La pensée d’Édouard Glissant (1928-2011) s'étend des tréfonds de la mer caraïbe aux mornes élégants d'une Martinique habitée par ses terres, ses feux, ses eaux et ses vents :  philosophie tellurique, qui ose réunir corps et esprit, humains et monde, poésie et rationalité.

Si la littérature a été la première à consacrer Glissant (prix Renaudot en 1958 pour La Lézarde au Seuil), c'est la philosophie qui le forme, de 1946 à 1953, à la Sorbonne. Pénétré des joutes qui opposent les philosophes depuis des siècles, c'est ostensiblement du côté d'Héraclite qu'il se tourne, préférant l'Obscur et sa poétique à la dialectique d'un Parménide. Il avance en prenant pied au fond de cet Océan atlantique jonché de cadavres qui ne devinrent africains qu'une fois embarqués vers un nouveau monde qu'ils ne connurent jamais. Glissant revendique des racines-rhizomes : à la différence d'une racine unique qui cherche la profondeur en tuant ce qui n'est pas elle,

à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes.Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. (Gilles Deleuze et Félix Guattari Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Éditions de Minuit 1980

 

Tali, étude n°20

Alors que nous parvenons à la clôture de la conquête, cette recherche d'une terra incognita, à connaître, pénétrer, exploiter, l'heure est venue d'annoncer non une fin du monde apocalyptique, mais l'advenue du Tout-monde. Glissant offre une pensée tierce,

  • face au repli identitaire qui croit retrouver l’Être (dans la langue, dans une filiation, dans la révélation d'une Dieu unique, qu'il soit juif, chrétien ou musulman) et sacrifie la Relation (aux autres, au monde, à soi),
  • face à la mondialisation, aux multinationales qui standardisent, homogénéisent le divers en une bouillie informe, médiatisée, qui nous donne l'illusion de connaître le réel.

Entrer en mondialité : ouvrir les imaginaires pour qu'ils s’imprègnent des détails qui interpellent la totalité, des différences de l'être-comme-étant en lieu et place de l’Être absolu qui se veut seul légitime, des multiplicités chatoyantes toujours en relation avec tout le reste. Créations, résistances à l'uniformisation, créolisation comme procédé à l’œuvre en tous lieux : "La différence est le tissu du vivant et la toile du monde" (PR).

Édouard Glissant nous emporte dans son sillage aux mille dessins, nous délaissons les murs, la force et la fixité. Nous retrouvons l'audace d'"une philosophie errante, dont les pôles et les points d'échange se déplaceraient sans cesse" (PR) , depuis notre jardin jusqu’aux confins des glaces, du XXIème siècle jusqu'aux lointains commencements.

La philosophie ne "doit surtout pas être oraculaire" prévient Claudine Tiercelin,  fer de lance d'une métaphysique qui se veut scientifique : partisan d'une pensée de l'imprévisible, du tremblement, Glissant lève l'interdit et ose un "cri d'utopie"  :  ses écrits sonnent comme des oracles, et certains, comme Alexandre Leupin, pensent qu'il nous faudra encore des siècles pour les déchiffrer.

Outre le théâtre, les poèmes, les romans, la collection blanche de Gallimard accueille plusieurs essais d'Edouard Glissant, et notamment :

Philosophie de la relation, 2009

Traité du tout-monde, 1997

Introduction à une poétique du divers, 1995