De la violence : la fin ne justifie pas les moyens
Par Florence Louis le mercredi 5 décembre 2018, 12:12 - Politique - Lien permanent
La violence est-elle justifiée par des fins qui la purifierait ? Parce qu'elle serait réponse à une violence plus forte encore ? Ou au contraire parce qu'elle serait conservatrice de l'ordre ?
A l'heure où la violence risque de ruiner le mouvement des Gilets jaunes en ouvrant la voie à une répression totale, ces mots de Jacques Ellul qui s'attaque à un lieu commun funeste : "la fin justifie les moyens". Seul l'abandon de la violence, par tous, rend possible la construction d'un monde habitable.
"Non,
pas question d'accepter les Fins pour justifier les pratiques
d'aujourd'hui, parce que ce ne sont jamais, dans l'actualité, que de
simples justifications. On accepte les moyens ignobles de ses amis
pour des raisons qui n'ont rien à voir avec une fin légitime. On
accuse les mêmes moyens chez ses ennemis en refusant de considérer
ce qui pourrait être légitime dans leurs objectifs. Non, chers
moralistes, nous ne croyons plus à vos valeurs qui servent à
démontrer que les moyens de vos amis sont excellents! La vérité à
laquelle il faut rigoureusement, durement se tenir, c'est le
contraire du lieu commun : les Moyens corrompent les Fins. C'est
ce qu'exprime rigoureusement le slogan des socialistes polonais en
1961, admirables de lucidité : « Oui, nous sommes pour
le
socialisme, mais contre
toutes
les voies qui y mènent. » C'est la plus profonde sagesse et la plus
exacte vérité.
Il n'y a pas de violence qui libère : il n'y a que
des violences qui asservissent. La croissance de l'État ne
prépare pas la liberté mais une plus grande dictature. Tout moyen
aujourd'hui détruisant fût-ce un
homme
dans son corps ou dans son âme, et serait-ce pour libérer un
million d'hommes, ne conduira jamais qu'à renforcer l'esclavage du
million d'hommes pour qui l'on travaille.
Les Fins sont des bulles de
savon infiniment séduisantes, infiniment fragiles, qu'un souffle
suffit à orienter différemment et que le moindre excès suffit
à faire s'évanouir. Les fins sont incapables de rien justifier
parce qu'elles n'existent pas : elles sont out au plus des
intentions, des idéologies, des programmes. Mais l'homme qui a de si
bonnes intentions lorsqu'il exerce les moyens du mal se trouve
lui-même corrompu par le mal qu'il fait – et ses bonnes intentions
deviennent dérisoires ; les idéologies, lorsqu'elle se
trouvent au contact avec les dures réalités où les moyens injustes
interviennent, fondent et se modèlent au gré du moment. Les
programmes comportent, même les plus généreux, les parties d'ombre
que l'on cache soigneusement pour prendre les alouettes, mais
qui se révèlent brutalement lorsqu'on commence à passer aux
moyens. Les plus nobles fins assignées à la guerre sont pourries
par la guerre.
Un peuple devenu indépendant par la guerre restera pour toujours d'une façon ou d'une autre un peuple d'esclaves. Le droit établi par la violence sera toujours l'injustice. Le Bien établi par la ruse ou la contrainte sera toujours le Mal. La Foi obtenue par le prosélytisme sera toujours l'hypocrisie. La Vérité répandue par la propagande sera pour toujours le Mensonge. La Société parfaite organisée dans le sang, même d'hommes coupables, sera pour toujours un bagne. Voilà ce qui est exact. Mais la médiocrité, la veulerie, la vanité, la satisfaction de soi sont si grandes chez l'homme qu'il préfère tous les mensonges à cette humble et quotidienne reconnaissance de l'importance du moyen d'aujourd'hui."
Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, Calmann-Lévy, 1966