Vous pouvez admirer les roses photographiées dans le jardin ; vous n'en sentirez pas pour autant le parfum.

« Personne n'a pris le commandement du système technicien pour arriver à un ordre social et humain correspondant. Les choses se sont faites, « par la force des choses », parce que la prolifération des techniques médiatisée par les médias, par la communication, par l’universalisation des images, par le discours humain (changé), a fini par déborder tous les obstacles antérieurs. par les intégrer progressivement dans le processus lui-même, par encercler les points de résistance qui ont pour tendance de fondre, et cela sans qu'il y ait de réaction hostile ou de refus de la part de l'humain parce que tout ce qui lui est dorénavant proposé d'une part dépasse infiniment toutes ses capacités de résistance (dans la mesure où il ne comprend pas, le plus souvent, de quoi il s'agit), d'autre part est dorénavant muni d'une telle force de conviction et d'évidence que l'on ne voit vraiment pas au nom de quoi on s'opposerait. S'opposer d'ailleurs à quoi ? On ne sait plus, car le discours de captation, l'encerclement, ne contient aucune allusion à la moindre adaptation nécessaire de l'homme aux techniques nouvelles. Tout se passe comme sicelles-ci étaient de l'ordre du spectacle, offert gratuitement à une foule heureuse et sans problème. »
Jacques Ellul,
Le bluff technologique

« Qu'aurions-nous fait sans Internet ? » : tel est le nouvel argument qui glisse des lèvres des confinés. Nouveau ? Pas vraiment. Il n'est que le sempiternel « y a quand même du bon dans les nouvelles technologies ! », remis au goût du jour. Il reprend toutefois aujourd'hui de la vigueur, très utile pour justifier les projets pharaoniques tels que le déploiement de la 5G ou plus largement l'orientation techniciste du gouvernement. Ainsi le ministre de la Culture, Franck Riester feint de constater le 19 avril dans le Monde que « les outils numériques sont un formidable moyen d'accéder à la culture »...

Évidemment, si la technologie n'apportait rien, nous ne l'utiliserions pas. Être cloîtré chez soi pendant deux mois, pour une grande majorité d'urbains, avec ou sans enfant, confère aux écrans domestiques une importance encore plus forte qu'elle ne l'était. Parce qu'une bonne part des efforts de chacun s'est tournée vers ces média : certains ont été sommés de le faire (enseignants, télétravailleurs, médecins...), d'autres se sont libérés de l'injonction (ainsi ces professeurs des écoles qui ont distribué les devoirs sur papier à leurs élèves, par paquet d'un mois!). D'autres ont volontairement proposé des contenus sur le web, comme s'il fallait être absolument présents (pour ne pas disparaître dans cet « après » que beaucoup rêvent empreint d'une sagesse digne des grands philosophes ?). Il semble indispensable d'apporter sa pierre à l'édifice virtuel. Tous ces contenus « culturels » visent à participer à la « Nation apprenante ». Étrange que cette réapparition du mot nation, au moment même où l'humanité tout entière affronte le même problème.

Notre crainte tient en ce que cette situation exceptionnelle – le confinement – ne demeure un modèle de société.

Soulignons ce qui nous semble paradoxal : d'un côté on vante les mérites d'une technologie qui rassemble « la nation », et de l'autre on nous promet que cette utilisation plus que massive (monopolistique aurait dit Illich) de la technologie comme dispensatrice de culture restera exceptionnelle et que tout rentrera dans l'ordre. C'est oublier qu'avant le virus, l'ordre était déjà un ordre technicien.

Certes, rétorqueront certains, il n'y a pas que cela, par exemple les ventes directes des petits producteurs ont explosé... Mais les Amap étaient déjà répandues, seule manquait la motivation des « consom'acteurs » qui se sentaient plus « libres » d'aller au supermarché. Et aux dernières nouvelles on ne mange pas encore de l'ordinateur. Que des solidarités se soient développées en dehors d'Internet ne doit pas nous amener à relativiser l'impact de la digitalisation de nos existence. Les deux aspects sont concomitants et ne se compensent pas. La société et le système technicien restent dissociés.

Mais l'autre phénomène que nous voudrions souligner, c'est qu'outre cette manière de penser la culture comme une ressource produite par certains et distribuée dans les foyers grâce à Saint Computer, les technologies numériques sont désormais ce qui relient les hommes et les femmes, et même pourrait-on dire, ce qui tient lieu de religion. Les signes de ce désir de communion dans le tout étaient déjà sensibles à travers l'addiction aux smart-phones : la connexion en lieu et place de la présence charnelle à l'autre. Le sacré transféré à la technique : c'est ce qu'écrivait déjà Jacques Ellul en 1954.

Et les conséquences de ce phénomène sont d'autant plus innombrables que le déni de cet état de fait reste quasi total. Qu'aurions-nous fait sans Internet ? Que ferions-nous sans la technologie ? Ces questions, largement rhétoriques, méritent d'être mises en parallèle avec celle-ci : « Que ferions-nous sans l'aide de Dieu ? ». Vivre la technique comme une providence, c'est se soumettre à ses diktats.

Alors non, définitivement, nous refusons de croire que d'un point de vue culturel, la technique nous a sauvés de quoi que ce soit : nous serions comme des prisonniers dans leur cachot qui glorifieraient leurs matons. Demandons-nous plutôt ce qui nous a réduit à l'état de prisonniers qui attendent que la culture leur parvienne par des mains invisibles, comme la pitance à travers une grille. Pourquoi la nature a t-elle disparu de nos vies quotidiennes ? Pourquoi la possibilité de s'en nourrir est-elle vécue comme un privilège ? Pourquoi sommes-nous pour la plupart cloîtrés dans des appartements, privés de toute capacité à créer autre chose que de quoi se divertir ? Ce sentiment d'être privilégié parce qu'on a un jardin, une cour, un balcon, un parking en plein air ou même la vue sur un arbre permet de contrecarrer tout sentiment de révolte face à notre façon d'être logé dans le monde : « la société nous a dépossédés du droit d'habiter » expliquait Ivan Illich dans un article d'El Pais (5 juin 1983) : « avec la même évidence avec laquelle on met le lait en brique de carton, on nous installe pareillement dans des maisons-garages. » Sans communaux pour construire en commun, nous nous replions sur nos écrans pour oublier que nous n'avons plus de monde à habiter.

Rappelons le triptyque qu'Ellul dessine à la fin de son ouvrage de 1988, Le bluff technologique : sur le panneau principal apparaît l'homme adapté : calmé par ses hypnotiques, jogging et autres entraînements. Sur le volet de gauche, l’homme fasciné fait face au joueur, l'homme diverti, qui figure sur le volet de droite : «  jouez, jouez, nous nous occupons du reste »... Individus « sans transcendance ni Nature », auto-centrés, qui « s'offrent en spectacle à d’autres individus »... Fasciné, adapté, diverti : tel est l'homme d'aujourd'hui. Ne croyez pas qu'il soit libéré, privé de la présence de l'autre, en chair et en os.

« La croissance technicienne enlève à l'homme ce qui fait de lui un homme ». Reste la vie nue. Est-ce là encore une vie humaine ?