Unis pour le CNE, ils l'étaient : les parlementaires ont réussi à mettre en place un contrat qui fragilise profondément les salariés. Seulement dans les entreprises de moins de 20 salariés  ? Mensonge : il faut savoir que de nombreuses grandes entreprises sont divisées en petites entités qui peuvent par conséquent embaucher des CNE.

Unis contre le CPE, nous le sommes : étudiants et lycéens consacrent toute l'énergie de leurs 20 ans dans la lutte contre le gouvernement, comme hier dans les sweet banlieues pourries. Pourquoi celui-ci reste-t-il sourd contre tous ? C'est ce que j'aimerais mettre en question ici.

Raffarin comme Villepin ont déployé jusque là toute une panoplie de réformes, qui visent un même objectif, double :

  • réduire les rangs des classes moyennes ;
  • diminuer drastiquement les charges de l'Etat, au mépris des besoins des plus pauvres.

Par classe moyenne, j'entends les populations qui par leur travail ont suffisamment pour vivre au jour le jour mais aussi pour envisager l'avenir sans angoisse  : logement, assurance maladie, accidents du travail, chômage, retraite, économies pour assurer les études des enfants... Les réformes de la retraite, des Assedic, et la gestion actuelle de l'Assurance Maladie rendent difficile une accession massive à ces garanties. La spéculation immobilière se charge d'alourdir la misère et le coût des études des enfants. Toutes ces réformes accentuent la précarité dans le travail (CNE, CPE, travail à 15 ans, destrcution progressive du Code du travail) et rendent impossible l'obtention de prêts (seuls les prêts à la consommation sont encouragés, bien évidemment). De plus en plus de personnes se retrouvent ainsi extrêmement dépendantes d'une conjoncture économique fluctuante à très court terme. C'est précisément pour sortir de cette situation que s'était peu à peu construit ce qui est devenu après la guerre l'Etat providence, sous la pression des classes populaires. Grâce à la diffusion des pensées socialistes, les Français ont su réclamer que soient garanties leurs droits, et les gouvernements successifs ont prudemment suvi, afin d'apaiser les masses. Réduire drastiquement des droits arrachés en deux siècles ne peut se faire aujourd'hui qu'en parallèle à un renforcement des forces de l'ordre dont nous sommes témoins.

Comment expliquer cet acharnement contre la majorité des Français ? Exit les classes moyennes, exit aussi les immigrés dont la famille n'a plus droit de cité, dont la présence même est remise en cause par des pseudo analyses économiques qui ne tiennent pas compte de la courbe démographique européenne. Sous couvert de baisse du chômage et de dégrossissement de l'Etat, il s'agit d'assurer aux possédants l'accroissement de leurs richesses alors même que le système capitaliste se trouve à nouveau à un tournant critique de son histoire.

C'est l'ignorance de cette histoire qui permet la plus grande manipulation. C'est l'absence totale d'analyse du système capitaliste sur la longue durée qui paralyse toute pensée d'avenir. A ce titre, la lecture d'Immanuel Wallerstein, historien américain qui enseigne à l'EHESS, à Paris, me semble extrèmement utile. Je vous soumets quelques élements de la réflexion qu'il mène dans un court essai publié dans le recueil L'histoire continue, (éd.de l'Aube).

La question qui se pose est donc de savoir si le système historique à l'intérieur duquel nous vivons, l'économie-monde capitaliste, est actuellement sur le point (ou déjà en train) d'entrer dans une telle période "chaotique". (...) Les phénomènes normalement symptomatiques d'une phase B de Kondratiev sont les suivants : le ralentissement de la croissance de la production, conjugué le plus probablement avec un déclin dans la production mondiale per capita ; une hausse des taux de chômage en termes de travail actif salarié ; un déplacement relatif des foyers de profit, depuis l'activité productive vers les gains de la manipulation financière ; une hausse de l'endettement des États ; la relocalisation des industries traditionnelles vers des zones à moindres coûts salariaux ; une montée des dépenses militaires, dont la justification n'est pas réellement de nature militaire mais découle plutôt d'une création artificielle de demande contre-cyclique; une baisse des salaires réels au sein de l'économie formelle ; une expansion de l'économie informelle ; un déclin dans la production alimentaire à luis prix; "illégalisation" croissante de la migration Interzones.
L'actuelle phase B de Kondratiev est par conséquent prolifique en discours se souciant de la "compétitivité" et dénonçant le fardeau fiscal de l'État. Ce genre de préoccupation non seulement ne va pas diminuer, mais va certainement s'aggraver tout au long d'une phase A où vont s'affronter deux pôles de croissance en concurrence aiguë. Il faut en conséquence s'attendre à une tentative de réduction en termes aussi bien absolus que relatifs du nombre de cette couche moyenne participant aux processus de production (y compris dans les industries de services). Il y aura également une poursuite des tentatives actuelles pour réduire les budgets de l'État, ce qui à terme va plus que tout encore menacer le statut de ces mêmes couches moyennes.
Les retombées politiques de ces coupes sombres chez les classes moyennes vont être sévères. Édu-quées, habituées au confort et aux loisirs, les couches moyennes, se voyant sous la menace de devenir déclassées, ne vont pas accepter passivement une telle récession de leur statut et de leurs revenus. Elles avaient déjà montré les dents un moment durant la révolution mondiale de 1968. Pour les calmer, des concessions économiques leur furent octroyées entre 1970 et 1985. Les pays concernés sont actuellement en train d'en payer la facture, et de telles concessions seront difficilement reconductibles - dans le cas contraire, elles pèseraient lourd dans la balance de la lutte économique entre l'Union européenne et le condominium Japon-États-Unis. Dans tous les cas de figure, l'économie-monde capitaliste sera abrupte-ment confrontée au dilemme de choisir entre le fait de limiter l'accumulation du capital ou de devoir subir le retour de bâton de la révolte politico-économique de ces anciennes couches moyennes. Dans les deux cas, la coupe sera amère à boire.