En hommage à Frédéric Leboyer, décédé le 25 mai 2017 à l'âge de 98 ans, ses lignes magnifiques, si justes, sur l'enfantement.

L'onde et le vent
Et pratiquement ? Car sont à bannir les mots et leur vanité - illusions, vaines promesses -s'ils ne peuvent se traduire en actes.
Comment traverser la tempête, danser avec les vagues, exulter de joie et toucher, saine et sauve, au port ? Rien n'est plus simple. Si tant est que la simplicité soit simple.

Or, donc, écoutez bien!

Une tempête...
Et vous, tout a la fois, le frêle esquif, le capitaine.
Vous n'avez pas oublié ?
Avant tout, ne pas fuir,
Faire face.

Demeurer sur le pont.
Ce qui veut dire ?
Etre consciente.
Mais encore ?
Garder les yeux ou verts.
Fermez les yeux et vous voila perdue.
Par ce seul fait que les sensations
s'en trouvent multipliées, deviennent immenses,
hors de toute proportion,
comme des ombres effrayantes projetées sur un mur.
Les yeux fermés, vous voici débordée
et votre malheureux navire bientôt englouti.
Les yeux ouverts, oui,
sans que pourtant jamais le regard ne se fixe sur ceci ou cela.
Jamais, en tout cas, sur telle image apparue sur le mur.
Si le regard se fixe, 1'attention perd sa mobilité, sa liberté,
se voit contrainte, restreinte,
et vous enferme à 1'extérieur,
vous laissant ignorer ce qui se passe a l’intérieur.
Cette concentration qui tient votre attention
éloignée de ce qui souffre, qui est une distraction,
peut faire en effet que vous ne sentiez rien.
Mais à présent que vous savez,
comment pourriez-vous faire effort pour ne rien voir
et tout manquer du voyage ?
Les yeux ouverts, donc,
mais le regard tourné vers le dedans.
Cela, c'est l’attention: aussi alerte, vive et riche
que la concentration est pauvre, étroite,
pour ne pas dire aveugle.

Qu'est-ce donc, avant tout, qui permet au navire
d'affronter la tempête ?
Son mat.
Or donc il vous faut un mat solide.

Ce qui ne veut pas dire dur, raide, rigide.
Ce mât ?
C'est votre dos. Et la colonne vertébrale, son axe.
Ce dos, il le faut capable de plier, de suivre, d'épouser
ce que voudront les vagues.
Pour ployer, il faut de fortes racines.
Et qu'il soit, ce dos, libre, vivant,
sensible, intelligent.

A quoi sert un mât
sinon à supporter les voiles ?
Lesquelles gonflées par le vent
animent la marche du navire.
Le vent ?
Le souffle.
Et voila que nous le retrouvons,
ce vent qui est au cœur de la tempête.
Quoique lui étant lié, le souffle
n'est pas la respiration.
Et pas plus n'est-ce votre souffle.
Si respirer dépendait de votre attention,
il y a beau temps que vous seriez morte.
Le souffle est un lien avec une dimension autre, qui vous dépasse.
Mais vous pouvez en jouer, le ralentir, l’amplifier.
Imaginez-le comme une monture, dont vous seriez le cavalier.
Mais attention, modifier le souffle
comporte de graves dangers.
C'est tout un art,
qui doit s'apprendre de quelqu'un.
Quelqu'un qui soit suffisamment présent pour vous conduire :
pour vous aider a vous ouvrir sans vous laisser vous perdre.
Sans risquer de vous égarer, tachons de vous en dire 1'essentiel.

Une fois encore, commençons par voir ce qu'il ne faut pas faire. On dit aux femmes, pendant 1'enfantement: Respirez! Respirez!
Malheureusement, on ne leur dit pas comment. Et, respirant n'importe comment, on les voit s'époumoner, s'essouffler, on les retrouve bientôt hors d'haleine, épuisées, affolées. Respirer ? Certes.
Mais comment?
Qu'enseignent les innombrables écoles d'accouchement sans douleur ? Égarées par des notions superficielles, elles conseillent aux femmes d'inspirer profondément
pour emmagasiner le plus possible d'oxygène, et les font inspirer avec la poitrine afin de ne pas gêner 1'enfant qui se trouve dans le ventre. Hélas ! Il faut faire tout le contraire. Les maîtres de yoga, les maîtres d'arts martiaux, les maîtres de zen,
et 1'expérience montre combien leur savoir est profond, tous mettent 1'accent sur 1'expiration
et insistent pour qu'elle se fasse à partir du ventre.
Vous connaissez maintenant le secret. Vous voyez comme il est simple: une expiration lente, prolongée, légère, douce, harmonieuse.

Au reste, n'importe qui peut en faire 1'expérience:
inspirer une grande quantité d'oxygène en gonflant la poitrine,
en tirant sur les muscles du cou et en faisant monter les épaules
n'a jamais produit un état plaisant, confortable.
Cela ne fait qu'aggraver les tensions.

« Le souffle maîtrisé est doux, léger comme un soupir d'enfant,
comme ces soupirs que l’on pousse
dans les rêves. »
Quel est le secret de ce souffle parfait,
de cette expiration longue, douce, prolongée, légère,
qui pourtant est forte,
mais bienfaisante comme un soupir ?
C'est d'être accompagnée d'un son.
Respirer est un acte purement mécanique.
Parler, c'est faire que la respiration devienne
porteuse d'un sens, d'un message.
C'est communiquer avec ses semblables.
Quand la respiration devient son,
quand elle se fait chant,
elle devient musicale.
Elle devient communication avec une autre dimension.
Orphée dompte les bêtes sauvages par sa musique.
Plus exactement, par son chant, accorde aux sons de sa lyre.
Ces « bêtes sauvages », ces furieux élans,
ces vagues que vous sentez monter a 1'assaut,
vous pouvez, comme Orphée, les dompter.
Simplement par le chant.
Ce son, donc, qui accompagne l’expiration,
qui la matérialise et la transforme,
doit être harmonieux, plaisant a 1'oreille,
musical.
Sa beauté est gage de sa justesse.
Or ce son est différent pour chaque femme.

Loin de vous 1'imposer comme étant le son juste,
le maître vous 1'a fait retrouver.
Car il était en vous.
Simplement, il dormait.
Le maître 1'a réveille, vous 1'a fait reconnaître.
Puis vous a simplement aidée a le faire croître,
à le laisser prendre son envoi.

Quand cette expiration a commence de grandir,
de s'allonger, de s'affermir, s'enracinant dans votre ventre,
prenant de plus en plus la haute main sur 1'inspiration,
une force calme, profonde, a commence de se manifester.
Et bientôt, avec elle, vous voyez apparaître
un rythme.
Mais attention!
Tout cela doit se faire de soi-même.
Expiration-inspiration ont trouve un rapport juste, harmonieux.
Et, avec cette force, vous commencez à goûter
la joie.

Mais à nouveau, pratiquement, qu'en est-il
pendant le travail, pendant la traversée de la tempête ?
Une contraction commence, une vague arrive.
Vous n'avez pas oublié ?
Vous ne sauriez combattre la tempête.
Vous 1'acceptez, vous vous soumettez a elle.
Et, pareillement, vous acceptez la contraction,
la vague,
ce qui veut dire que vous respirez avec elle.
Au lieu de bloquer votre respiration,
ce qui serait 1'expression de votre refus,
vous coulez avec la vague, vous vous coulez en elle
en expirant.


Vous avez bien entendu ? Tout commence par une expiration qui s'est faite avec le ventre, sans même que la poitrine ait inspire d'air. II faut faire, en somme, tout le contraire de ce que vous feriez spontanément. La tendance, en effet, serait d'inspirer, d'emmagasiner l’air dans la poitrine pour le rejeter ensuite brutalement, rejetant ainsi symboliquement cette contraction, cette sensation que vous jugez douloureuse. Et cette brusque, cette brutale expiration faite avec la poitrine, qu'est-ce d'autre qu'un cri! Certes, le cri, dans une certaine mesure, va dans la bonne direction: c'est une expiration. Et il soulage.
Un peu. A vrai dire, très peu.
Au point qu'il reprend bientôt pour ne plus s'arrêter. Le cri, en effet, ne vous permet ni de vous emplir ni de vous vider complètement. II est manifestation d'aveuglement, d'impatience.

Quand donc vient la contraction, vous expirez avec elle.
Et votre expiration vous conduit au bout de la vague.
Vous voici vide, au creux de la vague.
Un creux, en vérité, effrayant.
Un vide sans fond s'est entrouvert.
L abîme semble vouloir vous aspirer.
C'est la que se montre tout le bienfait du travail
qu'avant 1'accouchement vous aurez fait
avec le souffle, avec le son.
Vous vous êtes familiarisée avec ce vide.

Vous l’avez, depuis longtemps, rencontre
à la fin de chaque expiration.
Vous en connaissez la saveur.
Vous n'en avez plus peur. Au contraire.
Vous en avez déjà goûté la grande paix, la tranquillité.
Aussi vous y demeurez calmement.
D'autant que, vous le savez, quelque chose va arriver.
Et ce quelque chose est une inspiration
qui, certes, n'a plus rien a voir avec le cri.
C'est une inspiration qui commence dans le ventre.
Qui, certes, emplira la poitrine, mais en dernier.
Cette inspiration qui vient d'en bas, qui vient du ventre,
vous surprend autant par sa lenteur que par sa plénitude.
Elle est passive. Vous n'avez rien a lui ajouter.
Elle vient comme une réponse naturelle
a la longue expiration qui 1'a précédée.
Et comme elle est donc lente, majestueuse, vaste!
Elle vous fait vous sentir immense,
parce que la lenteur même de 1'expiration qui l’a précédée
vous avait entièrement détendue, vous avait ouverte,
ouverte a cette vague de plénitude, de force, de joie.
Tout le contraire du cri, vous le voyez,
qui, bref, brutal, tentait de rejeter, de refuser.
Avec cette inspiration immense vous prenez,
vous absorbez la vague,
et, avec elle, toute sa joyeuse énergie.

Le miracle c'est qu'a nouveau un rythme,
une harmonie sont apparus.
Tout comme expiration-inspiration avaient fini
par former un couple,
unies l'une à l'autre par cette nécessité absolue qu'est le rythme
au point que ces deux ne faisaient plus qu'un,
voici qu'à présent respirations contractions s'accordent,
s'harmonisent.

Et des lors... trois ne font plus qu'un:
expiration, inspiration, contraction,
tout cela coule ensemble.
Tout est véritablement, à présent, comme une danse.
Qu'importe maintenant si la tempête s'enfle,
si la vague vous porte tout en haut,
si elle vous entraîne tout en bas.
Vous ne souhaitez qu'une chose :
encore plus haut!
Encore plus bas!
tant vous vous sentez pénétrée par 1'ivresse.
Maintenant, oui, vous jouez,
vous dansez avec la tempête.
Quant a ce son qui sort de vous,
vous le reconnaissez ?
C'est bien le gémissement qui dit que vous approchez
de 1'extase.

Le travail est terminé.
L enfant n'est pas ne mais vous le sentez la, tout proche.
La rade est grande ouverte.
Le vaisseau n'a plus qu'a entrer au port.
Pourtant le vent s'est tu, les vagues se sont calmées.
C'est un calme trompeur.
Vous sentez bien que le monstre est proche, qu'il rode,
que la tempête ne fait qu'amasser en silence
les énergies nouvelles qui vont emporter la citadelle,
porter 1'enfant jusqu'au rivage.
Mais vous n'avez plus peur.
Recueillie, vous attendez.
Au reste, ce calme, ce silence, vous 1'avez reconnu.
Vous savez qu'il est comme ce point d'orgue
qui dans l'amour précède le déferlement de la joie.
Aussi ne permettez-vous a personne de vous troubler,
de vous bousculer.
Simplement, vous êtes là.

Et quand reviennent, plus gigantesques que jamais, les vagues, en expirant, en vous vidant, vous coulez avec afin de vous offrir toute à 1'inspiration qui suit et va vous emporter, finalement, vous et l’enfant, au sommet de 1'extase.

« Poussez ! Poussez comme pour aller a la selle !
Poussez comme pour faire caca ! »
Que plus jamais on n'entende ça !
Certes, poussez par en bas et non avec la poitrine.
Mais « aller à la selle, faire caca »...
à ce moment-la!
Supporteriez-vous, de votre amant, ces mots-là ?

« Prenez de 1'air! Poussez ! Poussez !
Prenez de l’air avec la poitrine ! Bloquez !
Et maintenant, allez ! Allez ! Poussez ! Poussez ! »
Cela, qu'on ne 1'entende plus jamais non plus !
Inspirer avec la poitrine, bloquer :
tout le contraire, maintenant vous le savez, de ce qu'il faut faire.
Quand on a vu ces malheureuses se remplissant, se gonflant,
retenant tant bien que mal 1'air amasse dans leur poitrine,
poussant, hélas, bien en vain,
quand on les a vues congestionnées, près d'éclater,
le visage rouge, tuméfié
et qui va bientôt tourner au bleu,
les yeux injectes de sang,
quand on a saisi, dans leur regard, 1'angoisse
de sentir combien leurs efforts sont futiles et vains,
alors on a grand-pitié d'elles.
On sait que, comme cela, jamais 1'enfant ne passera.
C'est qu'il s'agit non pas de faire effort,
mais de s'ouvrir.

Ah, qui comprend donc
le non-agir!
Lao-Tseu ne dit-il pas:
« Tenter de s'emplir a ras bords,
se gonfler, se raidir ? Jamais !
Au contraire, s'arrêter à temps.
Qui donc comprend
que le secret de la Vote
c'est le vide! »

Actif, passif, yang, yin, masculin, féminin, expirer, inspirer, donner, prendre.
Expirer c'est donner.
C'est, vous le sentez bien, le temps actif...
comme dans parler, chanter.
Inspirer, qui est prendre,
est passif, féminin.

Ici, expirer a pris la haute main. Expirer mène la danse. Inspirer ne fait que suivre.
Ce ne seront, finalement, qu'expirations menant au vide. Un vide qui déborde tant il est plein. Triomphe du yang, du masculin.
Yang: ainsi s'accomplit la jeune fille.
Elle ne savait que prendre.
Devenue mère elle ne connaît plus, comme la terre,
que le don.

Frédéric Leboyer, Célébrer la naissance, Seuil, 2007