"Notre monde complexe a besoin de clarté, pas de simplification" a expliqué le philosophe Ali Benmakhlouf, invité à Bordeaux pour un débat public au TNBA jeudi 4 février dernier. L'éclairage du grand érudit, spécialiste de philosophie arabe mais aussi de Montaigne ou de logique contemporaine, est apparu si riche qu'il convient d'en livrer quelques bribes, en attendant le partage de la vidéo sur le site de Mollat, co-organisateur de l’événement.

Embrasser toute l'histoire de la philosophie autorise la rectification des certains dévoiements : ainsi certains mots sont capturés au cours du temps et deviennent "mal famés".

C'est le cas du mot charia ou charî'a (الشَّرِيعَة), dont le sens a été progressivement aligné sur la captation faite par les fondamentalistes musulmans contemporains. Pourtant, la Charia ne désigne pas, explique le philosophe, la loi venue de Dieu : seul le discours simpliste amène cette perte de sens. Selon les quatre écoles juridiques qui recherchent à partir du IXème siècle les fondements de la loi, le texte coranique n'est pas la loi ! C'est "un ensemble de versets et non une norme juridique". Le Coran "est une source, et non un contenu." Impossible donc de dire que le Coran interdit telle ou telle pratique, ou punit par tel châtiment tel crime. La Charia doit être convertie en lois, la loi divine inspire les hommes pour créer les lois humaines. La Charia est donc "une injonction à connaître", à s'adapter à notre monde : c'est un programme de connaissance.

Pourquoi alors en faire une loi "positive" ? L’historien et philosophe du XIVème siècle Ibn Khaldun explique que ce sont les hommes qui justifient leur pouvoir en voulant figer la loi : venant de Dieu, elle devient immuable. Or tout comme Jésus, le prophète Mahomet a un pouvoir spirituel et non un pouvoir politique.

Ali Benmakhlouf souligne le tournant qu'a représenté la révolution islamique iranienne dans ce rapt langagier : ainsi du terme fatwā (فتوى‎) rendu célèbre par l'appel de l'ayatollah Khomeiny lancé contre l'écrivain Salman Rushdie : "Khomeiny a fait la capture de ce mot. Son rapt a donné ce que vous savez. C'était la première fois en mille ans d'histoire : il ne faut pas confondre Khomeiny avec mille ans d’histoire ! " Le philosophe fait partie du Comité consultatif national d'éthique : il explique que ce comité a précisément pour rôle de donner des fatwa, des consultations : quand un juge est à cours d'argument, il fait appel à un érudit qui rend un avis, une fatwa !

Quant au terme Djihad ou Jihad ( جهاد‎), il vient de la racine arabe désignant l'effort : des califes abbasides se sont appropriés le terme en disant "avec la conquête nous faisons le Djihad, nous propageons l'Islam". Or Ibn Khaldoun expliqua que la contrainte n'est pas religion : le Djihad ne peut pas être contrainte. Il n'est qu'effort de l'individu sur lui-même pour approfondir sa religion. Et Ali Benmakhlouf de résumer : "Mieux vaut laisser les idées mourir que les hommes."

Rappelant le message d'Averroès, "la vérité ne se monopolise pas, elle se partage", Ali Benmakhlouf nous aide à relire l'histoire de l'humanité : les cultures sont interconnectées, à l'image de Bagdad et Cordoue dont les grands penseurs incorporent la philosophie grecque et l'offrent en héritage aux universités européennes du XIIIème siècle.  Oublier cet héritage c'est alimenter la dangereuse fiction de cultures rivales et irréconciliables. C'est aussi alimenter la haine qui se nourrit de l’ignorance.

"Croire que la liberté vient de la connaissance, c'est ce que disent tous les philosophes." L'analphabétisme constitue ainsi pour Ali Benmakhlouf "un crime contre l'humanité". Il rappelle que le Maroc compte 40 % d'analphabètes, que les petites filles du monde rural arrêtent leur scolarité à neuf ans en raison du manque d'infrastructures de transport. "Il n'y a que l'éducation qui permet de se réapproprier son destin." La connaissance permet de se penser comme "membre de l'humanité", de voir sa localité "avec les yeux du reste de l'humanité".

Cet appel à l'intelligence, à la sagesse et au savoir a résonné dans l'auditoire qui a longuement applaudi l'humble philosophe, ambassadeur de la paix entre les hommes.

Pour approfondir :Pourquoi lire les philosophes arabes ? Ali Benmakhlouf, Albin Michel, 2015