Une trace de fumée noire sur un mur blafard.

 

Dans la banlieue de Bordeaux, à Mérignac, le long d’une avenue qui ne ressemble pas à grand-chose, au milieu d’une zone semi-industrielle et résidentielle, un homme a laissé cette dernière trace de lui-même sur un mur. Au petit matin de reprise d’un week-end pascal où certains hommes sacrifient un agneau à leur dieu, Rémy Louvradoux s’est-il sacrifié au dieu de l’économie moderne? Cette économie, qui de crise financière en crise tout court, de mode de management en méthode d’organisation de travail, écrase encore et toujours nombres d’hommes et de femmes travaillant pour survivre à ce début de vingt et unième siècle.

 

Rémy Louvradoux ne s’est pas raté, comme on dit... Contre ce mur il a livré son dernier combat. D’une violence inouïe, contre lui-même et pour nous les survivants. Mais un combat héroïque et qu’il a voulu sans issue. Qui aura aperçu au petit matin du 26 avril 2011 cet homme s’asperger d’essence et s’immoler sur ce parking quelconque, au pied de cet immeuble typique de France Telecom à l’architecture dure et fermée. Peut-être des gens passant en voiture ou à vélo sur l’avenue ont-ils vu quelque chose brûler à quelques dizaines de mètres de la clôture de la forteresse de l’entreprise. Peut-être pas. Rémy Louvradoux avait choisi son heure. Il n’était pas « secourable ». Le monde n’aura pas droit à l’image de son corps en flammes. Il aura juste laissé cette trace de fumée noire.

 

« Tous ne mourraient pas mais tous étaient touchés » :

- ceux qui l’ont découvert, ses collègues, ceux qui travaillent dans ce bâtiment, ceux aussi qui l’ont probablement harcelé et broyé, ici ou ailleurs,

- les membres de sa famille, sa femme, ses enfants, ses proches, tous ceux aussi qui ne le connaissaient pas à France Telecom mais qui sont submergés par son geste,

- enfin tous les autres, la femme et l’homme de la rue qui se demandent comment un homme peut en arriver là, dans nos démocraties flétries, molles, léthargiques.

 

 

Le lieu qu’il a choisi est étonnant voire « incroyable » et ajoute une dimension irréelle à son geste. On ne touche presque plus terre quand on s’approche des quelques mètres carrés où il a patiemment brûlé de tout son corps et de toute son âme. Et lorsqu’on repart, après un moment de recueillement halluciné, les tempes brûlent et le cœur vacille, sans qu’on le veuille. Ici, cet homme n’a pas fait semblant. Son dernier cri, silencieux, résonne partout autour.

 

Rémy Louvradoux est venu brûler ici sa révolte contre un système qui désoriente et accable tant de ses confrères. Quand on lit la lettre qu’il avait écrite à la direction de l’entreprise en septembre 2009, on a le sentiment qu’il portait en lui une part de la souffrance endurée par ses pairs. Rémy Louvradoux n’était pas un individualiste forcené semble-t-il et la compassion le guidait. Il semblait aussi particulièrement inquiet à l’idée que la violence retournée vers eux-mêmes par tous les suicidés de France Telecom ne se retourne un jour plutôt vers les « harceleurs ». Son geste symbolise peut-être ce combat ultime d’un homme qui accepte encore une fois de retourner contre lui-même la violence infligée.

 

Dans d’autres circonstances, il y aurait un périmètre de sécurité permanent autour du lieu où il a rendu son dernier souffle. Mais passée la vague médiatique du premier jour, il est possible dès le lendemain de s’approcher, en montrant une carte professionnelle… de ce lieu où un salarié inconnu du plus grand nombre nous a livré un message d’une force rare.  

 

A l’heure où le soleil est proche de son zénith, la cabine de l’ascenseur qui descend et remonte le long de la façade du bâtiment projette une ombre légère à l‘emplacement où Rémy s’est donné la mort. Comme l’âme emportée de cet homme… A-t-il choisi ce lieu à dessein? Cette structure d’ascenseur extérieur et de terrasse évoque une immense croix sur la façade du bâtiment. La spiritualité ne lui était peut-être plus d’aucun secours. Un trou d’aération dans le mur - comme l’entrée d’un tombeau - quelques toiles d’araignée poussiéreuses, un peu de terre grisâtre et sans vie, quelques restes de matière calcinée indescriptible et un bout de pelouse salie complètent le tableau. Rémy Louvradoux ne nous a laissé que le troisième volet d’un triptyque résolument sombre et moderne. Manquent les derniers instants suspendus de sa vie et le passage à l’acte. En fermant les yeux, on sent l’odeur d’essence qui flotte encore discrètement dans l’air. Qu’avons-nous fait de l’humain dans cette entreprise?

 

Les hommes écriront peut-être sur ce suicide. Tant mieux. N’oublions pas Rémy Louvradoux. On pourrait peindre ou filmer ce lieu aussi. Parce qu’il nous a laissé une image et un lieu qui évoquent des morceaux de bravoure de l’art humaniste, de celui qui met vraiment l’humain au cœur de l’œuvre, fusse-t-elle aussi radicale. A quelque pas de ce mur, derrière une rangée de grands arbres ployant doucement sous la brise d’avril, on aperçoit des jeunes enfants jouant dans les jardins. Une ode à la vie, malgré la proximité du carnage d’un homme par lui-même. Comment est-ce possible que cet homme ait décidé de venir conclure sa destinée dans ce lieu et de telle manière?

 

Pour notre travail de mémoire à tous, la société à qui appartient ce mur devrait interdire de « nettoyer » la trace laissée par Rémy Louvradoux. Que cette société s’appelle France Telecom ou autrement. Au contraire, il faudrait protéger ce mur, protéger cette trace noirâtre, autoriser aussi chacun à venir visiter ce lieu. Ce lieu anodin devenu la « tombe d’un salarié inconnu »? Victime parmi les victimes d’une guerre économique en temps de paix, victime du management moderne, victime d’un modèle de société qui sombre. Ce lieu est devenu universel. Il nous appartient désormais.

 

Le geste de Rémy Louvradoux est entré dans notre mémoire collective ce matin du 26 avril 2011. Il n’est pas le premier suicidé d’une entreprise qui a si douloureusement muté depuis une vingtaine d’années. Mais son geste est probablement l’un des plus forts qui puissent secouer le monde de l’entreprise moderne. En temps de paix et en « démocratie », un homme a fait sien le geste ultime des immolés célèbres des épisodes les plus meurtriers des guerres, invasions et dictatures des décennies passées, de la Tchécoslovaquie de 1968 à la Tunisie de 2010. Sa dernière trace de fumée noire est entrée dans l’Histoire.

 

Par son geste démesuré, Rémy Louvradoux nous parle et nous laisse un message. A chacun de nous de l’entendre, en conscience. La colère et la tristesse des proches et des moins proches sera probablement immense. Il faut pardonner à cet homme la violence de son désespoir. Cet homme, il faut aussi le remercier. Il nous a demandé dans un dernier souffle de « changer » ce monde qui ne tourne pas rond. A la mémoire de Rémy Louvradoux, héros et martyr du monde du travail moderne.