"Les déboutés du droit d'asile, on a l’habitude de les faire revenir plusieurs fois avant de les recevoir." C'est ce que déclare le travailleur social  qui tient l'accueil d'une association (non militante, précise ce dernier) missionnée par les pouvoirs publics pour s'occuper des "sans" (papiers, domicile...). Venue accompagner une famille qui se retrouve à la rue, j'attends depuis deux heures une entrevue avec un travailleur social. Jusqu'à ce que je comprenne que tout est fait pour nous faire renoncer à ce dialogue avec l'institution. L'attente n'est pas un mal pour un bien : c'est une stratégie de découragement. A l'accueil les deux travailleurs sociaux ne font rien : ils notent mal le nom des visiteurs, font mine de ne pas se souvenir de ce qui leur a été dit une heure plus tôt, font semblant de téléphoner aux assistantes sociales... Ils essuient la colère des habitués qui savent comment se comporter dans cette jungle au décor civilisé : agressivité, menaces de scandale, le ton monte et le travailleur social sue à grosses gouttes. Il joue le même rôle que les barbelés autour de l'espace Schengen : malheureusement il est humain. S'il est placé là c'est aussi surement qu'au  départ il aime le contact des autres humains. C'est pourquoi in fine la déshumanisation guette tous les acteurs de cette sinistre farce : le travailleur social, façade d'une politique cynique et machiavélique (avoir pour mission de guider un public qu'en réalité il s'agit de perdre), l'accompagnant que je suis qui, grâce à son statut de citoyen se révèle privilégié (il peut seul élever la voix sans risque et s'outrager de la situation) et surtout, la personne vulnérable (parce que parlant mal français et/ou parce que malade, et/ou parce que sale, et/ou parce qu'affamée...) qui se voit refusée la possibilité d'être entendue, de prendre part au monde commun. Elle n'est pas considérée comme une personne mais comme un être humain en général dont l'existence perd toute signification.

Relisons d'urgence l'avertissement de l'apatride Hannah Arendt, à la dernière page de son Impérialisme :

Le grand danger qu'engendre l'existence d'individus contraints à vivre en dehors du monde commun vient de ce qu'ils sont, au cœur même de la civilisation renvoyés à leurs dons naturels, à leur stricte différenciation. Ils sont privés de ce gigantesque égalisateur de différences qui est l’apanage de ceux qui sont citoyens d'une communauté publique et cependant, puisqu'il leur est désormais interdit de prendre part à l'invention humaine, ils n'appartiennent plus à la race humaine de la même manière que les animaux appartiennent à une espèce animale spécifique. Le paradoxe impliqué par la perte des Droits de l'Homme, c'est que celle-ci survient au moment où une personne devient un être humain en général - sans profession, sans citoyenneté, sans opinion, sans actes par lesquels elle s’identifie et se particularise - et apparait comme différente en général, ne représentant rien d'autre que son propre et absolument unique  individualité qui, en l'absence d'un monde commun où elle puisse s'exprimer et sur lequel elle puisse intervenir, perd toute signification.

L'existence de ces personnes entraîne un grave danger : leur nombre croissant menace notre vie politique, notre organisation humaine, le monde qui est le résultat de nos efforts communs et coordonnés, menace comparable, voire plus effrayante encore, à celle que les éléments indomptés de la nature faisaient peser autrefois sur les cités et les villages construits par l'homme. Le danger mortel pour la civilisation n'est plus désormais un danger qui viendrait de l’extérieur. La nature a été maîtrisée et il n'est plus de barbares pour tenter de détruire ce qu'ils ne peuvent pas comprendre, comme les Mongols menacèrent l'Europe pendant des siècles. Même l'apparition des gouvernements totalitaires est un phénomène situé à l'intérieur et non à l'extérieur de la civilisation. Le danger est qu'une civilisation globale, coordonnée,  à l'échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein à force d'avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie, qui en dépit des apparences, sont les conditions de vie de sauvages.