Après trois ans de travail, une cinquantaine d'ateliers de parole avec les habitants de Bordeaux, quartiers sud, voici que parait Mémoire vivante, aux Editions du détour. Un travail sur la mémoire de personnes oblige à la fidélité, aux propos et aux idées échangées durant les rencontres.
C'est pourquoi, afin d'apporter un regard réflexif sur l'histoire des quartiers depuis les années 1930 (époque d'où datent les plus anciens souvenirs que nous avons récoltés), nous avons choisi de ponctuer récits et photographies (souvent tirées d'archives familiales ou prises pour l'occassion) de citations d'auteurs dont la pensée éclaire cette grande mue (B. Charbonneau). La ville en est à la fois le sujet et l'objet, prise dans un siècle de modernisation incessante, emportée dans une métropolisation à échelle européenne, soumise aux opérations d'un aménageur "d'envergure nationale", Euratlantique.

L'extrapolation à partir du passé est un détour nécessaire pour s'affranchir des graves lacunes que comporte la connaissance propre à une seule génération. Ne pas prendre le temps de reconsidérer le passé compromet l'acuité du regard qu'il faut porter pour comprendre le présent et commander à l'avenir. (L. Mumford, Le mythe de la machine, 1966, cité par R. Garcia, La collapsologie ou l'écologie mutilée, 2020)

Dans ce livre, porté par une association d'éducation populaire, Philosphères, écrit à quatre mains (Florence Louis et Marianne Peyri), résonne les voix des anonymes à qui on ne demande jamais leur avis. Ce ne sont ni des experts, ni des représentants (d'entreprises, d'institutions, d'associations...) : des personnes qui parlent en leur nom, de ce qui est le plus cher à leurs yeux : leur existence, celle qu'ils partagent avec leur famille, leurs voisins, leur rue, leur ville. Et comment cette existence s'est transformée, sans décision, comme par un glissement tacite du commun vers le marchand. On ne trouvera que rarement de prise de parole clairement politisée (au sens où l'individu a conscience de chercher à "faire polis", à parler au nom et pour la communauté). Ce sont les détails, les anecdotes qui disent le sens et même le plus souvent le non-sens qui préside aux bouleversements urbains, traduits au quotidien.
A l'invitation d'Ivan Illich, comme le crabe, remontant le temps à reculons : partez de Bordeaux 2020, métropole qui se projette en smart-city pour reculer jusqu'aux temps où la ville encore conviviale est faite d'habitats vétustes dans ses quartiers populaires, là où la vie rime encore avec pêche de subsistance, marchés paysans et entraide. Tentez le voyage et laissez parler ceux qui certes n'ont pas fait la révolution (même si certains racontent le rêve de 1968), mais portent en eux les traces de ce qui a construit notre présent, à l'heure où il chavire. 

Mémoire vivante, Florence Louis et Marianne Peyri, Editions du détour, 2020, 188 pages, 20 euros.
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