Dans les romans de Michel Houellebecq, c'est la construction du récit qui à chaque fois m'attache à mon livre sans que je puisse le lâcher. Est-ce parce que dans Soumission  cette construction semble creuse que l'univers de Houellebecq m'est apparu pour la première fois irrespirable, clos, vain ?

Comme il l'écrit lui-même, un véritable écrivain est quelqu'un qui s'impose par sa personnalité tandis qu'un auteur de seconde zone écrit des pages  "qu'on sent dictées par l'esprit du temps davantage que par une individualité propre, un être incertain, de plus en plus fantasmatique et anonyme". Un grand auteur sera celui qui s'impose face à son temps, qui est "intempestif", au sens de Nietzsche (qualifié continuellement de "vieille pétasse" par Houellebecq, comme pour disqualifier l'acerbe point de vue nietzschéen : peine perdue, on entend tout au long du livre Nietzsche s'écrier "je te tiens nihiliste ! ").  Or Soumission donne libre cours à ce que l'époque comporte de plus pourri, de plus vicié : l'air nauséabond qui se dégage du livre vient d'une nourriture avariée, le ressassement de l'idée selon laquelle il existerait en France deux peuples, un majoritaire, chrétien, et un musulman, peuples qui ne se "mélangeraient" pas, qui n'auraient pas d'intérêt commun. Le soi-disant peuple musulman attendrait le moment pour prendre le pouvoir, par les urnes. C'est le point de départ du roman.

Mais Houellebecq a aussi besoin d'un élément central pour avancer dans son intrigue : c'est en se tournant vers la religion, d'abord chrétienne, puis musulmane, que son héros trouve une issue à sa situation. En ce sens le roman de Houellebecq n'est pas islamophobe : il est  tout bonnement traditionaliste et en conséquence, phallocrate et misogyne. La motivation de l'anticipation politique qu'imagine Houellebecq c'est l'instrumentalisation des femmes, qui ne sont jamais pensées comme des sujets autonomes, jouissant d'une liberté légitime, mais toujours comme des outils pour la satisfaction masculine, que ce soit à travers le sexe ou la cuisine, deux exemples qui ponctuent tout le livre.   

Comme la plupart du temps, le narrateur, qui est aussi le héros est un homme d'âge mur, célibataire, sans liens humains (il ne voit pas ses parents, n'a ni enfants ni famille ni amis). Son monde est centré sur lui-même et sa petite jouissance. Il se sent, confie t-il, aussi politisé "qu'une serviette de toilette". C'est bien pourquoi il me semble impropre de voir dans Soumission autre chose qu'une utopie fantasmatique pour macho en déshérence. La politique n'est que le véhicule narratif qui permet d'imaginer le retour d'un âge d'or, à travers la victoire aux Présidentielles de 2017 d'un candidat islamiste réconciliant État et religion. Fonctionnaire, le héros reçoit les changements à la tête de son pays avec une passivité exemplaire. Attiré par le christianisme du dernier Huysmans, il peine à y trouver le bonheur - les retraites catholiques manquent de plaisirs sensuels, même le tabac est interdit ! L'offre musulmane parait bien plus attrayante : la polygamie y est encouragée,les mâles dominants étant naturellement voués à perpétuer l'espèce. Une femme de quinze ans au lit, une autre de trente ans à la cuisine, voilà de quoi embellir la vie d'un célibataire alcoolique habitués aux escorts girls. 

Le propos de Houellebecq parait d’autant plus insipide qu'il n'a rien d’orignal. Il redouble l'intrigue qui ouvre l'excellente trilogie de Sabri Louatah, Les Sauvages : une élection présidentielle en France doit porter au pouvoir un président d'origine algérienne. Sur plusieurs points la pauvreté du roman de Michel Houellebecq éclate face à la finesse de Louatah.

  1. Le point de vue du narrateur correspond dans Soumission au petit univers étriqué d'un mâle blanc hétérosexuel bourgeois. Toute rencontre, tout échange donne lieu à un calcul égoïste : qu'est-ce que l'autre va m'apporter ? Qu'est-ce que l'autre produit sur moi ? L’indifférence du héros au monde est même parfois grotesque : découvrant des cadavres suite à une fusillade dans une station-service, le héros n'a aucune réaction. Attention, il n'est pas sidéré : il ne tient tout simplement pas compte des autres, ne se fixant que sur son plaisir ou son déplaisir. A contrario, Louatah nous propulse au sein d'un famille, dont nous apprenons à connaître les vies, les pensées, l'histoire, les sentiments complexes, les relations confuses entre une première génération d’Algériens vivant en France et leurs descendance, deuxième génération née à Saint-Étienne. Hommes et femmes y tiennent place égale. L'intrigue nous amène dans différentes sphères : parisianisme médiatique de Fouad l'acteur renommé, galaxie ténébreuse du cousin Nazir le terroriste, intimité d'une famille kabyle auprès des tantes Rabia et Dounia, petite délinquance stéphanoise de Krim et Gros Momo, parfum du bled du vieil oncle Idris... Les points de vue s’additionnent et livrent ainsi une vision du monde résolument plurielle. 
  2. Chez Houellebecq l'amour est devenu un sentiment insipide : qu'il soit filial ou "marital", il est voué à un éternel calcul utilitariste. N'est-ce pas parce qu'il n'est pas réel ? Seul le calcul égoïste vaut parce qu'aucun amour véritable ne dicte sa loi imparable au sujet. Ainsi le héros apprend que sa mère est morte une fois qu'elle est déjà inhumée dans le carré des indigents.... Il va voir sa belle-mère une fois son père décédé, pour régler les papiers administratifs. Plus que de la provocation, je pense qu'il manque aux personnages de Soumission une consistance sans laquelle ils deviennent quasiment neutres. A l'opposé, chez Sabri Louatah les personnages sont en vie : l'amour défie les caricatures sociales, s'incarne dans des couples complexes ou se transforme en haine fraternelle. 
  3. Michel Houellebecq, nous l'avons dit, utilise l'islam comme le christianisme comme moyen d'assurer une domination masculine mise à mal par l'émancipation occidentale moderne. Il est important  de noter que Sabri louatah dépeint une famille française de confession musulmane, où la laïcité est la norme : à l'exception de Nazir le terroriste, pour les autres personnages la religion est renvoyée à la pratique de chacun. Cela rappelle très concrètement les familles françaises de confession catholique. Au fond l'islam que décrit Houellebecq est un islam importé, image qui porte intrinsèquement un grave danger : nourrir les délires identitaires. Comme l'a montré la réaction au massacre de Charlie Hebdo, les Français dans leur immense majorité sont attachés à la laïcité et au droit au blasphème, concepts peu compris à l'étranger (du Maroc aux Etats-Unis). Les fanatiques l'ont bien compris, eux qui utilisent les conflits à l'étranger pour embrigader certains jeunes français contre leur propre pays, cette France qu'ils ne parviennent pas à comprendre. 
Soumission signe pour moi la fin de Michel Houellebecq. La littérature a besoin d'auteurs "qu'on a envie de retrouver,  avec le(s)quel(s) on a envie de passer ses journées", explique Houellebecq lui-même (gageons que cette phrase montre à quel point il est lucide sur son propre cas). Sabri Louatah est de ceux-là : le quatrième tome des Sauvages est attendu pour avril 2015. Michel Houellebecq est mort, vive Sabri Louatah !