Le petit bus Volkswagen nous ramène du Cap et nous dépose au bord d'une grande artère, à la sortie de la ville. Ni immeubles, ni maisons de ce côté-ci, quelques buissons et une énorme benne à ordures. Nous avançons dans le sable et je cherche du regard la demeure de la famille que je viens de rencontrer quelques heures plus tôt, sur la plage. Marchant entre les amas de cartons et de tôle, je m'apprête à interroger Cliff  :
- That's...
Il m'interrompt  :
- That's life.

Nous entrons dans une cour délimitée par des bâches en plastique. L'habitation est un vaste puzzle de matériaux récupérés. Cliff et sa femme Natasha y vivent avec leur petit garçon de trois ans, ainsi que le frère de Cliff, Linton, 24 ans. Nous sommes à Vredehof Farm, vaste ghetto d'un hectare et demi, divisé en trois communautés qui comptent 500 familles africaines, 80 familles métisses, les coloured, et 110 familles rastas. Depuis 1994, l'Aéroport International du Cap autorise ces populations à demeurer sur le terrain nu, qui comporte quelques rares points d'eau et ne dispose pas d'électricité. Bien que les conditions de vie désastreuses soient les mêmes sur tout le campement, la communauté rastafarienne seule semble posséder une culture cohérente, qui permet à ses membres de survivre au milieu du chaos qui règne dans les townships. Dans ces zones où se regroupent les exclus, le chômage fait rage et fixe une misère tout autant symbolique que matérielle. La langue pratiquée par tous demeure celle des conquérants, l'Afrikaans, car les racines traditionnelles des populations africaines ont été peu à peu arrachées. Meurtres, viols, vols, agressions sont monnaie courante et entretiennent un climat de peur permanente.

Des voisins viennent nous visiter : ici, les femmes sont des sisters et le respect est érigé en valeur centrale. Ce soir, comme tous les samedis, un sound system reggae réunira la communauté pour une nuit de danse rédemptrice, dans le dance-hall, salle de danse en tôle construite au milieu des baraquements. Nous nous préparons  : jupe longue et turban qui couvre la chevelure. Si la tenue est plutôt austère, plus loin, dans d'autres quartiers, les femmes portent des cyclistes sous leurs vêtements pour que le viol soit moins aisé. Ici la vie s'organise malgré la misère et le crime, et chacun s'efforce de suivre les préceptes du rastafarisme. Ce syncrétisme né en Jamaïque prend en Afrique du Sud le sens d'une critique sociale forte  : loin de rêver à l'intégration dans une société qu'ils rejettent, les rastas revendiquent le droit à un mode de vie singulier  : Rastafari n'est ni une religion ni une idéologie, ni même un mouvement politique révolutionnaire : il est une part de la réalité humaine. Nous résistons à la consommation d'alcool et de raisin, de viande et de sang. Nous refusons les médecines chimiques, les drogues, la contraception et les modes occidentales.("Our aim", « Notre but », Vredehof Farm Rastafarian Movement)

Nous entrons dans la salle  : hommes, femmes, enfants dansent sur un dub (rythme sans paroles) des plus rapides, presque violent. L'herbe se fume pure, au goulot de bouteilles de bière coupées. L'ivresse est forte et entraîne les fumeurs dans une danse répétitive, presque extatique. L'alcool et le tabac sont au contraire clairement interdits  : les rastas rêvent même de remplacer les vignes arrogantes des boers par des plantations de marijuana, "le remède des nations". Alors que les soûleries au bar du ghetto africain se terminent souvent par des coups de feu et des agressions, la fête bat son plein à Freedom Farm, car la communauté se réserve chaque semaine des moments de plaisir intense pour supporter la détresse des autres jours. La musique invoque le Tout-Puissant, le Négus Hailé Sélassié, descendant de Salomon, pourfendeur de Babylone l'esclavagiste. Si des panneaux de l'ANC servent à combler les trous des murs, la victoire de Mandela n'a pas sorti les familles du dénuement économique et culturel qui brise tout espoir de progrès. Le rastafarisme, en réintroduisant dans la vie sociale et individuelle des tables de valeurs fortes, représente une tentative de normaliser les rapports sociaux. Il consolide néanmoins l'inégalité entre les sexes, en prônant une véritable séparation des rôles entre les hommes et les femmes. A l'instar de la tradition chrétienne, le beau sexe est largement dénigré et infantilisé. Mais paradoxalement, cette conséquence semble un moindre mal face à l'absence totale de règles communes qui invalide ailleurs toute possibilité de vivre ensemble, dignement.