Han pasado, par Edouard Schaelchli et Florence Louis
Par Florence Louis le mardi 26 avril 2022, 15:30 - Politique - Lien permanent
Réflexions sur l’orien
Réflexions sur l’orientation fasciste de la société techno-libérale de croissance
Le chef naît quand le fascisme est devenu nécessaire. Mussolini paraît lorsque les temps sont révolus et si ce n'était pas Mussolini, n'importe quel général ou industriel emporterait l'affaire. Le chef ne vient au monde que parce que la mentalité générale du public exige ce chef, réclame ce héros dans lequel elle veut s'incarner. Le fascisme n'est pas une création du chef mais le chef une création de la mentalité préfasciste. Le chef est là en somme pour concrétiser des aspirations parfois encore inconnues de la foule - et c'est ce qu'il faudra comprendre lorsque je parlerai de la démagogie du fascisme. Il n'est pas question d'un homme qui veut un monde de telle façon et sur telle mesure - mais d'un homme qui s'applique à réunir en lui tous les lieux communs que la foule accepte, qui catalogue toutes les vertus que le public demande et qui, par là, prend un pouvoir, un ascendant sur lui. Un état d'esprit commun antérieur au fascisme est une condition sine qua non du fascisme. Jacques Ellul, 1937
La raison ne demande pas, n’accepte pas l’obéissance. On ne commande pas au nom de la raison comme on commande à la manœuvre. Il n’y a aucune armée de la raison, aucuns soldats de la raison, et surtout il n’y a aucuns chefs de la raison. Il n’y a même, à parler proprement, aucune guerre de la raison, aucune campagne, aucune expédition. La raison ne fait pas la guerre à la déraison. Elle réduit tant qu’elle peut la déraison par des moyens qui ne sont pas les moyens de la guerre, puisqu’ils sont les moyens de la raison. La raison ne donne pas des assauts ; elle ne forme pas des colonnes d’attaque ; elle n’enlève pas des positions ; elle ne force pas des passages ; elle ne fait pas des entrées solennelles ; ni elle ne couche comme le vainqueur militaire sur le champ de bataille. Charles Péguy, 1901
Il est donc bien évident que si l’on veut saisir le fascisme dans sa réalité, il ne faut pas le rechercher dans les constructions des intellectuels; à la rigueur peut-on procéder ainsi pour le communisme, mais le fascisme par sa nature même s’y oppose. Discuter de la valeur du travail ou de l’État totalitaire sur les bases que nous offre Rocco ou Villari, c’est discuter dans le vide, c’est faire œuvre inutile. Le fascisme ne s’étudie pas dans sa doctrine parce qu’il n’est pas une doctrine; il est un fait, produit de situations historiques concrètes. Il est sans intérêt de discuter des diverses formes sociales du fascisme, ou d’opposer en thèse pure fascisme contre libéralisme ou contre communisme, parce qu’il y a des forces qui dépassent ces mots, qui enchaînent les situations. Pour l’étudier, ne pas prendre des livres doctrinaires qui le rattachent à Sorel ou à Spengler, mais des statistiques, et la description froide d’une organisation technique. Il faut séparer le fascisme de toute idée parce que dans la réalité, il est ainsi séparé: nous allons voir qu’il a consacré cette scission définitive de la pensée et de l’acte, qu’il l’a utilisée. Si j’étudie par conséquent le passage du libéralisme au fascisme, je ne le ferai que dans les faits, sous l’angle de l’économie, de l’organisation politique, de la communauté, etc.
Pour qu’il y ait une masse, il faut donc qu’il y ait trois conditions réunies: un groupe d’hommes de conditions, nature, etc., divers – qui se font une représentation d’unité – mais que cette unité n’ait pas un caractère nécessaire de longue durée: à distinguer par conséquent de la foule, ou de la horde. La représentation concordante d’unité de tous les individus de la masse peut avoir des raisons très différentes: un intérêt commun, une situation économique ou sociale (groupe de chômeurs), un sentiment provoqué par le monde extérieur, soit de satisfaction, soit de mécontentement (foules du 6 février). On s’aperçoit alors qu’il faut distinguer entre les masses abstraites et les masses concrètes. Les masses abstraites sont celles qui reçoivent passivement des influences ou des suggestions de l’extérieur – influences et suggestions identiques pour tous. [...] Leur masse est effectivement abstraite, parce qu’ils ne conçoivent pas l’identité de leurs réactions, leur rôle consistant à ne plus être qu’un instrument récepteur et qui émettra à son tour certaines excitations; leurs représentations ne seront jamais qu’une prise de conscience de la masse et non pas une brisure de celle-ci. Seulement cette prise de conscience risquerait d’empêcher le passage de la masse abstraite à la masse concrète. Supposons en effet qu’il y ait dans la vie d’un individu, en succession ininterrompue, création et destruction de participation à des masses diverses (bureau, cinéma, café, journal, jazz); on verra se produire peu à peu une intégration complète de l’individu à ces masses successives – une solidarité mécanique naît. Si maintenant nous supposons qu’un tel individu reçoive une excitation suffisamment forte dans une masse quelconque pour passer à l’extériorisation, et par exemple à l’action, comme il est dans le même état que tous les individus qui font partie de cette masse très précise (lecteur d’un quotidien), tous les individus de cette masse répondront identiquement à l’excitation: même sans mot d’ordre individuel, tous les lecteurs de l’Action française se retrouveront à la Concorde le 6février. Poursuivons nos suppositions. Si tous les individus font partie de masses identiques qui occupent entièrement leur vie, si par conséquent, ils vivent dans un état de solidarité mécanique abstraite, et si ces individus reçoivent l’excitation nécessaire, ils réagissent tous dans le même sens, mais ce ne sera plus ici dans leur comportement d’un soir, ce sera une extériorisation globale dans leur vie même. Ils deviendront l’expression non plus d’une série de masses abstraites mais d’une série de masses actuelles, réalisées, concrètes qui s'appelle exactement le fascisme.
Et nous voici revenus en plein dans notre question; le fascisme se présente, au point de vue des formes de la sociabilité, comme une transformation des masses abstraites en masses concrètes à l’intérieur d’une solidarité mécanique. Mais c’est, après tout, la synthèse de ce que j’ai dit jusqu’ici: le libéralisme et l’individualisme préparent cette transformation par une création des masses abstraites et par une solidarité mécanique sans cesse plus poussée. L’on peut bien dire en effet que tous les libéraux se sont trompés lorsqu’ils ont cru que leur doctrine amenait à une plus grande prise de conscience de l’individu. Au lieu de voir l’homme, ils ont vu des schémas de l’homme et les doctrines se sont basées sur ces schémas. [...] Nous avons vu que la fonction extrême la plus développée d’une société mécanique est la fonction répressive. Or maintenant se développe, à la place de la fonction répressive, une fonction préventive. Au nom du sens commun, au nom du bien commun, au nom de la morale commune, on tend à créer le type d’homme commun (Homo rationalis vulgaris, dira-t-on dans le petit Larousse). [...] Cet homme idéal créé, on en répandra le type à toute occasion, par les énormes moyens de persuasion dont on dispose. Un million d’hommes ne peut pas avoir tort, déclare je ne sais plus quel savon à barbe. Vérités admises. Il suffit d’ouvrir un journal pour respirer cet air – courrier de la femme ou petites annonces de mariage. Le libéralisme a entraîné un amorphisme social probablement sans précédent dans l’histoire. Il a permis la création de ces masses abstraites dont je parlais tout à l’heure, de cette vie par masses et uniquement par masses – où la vie de l’homme se recouvre, d’une série de cercles qui se recoupent et qui absorbent totalement l’individu. Groupe du café et groupe du club, groupe du sport et groupe du métier. Il prend telle figure à telle place, et telle autre dans tel milieu. Il n’est plus lui-même, il est essentiellement l’homme social, obtenu par les moyens préventifs, celui dont la société n’a plus rien à craindre, qui ne peut au contraire que la stabiliser – c’est bien ce qui va arriver. Dans cette société néo-mécanique, le choc qui entraînera l’apparition des masses concrètes sera d’autant plus facile que l’amorphisme sera plus complet. Et de même, les notions de sacrifice et d’héroïsme seront d’autant plus facilement exaltées que l’individu aura perdu conscience de sa valeur. Le fascisme se présente, au point de vue social, comme un amorphisme mieux combiné, plus volontaire quel’autre état, libéral, mais du
même ordre, appartenant au même type de société.
- Jacques Ellul, « Le fascisme, fils du libéralisme », Cahiers Jacques Ellul. Pour une critique de la société téchnicienne, n° 1, les années personnalistes, 2003, pp. 113-139.
- Christophe Guilluy, No society, Flammarion, 2018
- Elias Canetti, Masse et puissance, 1959.