"La liberté humaine produit, en chacun, la capacité de construire avec autrui des liaisons plus singulières encore que les individus qu'elles lient. L'esclavage les rabat sur des modèles préalables.

(...) Combien de femmes et d'hommes vivent libres ? Esclaves d'un parti, d'une idéologie, s'il s'agit de politique, de conventions en société, de la mode cosmétique ou intellectuelle, d'un groupe de pression quelconque où des clones entourent le chef pervers, d'appétits voraces et ignobles pour autrui, d'un réseau organisé où les chemins mènent toujours quelque part, consentiraient-ils à payer le prix d'une vie libre aux relations ouvertes ? Qui ne se précipite pas plutôt vers une existence et des rapports dirigés, comme passionné de porter un emblème, la trace d'un classement, marque de parti, de voiture on d'habillement, toutes relations d'appartenance ? Dans son banc, chaque poisson s'oriente parallèlement aux autres, dirigé par quelque champ magnétique social. Il n'invente pas ses relations.


Or, indéfini, l'humain bifurque justement des animaux par la minimalisation d'un programme préétabli, d'une spéciation ou spécialisation obligées, de direction fixe, de rapports tout faits. Ainsi sa naissance naturelle a lieu en liberté : il naît aussi transparent, aussi incandescent que la liberté entre dans la classe blanche. Non seulement elle nous concerne, mais elle nous identifie. Quand la Déclaration des droits annonçait que l'homme naît libre, savait-elle qu'elle touchait à du biologiquement, à du génétiquement juste ? La liberté prend la couleur du berceau évolutif de la femme et de l'homme, s'attache à leurs os, à leur chair, là leurs mains, à la bouche, peau, cerveau et sang, à l'ensemble milliardaire de leurs cellules, bref, à leur incarnation; à la langue qui parle et qui crie vers autrui, au sexe-trait d'union, à tout le corps expressif et récepteur. Universelle deux fois, dans sa compréhension et son extension, dans son contenu donc ou sa signification, indéfinis, et son application transculturelle, on peut donc, on doit même la dire naturelle : au sens littéral de la naissance, au sens génétique de la programmation. Nous naissons déspécialisés, donc libres. Cela vaut bien une déclaration solennelle.


Qui renonce à la liberté perd son corps souche et dérive vers un autre règne vivant : laisse cette minimalisation, perd cette pauvreté, s'enrichit, se spécialise dans une relation, comme un parasite, dans un groupe de pression comme vache en son herbage, dans un parti, en la passion bestiale du pouvoir, le vice d'avarice ou d'envie, une opinion, en devient requin, corbeau, aspic, lierre ou mycobactérie ; prédateur rarement, hôte fréquemment. Nous vivons entourés de compagnons en voie d'animalisation, en cours de métamorphose, comme les matelots d'Ulysse devinrent pourceaux sous Circé la magicienne. Nos ancêtres fétichistes le sculptèrent, Ésope et Kafka le racontèrent, Ovide et La Fontaine en pleurèrent. L'effort quotidien vers la liberté se mesure à l'écart de l’exodarwinisme; il nous faut sans cesse quitter la vie comme telle, l'entraînement puissant de son flux, ne pas perdre les distances temporelles qui nous séparent des bifurcations prises par les autres vivants. La plante, l'animal, le champignon, le monocellulaire obéissent ou à leur programme ou à l'environnement ou aux deux à la fois. Nous abandonnâmes cet automatisme, nous entrâmes en oubli. Ce devenir transparent d'incandescence nous fit libres.

Homme et femme incandescents

Dès le paradis terrestre, Eve et Adam désobéissent. Ils choisissent la liberté plutôt que leur Créateur, alors même qu'il leur donnait un lieu délicieux où jouir de tout en suffisance ; ils la préfèrent au bonheur ; moins par passion que par nature ; mieux encore, ils la définissent alors et alors seulement. La sortie du paradis accouche des humains qui ne restent plus parmi les plantes et les animaux dont ils jouissent et qu'ils viennent de nommer. Ils choisissent la misère plutôt que cette richesse obèse. Mieux vaut donc souffrir et travailler, mais vivre libres. La liberté se paie par la douleur de l'œuvre.


La connaissance, dit le serpent, qui s'y connaissait en programmes, vous fera comme Dieu, aussi invisibles que Lui, aussi transparents. Sur l'image d'Épinal ou les tableaux religieux, je les vois incandescents, au moins autant que l'ange étincelant à l'épée de feu qui les chasse. Incandescents de douleur, de pauvreté, d'inquiétude coupable; incandescents de colère et de désobéissance ; incandescents d'attente et d'avenir improbable ; incandescents de solitude et de péché, de malheur, de connaissance et de sainteté possibles ; incandescents d'hominescence.
Ecce mulier et homo°. Nus."

°Voici la femme et l'homme.

Michel Serres, L'incandescent, Livre de poche, pp.116 à 119, 2003.