs détachés ?

Le livre vert pose ainsi la question : devrait-il y avoir des limitations de la mobilité du travailleur ressortissant d'un pays tiers sur le marché du travail de l'Etat membre de séjour ? Dans l'affirmative, lesquelles (employeur, secteur, région, etc.), dans quels cas et pendant combien de temps ? Qui devrait être le titulaire du permis (combiné de travail et de séjour) ? L'employeur, le travailleur ou devraient-ils être co-titulaires ? Le livre vert évoque également le risque que le migrant devienne ainsi propriété de son employeur.

Il semble néanmoins que la simple évocation des risques ne suffisse pas, loin de là, à les enrayer. Le GISTI, (Groupe d'information et de soutien des immigrés), propose une analyse approfondie du livre vert qui critique la tendance européenne à faire de l'utilitarisme migratoire.

Dans tout ce système d'immigration économique, depuis l'évaluation des besoins économiques ou des quotas jusqu'au contrôle des droits des migrants exercé par leur employeur, on assiste à un transfert inquiétant des responsabilités de l'immigration de l'Etat vers les employeurs et les organisations patronales. Qui sera garant des droits des travailleurs si l'Etat manque à son devoir de protection des "plus faibles" ? Quel contrôle démocratique peut-il s'exercer sur ces mécanismes ? Laisserons nous les intérêts économiques déposséder la démocratie ?

Entre la peur d'une immigration pourtant nécessaire à une Europe vieillissante, l'hypocrite fermeture de l'Europe depuis la crise pétrolière des années 1970, l'illégalité de masse et l'entrée des nouveaux pays membres, l'attrait de modèles sélectifs des migrants (à l'image d'un Canada qui reste toutefois plus de dix fois moins peuplé que l'Europe), doit nous interroger pour qu'ils ne nous soient pas imposés comme solution miracle à une question éminement complexe.