Les réactions des Français devant la révolution tunisienne, puis égyptienne, toutes deux en cours, me paraissent étonnantes et symptomatiques du sécuritarisme qui s'étend dans l'Hexagone et plus largement en Europe.

Car le premier réflexe que j'ai perçu autour de moi est la crainte. L'ombre de la guerre civile plane derrière la révolte. Bien sûr la révolution remet à plat les cartes et les redistribue : qui aura la meilleure donne ? Nul ne le sait et il est vain de palabrer autour des candidats à des élections qui ne sont même pas encore programmées. Plutôt que de se réjouir de la promesse d'une libération (effective en Tunisie, en œuvre en Égypte, en germe dans de nombreux autres pays), les Français ont peur : peur de la violence, peur du désordre, peur de l'inconnu.

Si ces peurs sont légitimes, elles me semblent néanmoins caractéristiques d'une population de plus en plus paralysée, prise au piège de ses contradictions.

D'une part le statu-quo régnant dans le monde arabe semble bien arranger les Occidentaux, touristes et investisseurs charmés autant par Djerba que par les pyramides, par les riads marocains que par Petra la jordanienne. Tellement charmés qu'ils en oublient facilement qu'au pied des pyramides se promène l'armée, que les émeutes de la faim en 2008 ont fait plusieurs morts au Maroc comme en Égypte et qu'en Tunisie, en creusant un peu, on découvrait vite une dictature imposante. Bien sûr il est difficile pour nous qui jetons un tiers de notre nourriture à la poubelle (ces chiffres concernent la Grande-Bretagne)  de comprendre la violence qui pousse à manifester pour avoir du pain ou la colère que ressent un jeune Tunisien que la Police arrête pour lui couper ses cheveux, jugés trop longs (témoignage recueilli par mes soins, en 1998, à Gabès). Nous nous sommes habitués à ce que nos voisins méditerranéens vivent sous des dictatures. Pourtant, malgré ses défauts, la démocratie a le mérite d'aider à ce que les sociétés expriment leur besoin de liberté et d'égalité. Ainsi, penser que 96 % des femmes mariées égyptiennes sont excisées, suffit à prendre la mesure de l'oppression du peuple. Il est étonnant que cette violence quotidienne ne choque pas les Occidentaux ou tout du moins qu'ils ne la voient pas.

D'autre part oui, la violence est la menace du chaos. La violence est cet ingrédient imprévisible qui outrepasse normes et règles. Faire une révolution est un procédé violent puisque l'ordre est détruit, plus ou moins momentanément. Il faut ensuite que les populations s'accordent sur le pouvoir à mettre en place. Toute société a besoin d'une certaine cohérence dans l'évaluation des valeurs. Quand les évaluations s'opposent trop fortement, quand les points fixes que représentent les lois s'effacent, les oppositions deviennent irréconciliables et c'est la guerre civile. "La guerre civile ne dure pas éternellement mais elle menace toujours",  écrit H. M. Enzensberger dans ses Vues sur la guerre civile. L'État ne peut plus assurer le monopole de la violence. En Tunisie actuellement la culture protège le pays en ce qu'elle lie les hommes, leur fournit un code de conduite qui permet de ne pas tomber dans la violence. 

C'est sur ce point que la réaction de nombre de Français me semble inquiétante : nous ne croyons plus que notre culture nous protège de la violence, car elle en est au contraire fascinée.  Enzensberger, toujours, parle de "culture de caniveau". A force de regarder des meurtres à la télévision, cette "prothèse d'un moi autistique et infirme", nous nous sentons impuissants devant la menace du désordre.  Et c'est une des raisons pour lesquels nous laissons Sarkozy nous entraîner dans un univers sécuritaire effrayant que la simple lecture des lois passées ces derniers mois devrait nous rendre odieux : la loi Loppsi 2, par exemple, qui vous interdit de loger quelqu'un dans une caravane, dans votre propre jardin (!), qui tend à pénaliser les squatteurs , la loi Besson  dont voici l'avis de la Commission nationale consultative des Droits de l'homme :

Dans un nouvel avis, adopté le 5 juillet 2010, la CNCDH considère que le projet de loi sur l'immigration ne se borne pas à transposer les directives communautaires dans ce domaine, mais contribue à banaliser la privation de liberté comme technique de gestion de l’immigration, en marginalisant le rôle du juge judiciaire et en renforçant les pouvoirs de l’administration.

Quand on comprend que les Préfets nommés par Sarkozy font pour la plupart partie du côté extrême de l'UMP (bientôt un billet sur le traitement des demandeurs d'asile par le Préfet de Gironde...), on s'inquiète  de ce renforcement des pouvoirs de l'administration, c'est-à-dire de l'arbitraire et du zèle des fonctionnaires, pas toujours malheureux d'avoir leur part de pouvoir sur autrui. 

Bref : je m'étonne de la faiblesse de notre croyance affichée en la démocratie et m'indigne devant la large passivité, mélange d'attentisme et de paralysie, qui accueille la politique du gouvernement. La fascination actuelle pour la résistance durant la seconde guerre mondiale me semble également symptomatique de cette réalité : jouir de se projeter en résistant, ressentir la haine devant le méchant nazi, vivre la violence par procuration et s'endormir rassuré dans son fauteuil. 

Les populations des pays arabes sont pour nous l'image de la jeunesse et de l'espoir : leurs luttes et leur courage sont un exemple pour nous, enfants d'une vieille Europe arc-boutée sur son trésor. La fin de l'histoire l'aurait bien arrangée : réjouissons-nous, d'autres sont là pour continuer à l'écrire.