A Jean-Paul Michel.

« ... plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes.» 1 

Bordeaux, le 4 décembre 2016

C'est une ode « Aux Chasses, « plus qu'à la prise » 1» que j'avais choisie ce matin pour ouvrir une journée d'écriture et de lecture, sur une place tranquille d'un quartier chic bordelais.

C'est un Ex-voto que j'avais choisi pour son rythme, sa vigueur, son étrangeté et l'envol de ses mots.

Nous nous étions installés en plein air au pied d'une statue majestueuse, sous un soleil radieux. Lorsque je lus le texte, au micro, le son se diffusait aussi dans la halle adjacente où les étals des marchands proposaient des colifichets aux badauds pour Noël.

A peine le dernier vers déclamé, comme un oracle, prémonitoire

« A la défaite, poème de lucide détresse

Aux Saluts – mais qu'ils brûlent ! »

un homme maigre et lourd vint me dire que le micro serait désormais éteint : « ce n'est pas possible », « les commerçants se plaignent », « ça plombe », « c'est pas l'esprit », « c'est insupportable ! »

La lecture (à peine deux minutes ?) avait ouvert dans l'assistance un gouffre odieux, et certains réclamaient à grands cris qu'on le remplisse, qu'on le comble d'urgence à l'aide d'une soupe musicale ronronnante. Rassurer les oreilles excisées.

Une heure plus tard, abasourdies mais vaillantes, nous reprîmes cou-rageusement le micro : une enfant récita « Impression fausse », de Paul Verlaine :

Dame souris trotte
Noire dans le gris du soir,
Dame souris trotte
Grise dans le noir.
On sonne la cloche,
Dormez les bons prisonniers !
On sonne la cloche :
Faut que vous dormiez.

Le délicieux présent fut suivi de trois pièces de choix : une recette d'Eugène Guillevic, puis une strophe de Nerval...

De toutes les belles choses
Qui nous manquent en hiver,
Qu'aimez-vous mieux ?

Moi, les roses ;
Moi, l'aspect d'un beau pré vert ;
Moi, la moisson blondissante,
Chevelure des sillons ;
Moi, le rossignol qui chante ;
Et moi, les beaux papillons !

et enfin « Totaux » extrait de Charabias de Géo Norge :

Ton temps têtu te tatoue.
T'as-ti tout tu de tes doutes ?
T'as-ti tout dû de tes dettes ?
T'as-ti tout dit de tes dates ?
T'a-t-on tant ôté ta teinte ?
T'a-t-on donc dompté ton ton ?
T'as-ti tâté tout téton ?
T'as-ti tenté tout tutu ?
T'es-ti tant ? T'es-ti titan ?
T'es-ti toi dans tes totaux ?
Tatata, tu tus ton tout.

La récitante avait pris soin de revêtir Dame Poésie de ses habits d'apparat : sourire et attendrissement ne pouvaient manquer de naître chez l’auditeur...

Mais quand vint le moment, une heure encore passée, de reprendre la lecture, les attaques redoublèrent: non, ces mots étaient de trop, décidément. « La poésie, ça va dans des soirées spéciales pour des gens qui aiment ça, mais pas en pleine journée! » Les commerçants avaient payé leur emplacement, on ne pouvait pas continuer ça. Qui étions-nous pour prendre ainsi la parole ?

Nous n'étions il est vrai que six personnes (quatre « grandes » et deux enfants), venues ce dimanche offrir « un glanage poétique pour l'hiver », au nom d'une association invitée par l'organisateur du marché de la Saint-Nicolas, et dont l'objet social consiste à ouvrir des espaces philosophiques au cœur de la Cité. Et l'on sait que la philosophie veille jalousement sur la poésie, comme un amant sur son aimée.

Alors après cette dernière secousse, nous ne prîmes plus le micro, nous rangeâmes Paul Celan, Jules Supervielle, Dylan Thomas et autres subversifs empêcheurs d'acheter en rond, brisées dans notre élan par un double mouvement de haine : d'un côté l'attaque, franche et violente de ceux qui se sentent agressés par une poésie qu'ils jugent déplacée. De l'autre plus sourde, la connivence, la bassesse, de ceux qui disent se sentir gêné par les attaques, qu'ils cautionnent toutefois en prétextant : « mais c'est vrai que c'est pas l'esprit... »

Non, le marché n'a pas d'esprit, la poésie n'est pas une marchandise, et pire que cela, elle ne fait pas vendre. Dans cette lumière apparaît une vérité essentielle de notre temps : l'omniprésence de la publicité n'est pas un dommage collatéral que nous supportons sans broncher. Elle est une des conditions nécessaires à l'acte d'achat. C'est parce que les oreilles sont occupées dans les magasins par un fond sonore excitant que les consommateurs consomment. Une simple interruption de ce flot perturbe déjà l'automatisme. Plus fondamentalement l'entrée en scène de mots relevant de catégories exclues par le novlangue actuel (tels luxurieux, chair, Montcorbier, incalculable, honneur, lucide, Khayyam, etc. pour prendre des exemples tirés de l'Ex-voto) provoque la panique chez ceux qui ont intérêt à ce que l'automate demeure « en mode automatique », expression terrible, répandue, qui calque les mécanismes de l'esprit sur les fonctionnalités des ordinateurs.

Bonne nouvelle ? Oui, les mots conservent une puissance majestueuse si seulement ils sont préservés de toute instrumentalisation, ainsi dans l'optique poétique.

Oui, la poésie est une insurrection en soi contre les marchands et l'ordre bourgeois.

Oui, mais jusqu'à quand ?

Le novlangue, explique Georges Orwell, dans son « Appendice » à 1984 « a pour but « non seulement de fournir un mode d'expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l'angsoc [le pouvoir en place dans le roman] mais de rendre impossible tout autre mode de pensée »2.

Réduire le domaine de la pensée : détruire des idées en supprimant des mots : « chaque réduction était un gain, puisque moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir3 ». Initier un mouvement inverse : entendre des mots inconnus, se souvenir de mots oubliés : s'abreuver à la source de la pensée.

« Une personne dont l’éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal ou que libre avait un moment signifié libre politiquement que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à reine et à tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables.4 » Assèchement de la pensée, évidement des émotions : qu'est-ce qu'une émotion qui ne peut se partager ? Qu'est-ce qu'une communauté qui rejette la poésie alors même que comme l'écrit Jean-Luc Nancy « si nous comprenons, si nous accédons d'une manière ou d'une autre à une orée du sens, c'est poétiquement 5» ?

Ce refus de toute déviation, de tout détour hors du sillon (délire) condamne au statu quo, comme si au fond ce qui était rejeté c'était la possibilité du mouvement, de la surprise, du vacillement. Peut-être parce que l'équilibre étant trop précaire, le présent est-il menacé dans sa consistance même ? Alors l'interroger ou simplement le chanter revient à le trahir. La Poésie est déplacée dans un monde désolé. Adorno l'avait déjà dit. Nous en sommes encore là. En sortirons-nous jamais ?

Tels les Hauts-Parleurs d'Alain Damasio6, pénétrons la Cité, promenons-nous sur les places, courons les ruelles, ensemençons les quais et portons haut les verbes, les adverbes et les noms, les points d'exclamation, les guillemets polis et crions un langage encore libre et fécond.

« La Terre alors est devenue petite, et sur elle clopine le dernier homme, qui rapetisse tout. Inépuisable est son engeance, comme le puceron. » Que faire, cher poète, quand vos mots sont hués, vos roses recouvertes de pucerons ?

Bien sincèrement, Votre :

Florence Louis

1Jean-Paul Michel, « Aux Chasses, « plus qu'à la prise » », in Nous avons voué notre vie à des signes, 1976-1996, William Blake & Co. Edit.

2Georges Orwell, « Appendice », 1984, Folio Gallimard, 1950.

3Ibid.

4Ibid.

5Jean-Luc Nancy, « Faire, la Poésie », in Nous avons voué notre vie à des signes, 1976-1996, William Blake & Co. Edit.

6Alain Damasio, « Les Hauts® Parleurs® », Aucun souvenir assez solide, Folio SF, 2012

1Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.

Alain Damasio, « Les Hauts® Parleurs® », Aucun souvenir assez solide, Folio SF, 2012