La violence est-elle justifiée par des fins qui la purifierait ? Parce qu'elle serait réponse à une violence plus forte encore ? Ou au contraire parce qu'elle serait conservatrice de l'ordre ?

A l'heure où la violence risque de ruiner le mouvement des Gilets jaunes en ouvrant la voie à une répression totale, ces mots de Jacques Ellul qui s'attaque à un lieu commun funeste : "la fin justifie les moyens". Seul l'abandon de la violence, par tous, rend possible la construction d'un monde habitable.

"Non, pas question d'accepter les Fins pour justifier les pratiques d'aujourd'hui, parce que ce ne sont jamais, dans l'actualité, que de simples justifications. On accepte les moyens ignobles de ses amis pour des raisons qui n'ont rien à voir avec une fin légitime. On accuse les mêmes moyens chez ses ennemis en refusant de considérer ce qui pourrait être légitime dans leurs objectifs. Non, chers mora­listes, nous ne croyons plus à vos valeurs qui servent à démontrer que les moyens de vos amis sont excellents! La vérité à laquelle il faut rigoureusement, durement se tenir, c'est le contraire du lieu commun : les Moyens cor­rompent les Fins. C'est ce qu'exprime rigoureusement le slogan des socialistes polonais en 1961, admirables de luci­dité : « Oui, nous sommes pour le socialisme, mais contre toutes les voies qui y mènent. » C'est la plus profonde sagesse et la plus exacte vérité.

Il n'y a pas de violence qui libère : il n'y a que des violences qui asservissent. La crois­sance de l'État ne prépare pas la liberté mais une plus grande dictature. Tout moyen aujourd'hui détruisant fût-ce un homme dans son corps ou dans son âme, et serait-ce pour libérer un million d'hommes, ne conduira jamais qu'à renforcer l'esclavage du million d'hommes pour qui l'on travaille.

Les Fins sont des bulles de savon infiniment séduisantes, infiniment fragiles, qu'un souffle suffit à orien­ter différemment et que le moindre excès suffit à faire s'éva­nouir. Les fins sont incapables de rien justifier parce qu'elles n'existent pas : elles sont out au plus des intentions, des idéologies, des programmes. Mais l'homme qui a de si bonnes intentions lorsqu'il exerce les moyens du mal se trouve lui-même corrompu par le mal qu'il fait – et ses bonnes intentions deviennent dérisoires ; les idéologies, lorsqu'elle se trouvent au contact avec les dures réalités où les moyens injustes interviennent, fondent et se modèlent au gré du moment. Les programmes comportent, même les plus généreux, les parties d'ombre que l'on cache soigneu­sement pour prendre les alouettes, mais qui se révèlent brutalement lorsqu'on commence à passer aux moyens. Les plus nobles fins assignées à la guerre sont pourries par la guerre.

Un peuple devenu indépendant par la guerre res­tera pour toujours d'une façon ou d'une autre un peuple d'esclaves. Le droit établi par la violence sera toujours l'in­justice. Le Bien établi par la ruse ou la contrainte sera toujours le Mal. La Foi obtenue par le prosélytisme sera toujours l'hypocrisie. La Vérité répandue par la propa­gande sera pour toujours le Mensonge. La Société parfaite organisée dans le sang, même d'hommes coupables, sera pour toujours un bagne. Voilà ce qui est exact. Mais la médiocrité, la veulerie, la vanité, la satisfaction de soi sont si grandes chez l'homme qu'il préfère tous les mensonges à cette humble et quotidienne reconnaissance de l'impor­tance du moyen d'aujourd'hui."

Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, Calmann-Lévy, 1966