Monsieur le Maire,

Vous avez pris la décision, en avance sur toute disposition réglementaire nationale, d'interdire le marché qui se tient ordinairement le dimanche sur la place centrale d'Egletons et d'en avertir immédiatement les marchands présents dimanche dernier (22 mars). Vous vous sentez sans doute aujourd'hui justifié d'avoir ainsi procédé par l'interdiction générale qui s'est, entre-temps, étendue à tout le territoire, sauf dérogation spéciale des Préfets. Vous ne vous poserez donc sans doute aucune question et n'éprouverez aucune espèce de doute concernant le bien-fondé d'une telle décision. C'est l'avantage d'une situation d'urgence que de simplifier à l'extrême les formalités juridiques et les procédures administratives pour les rendre purement et simplement expéditives.

Il appartient de droit aux citoyens qui vous ont élu de vous faire part de l'inquiétude où les met cette précipitation des Pouvoirs Publics à suspendre, pour des raisons sanitaires prétendument scientifiques, toutes les conditions de la vie sociale ordinaire, sans laisser aux individus la moindre part d'initiative pour se préserver au mieux d'une épidémie dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'a nullement été anticipée par les dits pouvoirs. Vous-même n'avez été récemment reconduit dans vos fonctions de Maire que parce que le haut conseil scientifique jugeait que la tenue des élections ne présentait pas de risque particulier, du moment que se trouvaient respectées certaines mesures de précaution. On peut imaginer qu'aujourd'hui le même Conseil haut et scientifique jugerait extrêmement dangereux de vous élire, ce qui devrait, par voie de conséquence, vous rendre vous-même plus circonspect à l'égard des décisions que vous prenez. Qui sait, en outre, si, demain, il ne sera pas jugé dangereux de faire ses courses dans les grandes surfaces que, par votre décision, vous favorisez dans une certaine mesure ? Pourquoi n'appartiendrait-il pas, étant donné l'incertitude qui plane aujourd'hui sur le caractère réellement rationnel des décisions scientifiques, à chaque individu de veiller lui-même sur sa santé en choisissant de faire ses courses en plein air plutôt que dans l'atmosphère aseptisée et peu ragoutante de supermarchés où de malheureuses caissières se trouvent contraintes de s'exposer à la contagion alors qu'elles auraient toutes les raisons de rester chez elles ?

Je suppose que vous avez sursauté en me voyant mettre en cause le caractère « rationnel » des décisions dites scientifiques. C'est que vous partagez sans doute une croyance dont j'avoue m'être moi-même progressivement émancipé depuis que j'ai appris que les antibiotiques dont on a gavé plusieurs générations d'enfants (par ailleurs non allaités) depuis la fin de la seconde guerre mondiale devaient être utilisés avec prudence à cause des effets qu'ils ont à long terme sur les défenses immunitaires de l'organisme. Peut-être l'humanité serait-elle mieux défendue contre le virus auquel on prétend aujourd'hui opposer un arsenal de mesures dignes d'une guerre mondiale, si l'on avait songé à développer nos systèmes d'immunité naturelle plutôt que de nous rendre de plus en plus dépendants d'une médecine largement inféodée aux laboratoires pharmaceutiques que leur logique de rentabilité a conduits à délocaliser en Chine la plupart de leurs unités de production. Sans préjuger de rien en matière de prévention et de thérapeutique, il est de la plus saine rationalité d'admettre qu'un système de santé publique n'a pas à s'enfermer dans une vision unilatérale excluant a priori toute discussion sur ce qui définit et favorise la santé.

La question pourrait ne pas sembler d'actualité, étant donné le caractère de gravité et d'urgence de la crise que nous vivons. Pourtant, au regard de ce qu'il nous est donné d'entendre quotidiennement à la radio (où il est frappant de constater qu'a été drastiquement limitée toute liberté d'expression, comme si nous étions en guerre), on est tout à fait fondé à se demander si la caution scientifique ne sert pas avant tout de paravent à une volonté délibérée d'imposer au pays une norme qui pourrait, une fois l'urgence passée, inspirer un nouveau modèle de socialité où des choses comme « la rue » et « la vie quotidienne » feraient l'objet d'une forme de normalisation accrue, en fonction des risques mis en évidence par la crise actuelle. Je sais, M. le Maire, que vous n'êtes pas un philosophe et que votre bon sens se borne à gérer les affaires de votre commune conformément aux orientations définies par la réglementation-législation française et européenne, lesquelles font de la plupart des « élus préférés des Français » de pauvres pions incapables de la moindre initiative sérieuse. La manière dont se sont imposées les monstrueuses intercommunalités dans lesquelles vos compétences se noient en est l'illustration la meilleure. Mais enfin, vous êtes un homme, M. le Maire, comme tout le monde, et cela devrait suffire à vous faire sentir tout le ridicule qu'il y a à empêcher vos administrés de sortir se promener autour du lac d'Egletons ou dans les bois qui nous entourent. On a pu entendre récemment un préfet déclarer que « les endroits où les gens ont envie d'aller sont justement ceux qu'on va leur interdire ». En Italie, un observateur patenté s'est exclamé, désolé : « On voit encore des gens dans les rues, malheureusement ! » Noble et scientifique objectivité !

N'allez pas penser, surtout, que j'ai la naïveté de soupçonner nos dirigeants de vouloir attenter à nos « libertés ». Non, je le sais, on ne nous interdira pas demain de faire nos courses où nous voudrons, ni de consommer comme nous le désirerons, ni de faire du tourisme sanitaire, culturel ou sexuel comme bon nous semblera. Mais c'est pire : sans rien nous interdire de précis, on nous aura sensibilisés à quelque chose qui s'accorde parfaitement avec un modèle de société bien précis, où toutes les activités sociales, culturelles se trouvent comme déracinées du sol communautaire qui les rend nécessaires pour être affectées d'une sorte de brevet d'élasticité les rendant adaptables à tous les contextes virtuels du complexe socio-économique généré par la double action de la mondialisation marchande et de la techno-science. Oui, M. le Maire, cette phrase est trop longue, et elle sent un peu le fagot de l'idéologie écolo-libertaire que vous détestez. J'en suis désolé. Pour le dire plus simplement, je crains fort qu'on nous contraigne à vivre tous constamment branchés, par puce ou smartphone interposés, à un système entièrement déterminé par une logique marchande et technicienne. Vous ne comprenez toujours pas ? Disons alors plus simplement encore que nous risquons de devenir comme on nous dit que sont les Chinois, constamment préoccupés de ressembler à des Occidentaux, fiers d'appartenir à une nation qui dame le pion aux Américains, tout heureux de se faire exploiter du moment qu'on les laisse jouer toute la journée à des jeux-videos et incapables de se rendre compte que tous ces avantages compromettent gravement les équilibres naturels sans lesquels il n'y aurait même pas de vie économique (mais c'est sans doute exagéré, la plupart des Chinois sont en réalité de bons paysans qu'on a brutalement déportés pour en faire des singes de l'urbanité mondialisée).

Il paraît que la Chine a su prendre à temps toutes les mesures indispensables pour enrayer l'épidémie. Mais c'est parce qu'elle était « prête à temps ». Elle était déjà une dictature. Si nous acceptons de nous laisser dresser, par le confinement, nous deviendrons peut-être un jour capables de faire comme elle, et nous prouverons qu'il n'y a, finalement, pas grande différence entre la dictature et la démocratie. En d'autres termes, nous serons heureux. C'est assurément mieux que d'être morts. Monsieur le Maire, je ne sais comment vous remercier de votre « bienveillance ».

Egletons, le 25 mars 2020.