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Thoreau politique: "Que votre vie devienne un contre-frottement pour arrêter la machine."


Mais pour parler pratiquement et en citoyen, à la différence de ceux qui se baptisent antigouvernementaux, je réclame, non une absence immédiate de gouvernement, mais immédiatement un meilleur gouver­nement. Que chacun publie quel serait le genre de gouvernement qu'il respecterait et nous aurions déjà fait un pas vers sa réalisation.

Après tout, la raison pratique pour laquelle, une fois le pouvoir échu aux mains du peuple, une majorité reçoit la permission de régner, et continue de la détenir pour une longue période, ce n'est pas parce qu'elle court plus de risques d'avoir raison, ni parce que cela semble plus juste à la minorité, mais parce qu'elle est physiquement la plus forte. Or le gouver­nement où la majorité décide dans tous les cas ne peut se fonder sur la justice, y compris au sens restreint où l'entend l'humanité. Ne peut-il exister un gouverne­ment dans lequel les majorités ne décident pas vir­tuellement du juste et de l'injuste, mais bien plutôt la conscience ? - dans lequel les majorités ne décident que de ces questions où la règle de l'utilité est opé­rante ? Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au légis­lateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience? Je pense que nous devons d'abord être des hommes, des sujets ensuite : le respect de la loi vient après celui du droit. L'obligation que j'aie le droit d'adopter, c'est d'agir à tout moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu'une corpora­tion n'a pas de conscience; mais une corporation faite d'êtres consciencieux est une corporation douée d'une conscience.

La masse des hommes sert l'État de la sorte, pas en tant qu'hommes, mais comme des machines, avec leurs corps. Ils forment l'armée de métier, ainsi que la milice, les geôliers, policiers, posse comitatus1, etc. Dans la plu­part des cas, il n'existe aucun libre exercice du juge­ment ou du sens moral ; mais ils se mettent au niveau du bois, de la terre et des pierres ; et l'on pourrait réa­liser des hommes de bois qui rempliraient aussi bien cette fonction. Ils ne méritent pas plus de respect que des épouvantails ou un étron. Ils ont la même valeur que des chevaux ou des chiens. Pourtant, ce sont de tels êtres qu'on juge communément de bons citoyens. D'autres - comme la plupart des législateurs, politi­ciens, juristes, ministres ou fonctionnaires - servent l'Etat surtout avec leur tête ; et, comme ils font rare­ment la moindre distinction morale, ils risquent tout autant de servir le Diable, sans en avoir l'intention, que Dieu. Un tout petit nombre - héros, patriotes, martyrs, réformateurs au sens fort, des hommes enfin, servent l'Etat avec leur conscience aussi et lui résistent nécessairement pour l'essentiel ; et il les traite souvent en ennemis. L'homme sage n'est utile qu'en tant qu'il reste un homme et refusera d'être de la « glaise » ou de « jouer les bouche-trous », et laissera cette mission à sa poussière.

Qui s'offre entièrement à ses congénères leur paraît inutile et égoïste ; celui, en revanche, qui s'offre par­tiellement est tenu pour un bienfaiteur et un philan­thrope.

Quel est le comportement qui s'impose à un homme face à ce gouvernement américain, aujourd'hui ? Je réponds qu'il ne peut sans honte y être associé. Je ne puis un seul instant reconnaître cette organisation politique pour mon gouvernement puisqu'elle est aussi le gouvernement de l'esclave.

Tous les hommes admettent le droit à la révolution ; c'est-à-dire le droit de refuser l'allégeance au gouver­nement, et celui de lui résister, quand sa tyrannie ou son inefficacité sont grandes et insupportables. Mais presque tous disent que tel n'est pas le cas, à présent. Mais tel était le cas, estiment-ils, lors de la révolution de 1775. Si l'on devait me dire que le gouvernement de l'époque était mauvais parce qu'il taxait certaines commodités étrangères introduites dans ses ports, il est plus que probable que je ne m'en émeuvrais pas car je puis m'en passer. Toutes les machines connais­sent des frictions ; et il se peut que celle-ci soit assez profitable pour contrebalancer le mal. Mais quand la la friction vient à posséder sa machine, que l'oppression et le vol sont organisés, je déclare : refusons de sup­porter plus longtemps cette machine.

En pratique, les adversaires d'une réforme dans le Massachusetts ne sont pas une centaine de milliers de politiciens dans le Sud, mais une centaine de milliers de marchands et de fermiers ici qui sont plus préoccupés par le commerce et l'agriculture qu'ils ne le sont par l'humain et qui ne sont pas prêts à rendre justice en laveur de l'esclave ou du Mexique, quel qu'en soit le coût. Je ne me querelle pas avec des ennemis éloignés, mais avec ceux qui, près de chez moi, coopèrent avec les premiers et leur obéissent et sans lesquels ils seraient inoffensifs. Nous avons coutume de dire que le gros des hommes ne sont pas préparés ; mais si l'amélioration est lente, c'est parce que le petit nombre n'est pas matériel­lement plus sage ni meilleur que le grand nombre. Qu'il existe quelque part un bien absolu est plus importantqu'un grand nombre soit aussi bon que vous: car cela fera lever toute la pâte. Des milliers de gens sont opposés en opinion à l'esclavage et à la guerre, mais ils ne font rien, en effet, pour y mettre un terme; ils s'estiment enfants de Washington et de Franklin, et s'asseyent les mains dans les poches en déclarant qu'ils ignorent quoi faire et ne font rien : ils subordonnent même la question de la liberté à celle du libre-échange et lisent tranquillement le cours des prix en même temps que les dernières nouvelles du Mexique après dîner et qui sait, s'assou­pissent sur les deux. Quel est le prix courant d'un homme honnête et d'un patriote aujourd'hui ? Ils hési­tent, et ils regrettent et parfois ils font des pétitions ; mais ils ne font rien d'ardent et d'efficace. Ils attendent. pleins de bonne volonté, que d autres portent remède au mal, qu'ils n'aient plus à le regretter. Au mieux, ils donnent une voix bon marché, un renfort chétif et un « bon voyage! >, au bon droit quand il passe à leur hauteur. Il y a 999 professeurs de vertu pour un homme vertueux. Mais il est plus commode de traiter avec le véritable possesseur d'une chose qu'avec son gardien temporaire.

Tout vote est une sorte de jeu, comme le jeu de dames ou le backgammon teinté d'une légère nuance morale, un jeu entre le juste et l'injuste, comportant des questions morales : et cela s'accompagne naturellement d'un pari. Le caractère des votants, lui, n'est pas en jeu. Je vote peut-être selon mon idée de la justice; mais que celle-cil'emporte ne me concerne pas dans ma chair. J'accepte de m'en remettre à la majorité. Son obliga­tion, en conséquence, n'excède jamais celle de l'utilité. Même voter pour la justice, ce n'est rien faire pour elle. C'est se contenter d'exprimer un faible désir de la voir prévaloir. Le sage ne laissera pas la justice à la merci du hasard, il ne souhaitera pas la voir remporter par le pouvoir de la majorité. Il y a peu de vertu dans l'action des masses d'hommes. Quand la majorité finira par voler l'abolition de l'esclavage, ce sera parce qu'elle lui sera indifférente ou parce qu'il en restera peu qui soit aboli par ce vote. Ce seront eux les seuls esclaves. La seule voix qui puisse hâter l'abolition de l'esclavage est celle de l'homme qui engage par là sa propre liberté.

J'entends parler d'une convention qui doit se réunir à Baltimore, ou ailleurs, pour choisir un candidat à la présidence, constituée pour l'essentiel d'éditeurs et de politiciens professionnels; mais je me dis, en quoi la décision qu'ils prendront importe-t-elle à un homme indépendant, intelligent et respectable? N'aurons-nous pas l'avantage de sa sagesse et de son honnêteté malgré tout ? Ne pouvons-nous compter sur quelque voix indépendante ? N'y a-t-il pas beaucoup d’individus dans le pays qui n'assistent pas aux conventions ? Mais non : je m'aperçois que l'homme soi-disant res­pectable a immédiatement quitté sa position, qu'il désespère de son pays quand celui-ci a plus de raisons de désespérer de lui. Il s'empresse d'adopter l'un des candidats ainsi choisi comme le seul disponible, prou­vant ainsi qu'il est lui-même disponible pour toutes les visées du démagogue. Sa voix n'a pas plus de valeur que celle de tout étranger sans principes, de tout larbin autochtone qu'on aurait pu acheter. Puis­sions-nous trouver un homme qui soit un homme, qui, comme dit mon voisin, ait une échine à travers laquelle on ne puisse passer la main ! Nos statistiques sont erronées : la population est surévaluée. Combien y a-t-il d'hommes par millier de milles carrés dans ce| pays ? À peine un. L'Amérique n'offre-t-elle aucun attrait aux colons ? L'Américain s'est rapetissé jusqu'à être un « compagnon » - quelqu'un qu'on reconnaît au développement de ses organes grégaires, à son, manque manifeste d'intellect et d'autonomie enthou­siaste ; dont le premier et principal souci, à son entrée dans le monde, est de veiller à ce que l'hospice soit en bon état; et, bien avant; qu'il ait revêtu la toge virile, de réunir des fonds pour l'entretien des veuves et orphelins qui existent; qui, en un mot, se risque à ne vivre que par l'aide de la « Compagnie d'assurance mutuelle » qui a promis de l'inhumer décemment. Le devoir d'un homme n'est pas, en général, de se vouer à l'éradication de la moindre injustice, fût-elle énorme; il lui est loisible d'avoir d'autres sujets d'inté­rêts ; mais son devoir veut à tout le moins qu'il s'en lave, les mains et, s'il n'y pense pas davantage, qu'il ne lui donne pas son soutien objectif. Si je me consacre à d'autres intérêts ou contemplations, je dois à tout le moins veiller, pour commencer, que je ne les cultive pas assis sur les épaules d'autrui. Je dois en descendre, qu'il puisse poursuivre ses contemplations lui aussi. Songez à l'immense absurdité qu'on tolère ! J'ai entendu certains de mes compagnons déclarer :  «J'aimerais les voir m'ordonner d'aider à réprimer une insurrection des esclaves ou de marcher sur Mexico - vous pensez comme j'irais ! » ; pourtant ces hommes-là ont chacun, directement par leur allégeance, et donc indirectement, au moins par leur argent, fourni un remplacement. Ce sont ceux-là mêmes qui ne refusent pas de soutenir le gouvernement injuste dans sa guerre, qui applaudissent le soldat qui refuse de servir dans une guerre injuste ; ils l'applaudissent alors qu'il méprise et anéantit leur acte et leur autorité; comme si l'État se repentait au point de prier quelqu'un de l'étriller lorsqu'il pèche, mais pas assez pour cesser de pécher un seul instant. Ainsi, au nom de l'ordre et du gouvernement civil, on nous oblige finalement à rendre hommage à notre propre pusillanimité et à la soutenir. Après la première rougeur du péché vient l'indifférence ; et d'immoral il devient en quelque sorte amoral et pas tout à fait inutile dans la vie que nous avons créée.

Seule la vertu la plus désintéressée peut soutenir l'erreur la plus ample et la plus répandue. Ce sont sur­tout les êtres nobles qui s'exposent au léger reproche qu'on peut opposer à la vertu de patriotisme. Ceux qui, tout en critiquant le type et les décisions d'un gouvernement, lui donnent leur allégeance et leur sou­tien sont assurément ses soutiens les plus scrupuleux et donc souvent les obstacles les plus sérieux à la réforme. Certains demandent à l'Etat de dissoudre l'Union, de ne tenir aucun compte des réquisitions du président. Pourquoi ne la dissolvent-ils pas eux-mêmes, l'union qui existe entre eux et l'État, et ne refusent-ils pas de verser leur quota au Trésor ? Ne sont-ils pas dans la même relation vis-à-vis de l'État que ce dernier vis-à-vis de l'Union ? Et ne sont-ce pas les mêmes raisons qui ont dissuadé l'État de résister à l'Union et les ont dissuadés de résister à l'État ?

Que votre vie devienne un contre-frottement pour arrêter la machine. Ce à quoi je dois veiller, à tout le moins, c'est à ne pas me prêter au mal que je condamne. Je n’hésiterai pas à dire que ceux qui se baptisent abolitionnistes devraient retirer sur-le-champ leur soutien effectif, tant personnel que matériel, au gouvernement du Massachusetts sans attendre qu'ils forment une majorité d'une personne, sans attendre qu'ils permettent au juste de triompher par leur entremise. Je pense qu'il suffit d'avoir Dieu avec soi, sans attendre cette fameuse autre personne. D'ailleurs, tout homme plus juste que ses prochains forme déjà cette majorité d'une personne.

Car il importe aujourd'hui de voir quelle peut être la peti­tesse des commencements : ce qui est bien fait est fait une fois pour toutes.

Sous un gouvernement qui emprisonne un seul être injustement, la juste place du juste est aussi la prison.

Quand je converse avec les plus libres de mes voi­sins, je note que, malgré tout ce qu'ils peuvent dire de l'importance et du sérieux de la question, de leur souci de la tranquillité publique, la question se résume à ceci : ils ne peuvent se passer de la protection du gou­vernement actuel et redoutent les conséquences de la désobéissance sur leurs biens et leur famille. Pour ma part, je n'aimerais pas à croire que je m'en remets parfois à la protection de l'État. Mais, si je réfute l'autorité de l'Etat lorsqu'il présente sa feuille d'impôts, il ne tardera pas à prendre et à détruire tous mes biens, à me harasser sans fin moi et mes enfants. Cela est chose pénible. Cela interdit à un homme de vivre honnêtement et confortablement à la fois, du point de vue des apparences. Il ne vaudra pas la peine qu'il accumule des biens ; il ne manquerait pas de les perdre. Il faut prendre une location ou un refuge quelque part, cultiver une petite récolte et se hâter de la manger. Il faut vivre en autarcie, ne dépendre que de soi, être toujours prêt à lever le camp sans avoir beaucoup à emporter.

Je n'ai payé aucun impôt local depuis six ans. On m'a mis en prison une fois pour cette raison, une nuit. Et comme je regardais les murs de pierre massive, épais de deux ou trois pieds, la porte de bois et de fer épaisse d'un pied, la grille de fer qui altérait la lumière, je ne pouvais m'empêcher d'être frappé par la stupidité de cette institution qui me traitait comme si je n'étais rien que chair et os, à enfermer. Je m'éton­nais qu'elle ait fini par conclure que c'était le meilleur usage qu'elle pouvait faire de moi et qu'elle n'ait jamais songé à profiter de mes services de quelque autre manière. Je voyais bien que s'il y avait un mur de pierres entre moi et mes concitoyens, il y en avait un d'encore plus difficile à escalader ou à percer avant qu'ils puissent être aussi libres que moi. Je ne me sen­tis pas un seul instant à l'étroit et ces murs parais­saient seulement un vaste gâchis de pierres et de ciment. J'avais l'impression d'être le seul de tous mes concitoyens à avoir payé mes impôts. À l'évidence, ils ne savaient comment me traiter, mais se comportaient comme des gens mal élevés. Chaque menace et chaque compliment dissimulaient une gaffe ; car ils estimaient que mon désir principal était de rester de l'autre côté de ce mur de pierre. Je ne pus m'empêcher de sourire en voyant avec quel soin ils refermaient la porte sur mes méditations, qui les suivaient aussitôt à l'exté­rieur, sans encombre : c'étaient elles qui étaient dangereuses, en réalité. Comme ils ne pouvaient m'atteindre, ils avaient décidé de châtier mon corps ; tout comme les gamins, s'ils ne peuvent s'en prendre à la personne à qui ils en veulent, injurient son chien. Je voyais que l'Etat était à demi imbécile, qu'il était craintif comme une femme seule pour ses cuillers en argent, qu'il ne pouvait faire la différence entre ses amis et ses ennemis : je perdis le peu de respect que je gardais pour lui et le plaignis.

L'État ne s'adresse donc jamais intentionnellement à la raison de l'homme, intellectuelle ou morale, mais seulement à son corps, à ses sens. Il n'est pas armé d'un esprit ou d'une honnêteté supérieure, mais d'une force physique supérieure. Je ne suis pas né pour être contraint. Je veux respirer comme je l'entends. Voyons donc qui est le plus fort. Quelle force a une multi­tude ? Seuls peuvent me contraindre ceux qui obéis­sent à une loi plus altière que la mienne. Ils me contraignent à les imiter. Je n'entends pas parler d'hommes contraints à vivre de telle ou telle manière par des groupes d'hommes. Quelle sorte de vie serait-ce là ? Quand je rencontre un gouvernement qui me dit « La bourse ou la vie », pourquoi me hâterais-je de lui donner mon argent ? Il est peut-être dans une situation très difficile et ne sait que faire : je n'y puis rien. Il faut qu'il s'en sorte tout seul ; qu'il fasse comme moi. Rien ne sert de pleurnicher. Je ne suis pas responsable de la réussite du fonctionnement social. Je ne suis pas le fils de l'ingénieur. J'observe que lorsqu'un gland et une châtaigne tombent l'un à côté de l'autre, l'un d'eux ne reste pas inerte, ne s'efface pas devant l'autre, mais que tous deux obéissent à leurs propres lois, jaillissent, croissent et fleurissent de leur mieux jusqu'à ce que l'un en vienne, d'aventure, à dominer et détruire son rival. Si une plante ne peut vivre selon sa nature, elle meurt ; et il en va de même pour un homme.

Je souhaite seulement refuser mon allégeance à l'État, me retirer et m'en tenir à l'écart en pratique. Peu me chaut de suivre pas à pas mon dollar, si c'est possible, à moins qu'il n'achète un homme ou une arme pour en tuer - le dollar est innocent mais ce qui m'importe c'est de repérer les effets de mon allégeance. En fait, je déclare tranquillement la guerre à l'État, à ma manière, bien que je souhaite continuer d'en retirer les utilités et les avantages que je pourrai, c'est bien naturel.

Si d'autres paient l'impôt qui m'est demandé, par compréhension pour l'État, ils ne font que ce qu'ils ont déjà fait pour eux, ou plutôt ils ajoutent à l'injus­tice que celui-ci exige. S'ils paient l'impôt par souci mal placé de l'individu imposé, pour sauver ses biens, ou empêcher son internement, c'est pour n'avoir pas considéré avec sagesse combien ils permettent à leurs sentiments personnels de contrarier le bien public.

Il n'y aura jamais d'Etat vraiment libre et éclairé tant qu'il ne reconnaîtra pas l'individu comme un pouvoir plus altier et indépendant, d'où dérivent son propre pouvoir et son autorité, et qu'il ne le traitera pas en conséquence. Il me plaît d'imaginer un Etat qui puisse se permettre d'être juste envers tous les hommes et qui traite l'individu avec respect comme un voisin ; qui ne jugerait pas sa propre quiétude menacée si quelques-uns s'installaient à l'écart, ne s'y mêlant pas, en refu­sant l'étreinte, sans pour autant s'abstenir de remplir tous les devoirs de bons voisins et de compatriotes. Un Etat qui porterait ce genre de fruit, et le laisserait tom­ber aussi vite qu'il a mûri, ouvrirait la voie à un Etat encore plus glorieux et parfait, que j'ai également ima­giné sans le voir nulle part.

H. D. Thoreau, La désobéissance civile, trad. G. Villeneuve, Ed. Les 1001 nuits, 1996

1Le pouvoir du comté par opp. au pouvoir militaire

De la violence : la fin ne justifie pas les moyens

La violence est-elle justifiée par des fins qui la purifierait ? Parce qu'elle serait réponse à une violence plus forte encore ? Ou au contraire parce qu'elle serait conservatrice de l'ordre ?

A l'heure où la violence risque de ruiner le mouvement des Gilets jaunes en ouvrant la voie à une répression totale, ces mots de Jacques Ellul qui s'attaque à un lieu commun funeste : "la fin justifie les moyens". Seul l'abandon de la violence, par tous, rend possible la construction d'un monde habitable.

"Non, pas question d'accepter les Fins pour justifier les pratiques d'aujourd'hui, parce que ce ne sont jamais, dans l'actualité, que de simples justifications. On accepte les moyens ignobles de ses amis pour des raisons qui n'ont rien à voir avec une fin légitime. On accuse les mêmes moyens chez ses ennemis en refusant de considérer ce qui pourrait être légitime dans leurs objectifs. Non, chers mora­listes, nous ne croyons plus à vos valeurs qui servent à démontrer que les moyens de vos amis sont excellents! La vérité à laquelle il faut rigoureusement, durement se tenir, c'est le contraire du lieu commun : les Moyens cor­rompent les Fins. C'est ce qu'exprime rigoureusement le slogan des socialistes polonais en 1961, admirables de luci­dité : « Oui, nous sommes pour le socialisme, mais contre toutes les voies qui y mènent. » C'est la plus profonde sagesse et la plus exacte vérité.

Il n'y a pas de violence qui libère : il n'y a que des violences qui asservissent. La crois­sance de l'État ne prépare pas la liberté mais une plus grande dictature. Tout moyen aujourd'hui détruisant fût-ce un homme dans son corps ou dans son âme, et serait-ce pour libérer un million d'hommes, ne conduira jamais qu'à renforcer l'esclavage du million d'hommes pour qui l'on travaille.

Les Fins sont des bulles de savon infiniment séduisantes, infiniment fragiles, qu'un souffle suffit à orien­ter différemment et que le moindre excès suffit à faire s'éva­nouir. Les fins sont incapables de rien justifier parce qu'elles n'existent pas : elles sont out au plus des intentions, des idéologies, des programmes. Mais l'homme qui a de si bonnes intentions lorsqu'il exerce les moyens du mal se trouve lui-même corrompu par le mal qu'il fait – et ses bonnes intentions deviennent dérisoires ; les idéologies, lorsqu'elle se trouvent au contact avec les dures réalités où les moyens injustes interviennent, fondent et se modèlent au gré du moment. Les programmes comportent, même les plus généreux, les parties d'ombre que l'on cache soigneu­sement pour prendre les alouettes, mais qui se révèlent brutalement lorsqu'on commence à passer aux moyens. Les plus nobles fins assignées à la guerre sont pourries par la guerre.

Un peuple devenu indépendant par la guerre res­tera pour toujours d'une façon ou d'une autre un peuple d'esclaves. Le droit établi par la violence sera toujours l'in­justice. Le Bien établi par la ruse ou la contrainte sera toujours le Mal. La Foi obtenue par le prosélytisme sera toujours l'hypocrisie. La Vérité répandue par la propa­gande sera pour toujours le Mensonge. La Société parfaite organisée dans le sang, même d'hommes coupables, sera pour toujours un bagne. Voilà ce qui est exact. Mais la médiocrité, la veulerie, la vanité, la satisfaction de soi sont si grandes chez l'homme qu'il préfère tous les mensonges à cette humble et quotidienne reconnaissance de l'impor­tance du moyen d'aujourd'hui."

Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, Calmann-Lévy, 1966

Huxley, Ellul,Charbonneau : Histoires de passages

La quatrième édition d'Histoires de passages se consacrait du 19 au 22 juillet au thème suivant : connecter / déconnecter. Une invitation aux sources plurielles, dans différents villages de Xantrie, au cœur d'une Corrèze luxuriante.

Des oiseaux, le vent et le cadastre (Gilles Clément), au milieu des sculptures et des abeilles (Jan Krizek), des vignes et des pommiers, créer un "no man's time" (Thierry Paquot) au rythme de chacun, emporté dans une énergie collective, découvrir son moi gastronomique (M. F. K. Fisher), se souvenir de Lucrèce et de la Coopérative des mal-assis.

Rencontrer Alexandra Kollontaï et Dziga Vertov dans une salle obscure, saluer les milans royaux qui quittent Saint-Bonnet-les-tours pour un automne africain.

Photographier, dessiner, discuter, contempler, rire, lire et rêver.

Remercier, chaleureusement, Laurent Gervereau, tout jeune Hautefageois, Claudine et Patrice Saintraymond pour leur hospitalité, et toute l'équipe de bénévoles, si inspirée...

En retour, des mots prononcés sous les arbres, pour passer un peu de pensée vive, celle de trois grands hommes qui nous inspire toujours.

Huxley, Ellul et Charbonneau : aux racines de l'écologie

Des pensées incarnées

« Ce que l'on est dépend de trois facteurs : ce dont on a hérité, de ce que le milieu a fait de vous et de ce que vous avez jugé bon de faire de votre milieu et de votre héritage.» ( Aldous Huxley, L'éternité retrouvée)

Né en 1894 dans une famille de l'aristocratie anglaise qui compte de grandes figures d'intellectuels, Aldous Huxley reçoit une éducation moderne dans une école dirigée par sa propre mère. La mort de celle-ci, la disparition d'une sœur et d'un frère ainsi que la cécité qui le frappe à l'adolescence provoquent une rupture dans la vie du jeune étudiant : se soumettant à une rééducation difficile, il conserve la vue , se tourne vers la littérature et quitte l'Angleterre. Auteur d'essais et de romans, il se tourne dans les années trente vers la Philosophie éternelle, celle « qui reconnaît qu'il y a une réalité qui est la substance même des choses matérielles, de la vie et de l'esprit » et qu'il retrouve dans les grandes religions.  Installé aux États-Unis à partir de 1937 avec son épouse, il s'intéresse à l'expérimentation des drogues et aux mystiques orientales et devient ainsi une icône des Sixties. Il s'éteint en 1963.

Traduit en français dès 1932, son roman Brave New World est lu par deux jeunes bordelais, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. Les deux amis se sont rencontrés adolescents et ont noué une amitié qui durera plus de soixante ans. Le premier, né en 1910, est le dernier-né d'une famille bourgeoise aisée du Lot-et-Garonne. Agrégé d’histoire-géographie, il s'installe à côté de Pau avec sa famille, simple professeur d'une école normale d'instituteurs. Il écrit de nombreux ouvrages qui restent largement méconnus, surtout si l'on se réfère à la notoriété de son ami Ellul.


Celui-ci naît en 1912, enfant unique d'une famille pauvre, frappée par le chômage : premier de la classe, Jacques travaille dès l'âge de quinze ans pour se payer des études de droit. Il découvre Marx et reçoit littéralement la révélation divine : il se tourne vers la théologie protestante. Après avoir participé activement à la résistance, il devient professeur de droit à l'université de Bordeaux, auteur d'ouvrages très vite publiés dans le monde entier.

Dès les années 1930 les deux amis prennent conscience du bouleversement profond qui anime la société. Ils organisent des cercles de réflexion, le groupe de Bordeaux des Amis de la revue Esprit, version gasconne du personnalisme. Ce courant fondé en 1932 à Paris essaie de sortir de l'alternative capitalisme/communisme, matérialisme/idéalisme, en privilégiant la personne, « chair et esprit », une personne pensée comme ancrée dans sa communauté. Avec leurs premiers textes ronéotypés les deux penseurs donnent naissance à l'écologie politique : le constat est radical. L'humanité est aux prises avec un changement total, que Charbonneau baptise « la grande mue » : c'est la transformation d’un état à un autre, le passage de sociétés traditionnelles, autonomes et hors marché, vivant sur une organisation séculaire, au règne de l’économique, de l’abstrait, de la technique, puissance collective fascinante qui fonctionne en roue libre, instaurant un système technicien démesuré. Face au culte du progrès, seul le sentiment authentique de la nature permet de retrouver la liberté personnelle, la conscience d'être incarné dans un lieu et dans un temps, d'être « saisi » par autre chose que soit : ce sentiment de la nature est une force révolutionnaire et les deux hommes organiseront des séminaires en pleine nature avec des jeunes, dans cette même campagne où ils se battent contre l'aménagement de l'Etat visant à bétonner la côté aquitaine. « Penser globalement, agir localement » : cette pensée d'Ellul a depuis largement essaimé.

C'est Aldous Huxley qui présidera à la traduction en anglais de La Technique ou l'enjeu du siècle, qu'Ellul publie en 1954. Originales, singulières et profondes, les œuvres de Charbonneau, Ellul et Huxley entrent en résonance parce que leur constat est sous de nombreux aspects convergent.


Résonances

L'angle d'attaque le plus aigu de la critique que porte nos trois penseurs est bien sûr leur point de vue sur la technique. Il faut prendre cette notion en un sens large : la technique ne se réduit pas aux objets techniques. Elle englobe toutes les méthodes d’organisation de la vie : la bureaucratie, l’agro-industrie, le taylorisme sont des techniques. Elle consiste à rechercher en toutes choses la méthode la plus efficace. Est définie comme efficace une chose ou une personne qui agit effectivement : en matière énergétique, thérapeutique, politique...

Elle est le rapport entre les résultats obtenus par l’agent et les objectifs qu’il s’est fixés. Dès 1977 Ellul met en avant le caractère systématique de l'organisation technique : « Le système est un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’un provoque une évolution de l’ensemble et que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément » (J. Ellul, Le système technicien, éd. Calmann-Lévy, p. 88).

Le grand dessein à l’œuvre dans nos sociétés a pour finalité « la parfaite intégration de l’homme dans le système technicien. » C'est un tel univers que décrit Aldous Huxley dans son roman de 1932 : « Le meilleur des mondes présente le tableau imaginaire et quelque peu licencieux d'une société dans laquelle les efforts faits pour recréer des êtres humains à la ressemblance des termites ont été poussées à la limite du possible », explique Huxley dans son Retour au meilleur des mondes en 1958 (éd. Omnibus, p.698). Dans la société qu'il imagine, les enfants sont fabriqués en laboratoire, soumis à un conditionnement différentié en fonction de la catégorie sociale à laquelle on les assigne. Cet aspect rejoint une préoccupation majeure exprimée par Charbonneau dans ses Chroniques de l'an Deux Mille (disponible sur le site La Grande Mue) : « Le pire qui pourrait arriver, la biologie transformée en biologisme aidant, serait que la société se réserve de définir la mutation positive, et de qualifier et fabriquer les individus : qu'elle pratique « l’eugénisme » en éliminant tout ce qui ne serait pas conforme à son modèle du beau et du bon ».


Quant à Ellul, il déclare plus de cinquante ans après l'édition du Meilleur des mondes : « On a beaucoup parlé de 1984, c'est en réalité le Brave New World d'Huxley qui est en vue. Avec la spécialisation dès la naissance des individus utiles à tel service dans la société et qui seront si parfaitement adaptés physiologiquement qu'il n'y aura plus ni adaptation, ni révolte, ni ouverture sur un ailleurs. La combinaison du génie génétique et de la spécialisation éducative donnera un homme adéquat à ses fonctions techniques . »(J. Ellul, Ce que je crois, 1987, p. 184)

L'ensemble social prime sur l'individu qui n'est pas pensé comme une liberté, une fin en soi, mais comme un « rouage de la mécanique sociale ». Aux méthodes répressives des régimes dictatoriaux s'ajoutent « renforcements et manipulations », propagande et distractions ininterrompues, utilisées comme « opium du peuple ». « Une société dont la plupart des membres passent une grande partie de leur temps non pas dans l’immédiat et l'avenir prévisible mais quelque part dans les mondes inconséquents du sport, des feuilletons, de la mythologie et de la fantaisie métaphysique aura bien du mal à résister aux empiétements de ceux qui voudraient la manipuler et la dominer. » (A. Huxley, Retour au meilleur des mondes, éd. Omnibus, p.708.)

C'est le règne de la matière qui refoule l'esprit à la surface de la société : il n'en reste que la forme, que ce soit en art ou dans la pensée, une civilisation de l'image qui remplace la relation parlée qui seule permet à chacun « d'établir un rapport personnel avec la Vérité, la réalité et autrui »  : « désormais nous vivrons sans doute dans un univers où des hommes muets déambuleront dans un torrent d'images et de sons tandis que dans un inaccessible saint des saints les prêtres de la puissance technique, sans distinction de personnes ou de nations, communiqueront parfaitement dans les signes mystérieux des graphiques et des nombres » (B. Charbonneau, Le paradoxe de la culture, éd. Denoël,1965, p.76)


Individus épuisés par le règne de la jouissance « esthétique ou sensuelle », passifs, « sans transcendance ni Nature », auto-centrés, qui « s'offrent en spectacle à d’autres individus »... On retrouve le triptyque qu'Ellul dessine à la fin de son ouvrage de 1988 Le bluff technologique : sur le panneau principal apparaît l'homme adapté : calmé par ses hypnotiques, jogging et autres entraînements. Sur le volet de gauche l’homme fasciné fait face au joueur qui figure sur le volet de droite , l'homme diverti : «  jouez, jouez, nous nous occupons du reste »...

Dans Le meilleur des mondes comme dans le nôtre, des drogues licites prennent en charge toute émotion qui dépasse le cadre normalisé des relations. Le Sauvage qui dans le roman découvre la civilisation technicienne réclame « le droit d'être malheureux, de vieillir, de devenir laid et impotent » : « Je n'en veux pas du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché. » (A. Huxley, Le meilleur des mondes, éd. Omnibus, p. 202)

Or, comme le souligne Charbonneau, dès 1937 (Le sentiment de la nature, force révolutionnaire, in Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, Seuil, 2014 ) « la synthèse entre une liberté indéfiniment accrue et un confort indéfiniment accru est une utopie. » 

Il est donc illusoire de viser à la fois le confort, c'est-à-dire le bien-être matériel, et la liberté, conçue en son sens le plus fort chez un penseur tel que Charbonneau : « La liberté n'est pas un mot, mais un cri des profondeurs. Elle n'est pas une idée, elle existe et par conséquent, naît, vit et meurt. » «  La liberté, c'est un homme conscient de l'être, de sa pensée et de ses actes. Un individu singulier, que ne désigne pas un numéro matricule mais un nom, qui s'inscrira à la première seconde de sa vie, comme il la scellera à tout jamais dans sa tombe. Toute société qui n'est pas un simple bloc de matière est faite de ces pierres vives : si elle n'existe pas dans l'univers, nous la créerons, ou nous en mourrons. » (B. Charbonneau, Je fus, essai sur la liberté, 1980).


Exposition Plonk et Replonk à Argentat

Des fins et des moyens

Cet ultimatum oblige à poser à nouveau frais une question classique en philosophie morale : celle des fins et des moyens. Pour agir l'homme pose des fins qu'il vise en s'appuyant sur des moyens. Si la liberté et le confort entrent en contradiction, alors reste t-il une place pour la liberté dans une société traversée de part en part par les impératifs techniques ?

Huxley : « ni ange ni démon »

En 1937 Aldous Huxley s'empare de la question dans son ouvrage La fin et les moyens, publié en France en 1939 ( évoqué par Ellul dès 1948 dans Présence au monde moderne). « Être un homme complet, équilibré, c'est une entreprise difficile, mais c'est la seule qui nous soit proposée. Personne ne nous demande d'être autre chose qu'un homme. Un homme, vous entendez. Pas un ange, ni un démon. Un homme est une créature qui marche délicatement sur une corde raide, avec l'intelligence, la conscience et tout ce qui est spirituel à un bout de son balancier, et le corps et l'instinct et tout ce qui est inconscient, terrestre et mystérieux à l'autre bout. En équilibre, ce qui est diablement difficile. »

Huxley considère que toutes les sociétés visent le même idéal, : la liberté, la paix, la justice et l'amour fraternel. Seuls les moyens différent pour y parvenir. Huxley met en avant le détachement comme voie royale que les sagesses millénaires enseignent sur tous les continents. Seul le changement personnel peut augurer d'un avenir fait de paix, de charité et de tolérance. La fin ne justifie pas les moyens : c'est en s'astreignant à bien choisir ses moyens que chacun peut poursuivre des fins absolument bonnes.

Appliqué à la technique, ce point de vue revient à soutenir la thèse de la neutralité de la technique : toute technique peut être bonne ou mauvaise selon l'utilisation qui en est faite. Il suffirait, pour reprendre les mots de Charbonneau, de mettre les bœufs avant la charrue, c'est-à-dire de diriger le progrès technique vers des buts moraux pour que tout retrouve sens.

Ellul : « crever les yeux du rossignol »

Ellul va justement critiquer cet aveuglement. « Les idéalistes, explique t-il (J. Ellul, Présence au monde moderne, in Le défi et le nouveau, éd. La Table ronde, 2007, p. 63) dans le genre de Huxley, prétendent subordonner nos moyens à une nouvelle fin et en choisir les meilleurs parce que de mauvais moyens vicient les fins; ces pensées sont honorables, et objectivement vraies, mais elles sont aussi déplacées dans notre temps que le combat contre un tank avec une hache de pierre » : la technique n'est pas neutre, elle est ambivalente. Elle porte en elle des effets bénéfiques et délétères et il n'est pas possible de séparer les uns des autres. Toute technique se paie : en payer le coût n'est jamais facultatif.

De plus la technique est en elle-même sa propre fin : elle fonctionne par pure causalité. « Quand on a l’instrument, il faut bien qu'on l'utilise. (…) On l'a fait parce qu'on le pouvait. Un point c'est tout. » Cela signifie qu'il n'y pas de finalités à apporter de l'extérieur. Face au système technicien qui relie le phénomène technique et le progrès technique, tout discours moralisant revient à « parler pour ne rien dire ». Car si « rien n'arrête le progrès » c'est parce que « la technique avance dans un secteur jusqu'à l’extrême pointe de ce qui est possible ». « On n'arrête pas le progrès cela signifie qu'il est lancé comme une locomotive et qu'il possède sa cause en lui-même ». (J. Ellul, Le système technicien, Le Cherche-Midi, p.288-289).

De plus cette omniprésence de la technique a pour conséquence que « tout est devenu moyen,. Il n'y a plus de fin. Nous ne savons pas vers quoi nous marchons. » (Présence au monde moderne, p. 56). L'homme, la Vérité, le bonheur, la liberté, le temps, la vie, la sécurité... Tout doit servir, tout doit être utile. Par exemple la vitesse est consacrée comme fin en soi : « L'homme est parti à des vitesses astronomiques vers nulle part », regrette Ellul (ibid., p. 60).

Le moyen se justifie par lui-même, ce qui a pour conséquence d'une part que l'homme n'est plus le maître de ses moyens, d'autre part que la technique s'étend à tous les domaines de l'existence : de la relation amoureuse à la mort, tout devient affaire de gestion. Enfin, les moyens n'ont plus besoin de fin. En conséquence ils deviennent totalitaires : ils détruisent ce qui s'opposent à eux (la morale, l'humanisme, la gratuité, le sens critique) : « autrefois on crevait les yeux des rossignols pour en faire de plus parfaits chanteurs » avertit Ellul. « Nous sommes pris au piège » conclut-il.

En outre il est tout aussi illusoire de projeter un meilleur des mondes, fruit véreux de la technique et de la science, que d'annoncer un désastre inéluctable. « Le système technicien (...) est un système sans régulation, déréglé. Ce manque d'auto-régulation et un autre caractère de la technique, l'ambivalence, interdisent d'avoir une prévision exacte de ce qui peut survenir. Nous sommes toujours en présence des deux hypothèses : ou bien “le meilleur des mondes” de Huxley, ou bien les désastres, que ce soit ceux de la science-fiction ou ceux prévus par le Club de Rome. Ni l'une ni l'autre de ces hypothèses n'est prévisible. Le meilleur des monde de Huxley, où tout est normalisé, est absolument impossible. Les désastres prévus par le Club de Rome me paraissent improbables dans la mesure où toutes les prévisions précises à caractère scientifique concernant le monde technicien me paraissent fausses. Elles sont fausses précisément parce que nous sommes en présence d'un système qui n'a pas d'auto-régulation et dont nous sommes incapables de prévoir les développements effectifs.» (J. Ellul, Ellul par lui-même, la Table ronde, 2008, p. 103-104)

Seule sa vision théologique permet au penseur d'envisager autre chose : Ellul le théologien voit dans la position du chrétien une situation révolutionnaire, « car depuis que la société existe, l'esprit révolutionnaire, qui est une partie nécessaire de la vie sociale, a toujours été l'affirmation d'une vérité d'ordre spirituel contre l'erreur du moment, vérité qui est appelée à s’incarner dans la société non par un mécanisme automatique mais par l'effort désespéré de l'homme, par son sacrifice, à cause d'une espérance qui le dépasse, par la puissance de sa liberté dressée contre toutes les nécessités et les conformismes »  (Présence au monde moderne, p. 41). Rapprochant chrétiens et anarchistes, il défend la possibilité d'ériger la résistance en « style de vie » : « il s'agit d'être et non d'agir ». Fin et moyen sont réconciliés dans une présence au monde vivant qui retrouve une fin transcendante, « quelque chose qui n'est pas inclus dans le monde » (Ellul par lui-même, p. 149.)

Charbonneau : « peut-être que Dieu, la liberté, le hasard... »

Si Ellul est protestant, si Huxley est un catholique qu'on pourrait qualifié d’œcuménique, Bernard Charbonneau se déclare agnostique post-chrétien. Aussi n'en appelle t-il pas à « l'intervention du Saint-Esprit » comme Jacques Ellul ni « au retour à la friche des religions » : « [Huxley] retombe dans les plus grossiers travers de la bourgeoisie qu'il dénonçait. Il nous propose de revenir à la sagesses des mages de l'Orient et de nous retirer dans quelque thébaïde sise près d'Hollywood, ou de reprendre contact avec les forces obscures du sang en pratiquant le culte de Quetzalcóatl. (B. Charbonneau, Le paradoxe de la culture, p.97 ) « Comme personne ne préside à l'accouchement, notre meilleur des mondes émerge des glaires et de la merde. » (Chronique...)

Dos au mur, l'homme se trouve au carrefour de trois voies conclut Charbonneau dans son ouvrage Le système et le chaos, en 1973(éd. Le sang de la terre, p. 290). « Le chaos, ou le système. Tel est le dilemme où nous enferme le développement exponentiel. Le système, avec ses deux variantes du pire des États totalitaires ou du Meilleur des Mondes scientifiques – mais d'abord c'est plutôt le bâtard des deux qui nous attend. »

Car l'organisation génère du chaos et le chaos suscite encore davantage de système. Comme l'écrit Ellul, « ce que l'on constate, en fait, c'est qu'il y a un ordre technique à l'intérieur du chaos croissant. » (Ellul par lui-même, p. 107)

Deux voies qui n'en soit qu'une. « A moins d'en prendre une troisième : mais c'est un sentier si humble qu'il échappe à la vue bien qu'il commence à nos pieds. La voie de la liberté est à inventer et nous ne la découvrirons qu'en faisant le premier pas. Et l'on n'y passe qu'un à un ; cette porte étroite ne laisse place qu'à une personne. Et ce chemin est aussi vieux qu'il est neuf, car ce n'est pas d’aujourd’hui que l'homme est tenté de céder au vertige du chaos ou du système. Entre l'un et l'autre, entre l'ordre et le désordre, l'immobilité et la fuite en avant, passe le chemin de crête de l'équilibre qui fut toujours celui de la liberté. Jamais il ne fut aussi dur de se maintenir ainsi sur terre à mi-chemin du ciel et de l'enfer. Que l'un est vide ! Que l'autre est impénétrable ! Mais jamais air plus vif n'a balayé la cime. »  (Le système et le chaos, dernier paragraphe, p. 292).

Face au système qui contribue au chaos, il reste une place pour des personnes libres, qui tissent un ordre, arrangent des mondes. Des mondes à défendre à tout prix contre la destruction et les illusions d'un nouveau monde techniciste.

Affiche de Mariem Ghediri, des Beaux-Arts de Tunisie, une des lauréates du concours de graphistes des quatre continents organisé cette année autour du thème Connecter/déconnecter.

Merci infiniment à Jean-Philippe Qadri pour son aide dans le repérage d’occurrences d'Aldous Huxley dans l’œuvre de Jacques Ellul !

La leçon de Virginia Woolf

Virginia Woolf, dans un de ses derniers ouvrages, Trois guinées, s'interroge sur la conduite que peuvent tenir les femmes du XXème siècle, pour éviter une nouvelle guerre. Nous sommes en 1938 et pour la première fois dans l'histoire des femmes, une petite fenêtre s'est ouverte sur la vie professionnelle, seule voie leur permettant de sortir du rôle traditionnel de soutien d'un système qui mène précisément à la guerre. Mais cette entrée dans la carrière ne risque t-elle pas aussi de les transformer en pilier actif de cette civilisation odieuse qui mène l'humanité à la ruine et au désastre ?

"Nous filles d'hommes cultivés, nous sommes prises entre deux feux. Derrière nous, s'étend le système patriarcal avec sa nullité, son immoralité, son hypocrisie, sa servilité. Devant nous, s'étendent la vie publique, le système professionnel, avec leur passivité, leur jalousie, leur agressivité, leur cupidité. L'un se referme sur comme sur les esclaves d'un harem, l'autre nous oblige à tourner en rond, telles des chenilles dont la tête rejoint la queue, nous oblige à tourner tout autour de l'arbre sacré de la propriété. Nous n'avons de choix qu'entre deux maux. Ne ferions-nous pas mieux de plonger du haut du pont dans la rivière ? De renoncer de déclarer que la vie humaine est une erreur et d'en finir avec elle ?"

Elle qui choisira justement trois ans après la publication de ce texte, de se plonger dans une rivière, les poches emplies de cailloux, écrivait  : "Je sens dans mes doigts le poids des mots comme des pierres."  Virginia Woolf offre une voie courageuse à toutes celles et ceux qui ne renoncent pas.

Ainsi lorsque nous leur demandons : comment entrer dans la vie professionnelle et demeurer en même temps des êtres humains civilisés, des êtres humains qui refusent la guerre, les biographies semblent répondre : si vous refusez d'être séparées des quatre grands maîtres des filles cultivées: la pauvreté, la chasteté, la dérision et la liberté à l'égard des loyautés idéalistes - si vous ajoutez à ces éléments un peu de fortune, un peu de savoir, quelques services correspondant à des loyautés authentiques, vous pourrez entrer dans la vie professionnelle sans courir les risques qui les rendent si indésirables.

Puisque telle est la réponse de l'oracle, telles seront les conditions attachées au don de cette guinée. En résumé, vous l'obtiendrez si vous aidez toutes les personnes qualifiées, de quelque sexe, de quelque couleur que ce soit, à entrer dans votre profession. Il vous faudra de plus, refuser de séparer la pratique de votre profession des notions de pauvreté, de chasteté, de dérision, de liberté à l'égard de loyautés artificielles. Trouvez-vous notre déclaration plus concrète à présent ? Les conditions que nous vous posons vous paraissent-elles claires et les acceptez-vous ? Vous hésitez. Certaines de ces conditions, suggérez-vous, devraient faire l'objet d'une discussion. Prenons-les donc une par une, dans l'ordre.

Par "pauvreté", nous entendons assez d'argent pour vivre, c'est-à-dire que vous devrez gagner assez d'argent pour être indépendante de tout autre être humain et pour acheter ce minimum de santé, de loisir, de connaissance, etc., nécessaires à l'épanouissement total de votre corps et de votre esprit. Mais pas plus. Pas un sou de plus.

Par "chasteté", nous entendons qu'après avoir gagné suffisamment d'argent pour vivre de votre profession, vous devrez refuser de vendre votre cerveau pour des raisons financières. Cela signifie qu'il vous faudra dès Jors cesser de pratiquer votre profession ou qu'il vous faudra la pratiquer dans le  sens de la recherche et de l'expérimentation. Si vous êtes artiste, vous chercherez le sens de l'art, pour l'amour de l'art, ou bien vous enseignerez bénévolement les connaissances que vous aurez acquises. Mais dès que vous vous sentirez attirée par la ronde autour de l'arbre de la propriété, coupez les ponts, criblez l'arbre de vos rires.

Par "dérision" — un terme insatisfaisant, mais une fois encore, les mots neufs font terriblement défaut  à la langue anglaise — nous entendons qu'il vous faudra refuser tout système tendant à afficher vos mérites : que vous devrez avoir la conviction que, pour des raisons psychologiques, le ridicule, l'obscurité et la censure sont préférables à la célébrité et aux louanges. Si l'on vous offre des insignes, des titres ou des diplômes, jetez-les immédiatement à la tête de celui qui vous les offre.

Par "liberté à l'égard de loyautés artificielles" je veux dire qu'il vous faudra vous débarrasser en premier lieu de tout orgueil nationaliste, et aussi d'orgueil religieux, de l'orgueil lié à votre collège, à votre école, à votre famille, à votre sexe, aux fausses loyautés, qui les accompagnent, qui en surgissent. Dès que les séducteurs vous approcheront, qu'ils déploieront leur séduction pour vous suborner et faire de vous leurs captives, déchirez les parchemins, refusez de remplir les fiches.

Trois guinées, paru en 1938 en Angleterre, en 1977 en France aux éditions Des femmes, nouvelle édition 2014 traduction Viviane Forrester
 

La PMA ou l'ambivalence des techniques

Bergonié est le Centre régional de Lutte Contre le Cancer (CLCC) de la Nouvelle-Aquitaine. Sur ce panneau l'établissement se félicite de son agrandissement. Certes nous pouvons nous avachir et crouler sous les bons sentiments, nous réjouir que les malades soient plus à l'aise, plus nombreux à être reçus dans de meilleures conditions. Mais n'est-il pas plutôt temps de se dresser pour demander : pourquoi cet établissement doit-il s'agrandir ? Pourquoi le nombre de cancers ne cesse t-il de croître dans notre pays ?

C'est de notre point de vue l'ambivalence de la technique (le fait qu'un procédé technique comporte indissociablement des coûts et des avantages, cf. Jacques Ellul, Le bluff technologique, chapitre 1, 1988) qui devrait être examinée, ici comme hier, dans le débat qui a eu lieu à Bordeaux dans le cadre des États généraux de la bioéthique.

« Tout progrès technique se paie »

La multiplication des cancers va de pair avec l'entreprise de technicisation de la nature : et cette nature n'est pas située à l'extérieur des humains comme un environnement sur lequel ils agiraient. Ils sont cette même nature. Si la technique permet d'accroître les moyens de traiter les cancers, elle est aussi une des causes principales de leur développement.

Le débat organisé par l'Espace de Réflexion Ethique d’Aquitaine portait sur la PMA, et les cinq experts réunis (gynécologue, sociologue, juriste, philosophe et psychologue-psychanalyste) ont exposé avec prudence les questions que le sujet soulevait selon eux, sans avancer directement leur point de vue. Dès l'introduction, la visée de la possible révision de la loi a été posée par la citation des propos du Président Macron lui-même. Il s'agit donc de réfléchir à l'ouverture de la PMA aux couples homosexuels féminins et aux femmes seules, en âge de procréer.

L'assistance a à plusieurs reprises évoqué un certain agacement devant le fait que les experts n'avaient parlé que de technique, et jamais d'éthique. Les experts ont eu du mal à répondre à cet agacement. Une technicienne a finalement pris la parole pour s'insurger contre l'ambiance morose qui régnait selon elle dans ce débat, alors que la PMA n’amenait de son point de vue que de la joie et du bonheur. Cette intervention techniciste a même encouragé une autre praticienne, médecin, a sollicité l'ouverture de la congélation des ovocytes pour les femmes de trente ans qui craignaient de ne pas pouvoir enfanter plus tard...

Un nouveau mode de reproduction ?

Technique, technique : effectivement c'est de son règne qu'il a été question, et presque pas des coûts, non pas financiers (évoqués de façon assez pas claire)  mais sociaux, civilisationnels. Hormis le fantasme de la disparition du père, jamais il n'a été question du devenir de cette société qui, selon les mots de la philosophe présente, Marie Gomès, risquait de transformer la PMA, technique d'aide à la procréation qui traite une pathologie, en un nouveau mode de reproduction.

Alors que les femmes ont été à plusieurs reprises présentées comme les causes de l'infertilité croissante des couples (œstrogènes dans l'environnement, âge de plus en plus tardif des grossesses, ambitions carriéristes), les bouleversements sociaux expliquant ces évolutions n'ont pas été évoqués. Or, ce sont aussi des techniques qui sont à l’œuvre aussi bien dans le management qui incite à séparer vie personnelle et professionnelle, (jusqu'à proposer aux cadres de congeler leurs ovocytes pour plus tard !) que dans la pilule hormonale. C'est bien la sphère technique, c'est-à-dire la logique de l’efficacité qui domine nos existences contemporaines.

Présenter la PMA comme la solution miraculeuse (avec des bémols concernant... son efficacité !) au mal d'enfant, c'est renoncer à réfléchir aux différentes situations où son intervention est préconisée : des couples hétérosexuels "encore infertiles au bout d'un an" ou des femmes encore seules à 32 ans... Quoi de pire que l'angoisse pour freiner l'enfantement ? A 35 ans, faut-il encore attendre l'amour ou s'engager dans une PMA seule, avant qu'il ne soit trop tard ? Qu'est-ce que ce nouvel impératif sanitaire qui risque, si la loi de bioéthique élargit la PMA aux femmes seules, de mettre dans la balance d'un côté le bébé, de l'autre l'amour conjugal ! C'est une existence planifiée, contrôlée, prise en charge par les services médicaux, remboursée par la sécurité sociale, qui nous est promise.

Et si nous refusions ? Si nous pensions que la technique agit comme un puissant sortilège qui nous fait oublier le sens commun ?

"Le « développement incontrôlé menace l’homme dont l’esprit s’incarne en un corps »" écrit Bernard Charbonneau. Que devient notre corps dans cette nouvelle forme de reproduction ? C'est un outil de satisfaction, potentiellement producteur d'enfant.

Pour les femmes cadres que la société mobilise sur le marché du travail, le corps est une réserve d'ovocytes capitalisée pour l'avenir, pour leur "projet enfant".  

Comme en miroir, pour les femmes rejetées dans les limbes de l'humanité superflue, les mères porteuses, là c'est l'esprit qui doit être congédié, afin de livrer le fruit de leurs entrailles à d'autres. La philosophe Marianne Durano parle de "diffraction au sein même de la mère porteuse entre son psychisme, son corps et l'enfant qu'elle porte. Beaucoup de femmes disent "ce n'est pas mon enfant, ce n'est pas moi. Comme si mon corps n'était pas moi-même (...) Je ne suis qu'un four qui tient les petits pains au chaud.""

Quant aux couples homosexuels, il est apparu clairement que si elle était fondée sur un principe d'égalité, l'ouverture de la PMA aux couples de femmes risquerait d'entrainer une discrimination envers les couples d'hommes qui réclameraient derechef la légalisation de la GPA. 

C'est certainement une intervention autour de la question des limites, voire du concept de castration que le psychanalyste présent à la tribune aurait pu apporter pour éclairer le débat.

A moins que Marie Gomès n'ait développé son questionnement autour du marché en plein expansion que représentent les techniques procréatives ? Ce n'était vraisemblablement pas le lieu.

L'esclave marron et l'oiseau rouge


États généraux de la bioéthique : Quel monde voulons-nous pour demain… et quel débat pour aujourd’hui ?


Les États généraux de la bioéthique viennent de s’ouvrir avec cette question : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) qui les préside est un organisme « indépendant » composé d’un président nommé par le chef de l’État, lequel nomme également 5 des 39 autres membres, 19 étant choisis par les ministres et les présidents d’assemblée et de grands corps d’État, les 15 derniers par leurs pairs dans le secteur de la recherche. Une large majorité est donc redevable au pouvoir en place, et nombre d’entre eux sont déjà acquis à la cause des lobbys. La consultation en cours n’est donc qu’un vaste trompe-l’œil et ce CCNE n’a rien d’éthique : fortement politisé (on a vu comment fin 2013 il fut remanié de fond en comble par François Hollande pour sa politique de diversion sociétale), il n’obéit à aucune charte éthique claire. Sa constitution laisse déjà présager des conclusions de ses travaux.

On consacre le fait qu’il y aurait un « sens de l’histoire », qui ne peut qu’accompagner la libéralisation progressive des règles freinant le marché de la reproduction et de l’artificialisation de l’homme. Le généticien Jean-François Mattei, ancien rapporteur des lois de bioéthique, nous a avertis : « Dans le domaine bioéthique, chaque pas que nous faisons ne nous paraît pas absolument déterminant et repoussant, mais vient un jour où l’on se retourne et où l’on est arrivé plus loin que ce que nous aurions voulu. Pour éviter cette pente eugéniste, il a fallu se battre1. » Sous couvert d’avancées thérapeutiques, il s’agit d’imposer par le fait accompli le tri des êtres humains, la numérisation de nos existences et l’« augmentation » d’un homme préalablement diminué par ces mêmes technologies.

Comme l’écrivait récemment le mathématicien Cédric Villani, chargé par le gouvernement d’une mission sur l’intelligence artificielle (IA) : « Il faut tout d’abord une initiation aux bases et à l’esprit de l’algorithmique et de la robotique dès le plus jeune âge […]. Si on ne rassure pas la population, on ne pourra pas avancer. Cela passe par la mise en place de comités d’éthique, qui pourront édicter des règles de bonne conduite, ou conseiller gouvernement et entreprises2… » Et Jacques Testart, le père du bébé-éprouvette, d’affirmer sur son blog Critique de la science que « la fonction de l’éthique institutionnelle est d’habituer les gens aux développements technologiques pour les amener à désirer bientôt ce dont ils ont peur aujourd’hui ».

Quel homme voulons-nous pour demain ?

On aura remarqué que la quasi-totalité des thèmes abordés ont trait au transhumanisme, cet ultime avatar du capitalisme et sa sortie de secours avant l’inéluctable effondrement : derrière le marché juteux de la reproduction artificielle de l’humain (procréation médicalement assistée, diagnostic préimplantatoire, contrats de location d’utérus, recherche embryonnaire, génétique et génomique), il sera aussi question d’intelligence artificielle, de robotique, de big data et de contrôle des comportements par les neurosciences.

Pour mieux masquer l’idéologie générale qui sous-tend ces débats, l’ensemble sera fragmenté par régions, chacune n’ayant droit qu’à quelques thèmes de réflexion sur tel ou tel élément technique du système qu’on impose. Sera à l’honneur en Nouvelle-Aquitaine le big data, ce grand pourvoyeur de données pour l’intelligence artificielle qu’il nourrit – ou « éduque » comme disent les ingénieurs3. Le site officiel des États généraux nous suggère que l’IA implantée dans des robots permettra de pallier le manque de médecins dans les déserts médicaux, voire de prendre en charge les aînés dont plus personne ne souhaite s’occuper, comme c’est déjà le cas au Japon. Avant sans doute l’hybridation avec le cerveau humain sur laquelle travaillent les transhumanistes, pour compenser le déclin des capacités intellectuelles mesuré ces dernières années, déclin dont les pollutions chimiques, l’abrutissement par le monde virtuel et les prothèses technologiques sont, entre autres, la cause. Dans un monde où la déshumanisation veut s’imposer jusque dans l’intimité de la maladie et de la fin de vie, la protection des données personnelles n’a que peu d’importance. Ainsi Laurent Alexandre, qui conseille le député Cédric Villani et le ministre du Numérique Mounir Mahjoubi, demande que « la Cnil soit modifiée pour permettre aux IA françaises d’utiliser les données personnelles4 ».

La technocratie, cette classe toute-puissante qui concentre désormais le pouvoir, le savoir et l’avoir, a intégré la leçon des sociologues de l’acceptabilité : « Faire participer, c’est faire accepter. » C’est ainsi que, après avoir dévasté notre milieu naturel et empoisonné nos organes – pensons seulement aux pesticides et autres perturbateurs endocriniens, largement responsables de l’infertilité qui justifie la PMA –, les technocrates requièrent notre assentiment pour parachever « démocratiquement » la transformation de nos corps et de nos modes de vie. Coup double ! Ceux qui commercialisent les poisons facturent désormais les remèdes.

C’est pourquoi ils nous invitent à valider l’avancée des technologies « convergentes » ou « exponentielles », selon la novlangue de la Silicon Valley, pendant que sondages et médias préparent l’opinion à l’adoption des mesures qui avaient été mises de côté il y a sept ans : libéralisation de la PMA et de la GPA, désormais sans justification médicale, suicide assisté… en attendant les prochaines sessions, qui pourraient désormais avoir lieu tous les cinq ans, afin de mieux coller à l’accélération des avancées technologiques. On y fera accepter le bébé à la carte, la FIV à trois parents, le clonage thérapeutique, l’utérus artificiel et ce qui en découlera : la formation d’un embryon à partir des chromosomes de deux femmes ou deux hommes, voire l’autoreproduction, à la demande des sujets postmodernes autoconstruits : « Parce que j’y ai droit, parce que c’est mon choix » ! Et l’on voit apparaître les concepts de « stérilité sociétale » ou d’« infertilité sociale » pour légitimer le « droit à l’enfant » et en appeler à la technologie afin de s’affranchir d’une nature humaine dénoncée comme arbitraire, inégalitaire, voire « fasciste » !

Contre l’eugénisme et la marchandisation des corps

Dans le cadre de la fabrication industrielle de l’humain, l’enfant devient une marchandise comme une autre. La location des ventres se révèle alors comme une nouvelle forme de l’exploitation humaine. Comme le proclamait Pierre Bergé, entérinant la prostitution de l’humanité comme un des rouages du système capitaliste : « Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? C’est faire un distinguo qui est choquant. »

Quant à la procréation médicalement assistée, le diagnostic préimplantatoire qui en est une condition obligatoire conduit de fait à de nouvelles formes d’eugénisme. Déjà, des couples non stériles y ont recours pour sélectionner les caractéristiques de leur progéniture (on a même vu un couple de sourdes-muettes réclamer un enfant sourd-muet). Encore une fois, le problème central ne se résume pas à telle ou telle technique en particulier mais concerne le système dont elles sont l’avant-garde : la normalisation de la fécondation in vitro, couplée aux avancées de la prédiction génomique  – déjà effective sur le bétail et les plantes grâce au big data – permettra d’étendre le diagnostic préimplantatoire à un ensemble de critères (taille, couleur des yeux, des cheveux, performances diverses…) qui n’ont plus rien à voir avec des maladies. On prépare des générations d’humains qui, pour la première fois, ne seront plus le fruit du hasard, mais celui d’une sélection d’embryons optimisée en salle blanche. Bienvenue à Gattaca… On se rappellera que l’eugénisme, avant que le nazisme n’en ternisse l’image, était un projet partagé par presque tous les progressistes au début du xxe siècle (la social-démocratie suédoise, par exemple, en fut une pionnière, ne l’abandonnant que dans les années 1970). Peut-on fonder une société humaine décente sur la transgression perpétuelle par la technique des limites biologiques et sociales afin de satisfaire des désirs particuliers ?

Nous, simples humains qui souhaitons le rester, dénonçons la mascarade de ce débat qui consacre l’artificialisation du vivant. Nous refusons la marchandisation et la robotisation des corps et voulons naître, vivre, aimer, nous reproduire et mourir décemment, sans être incarcérés dans ces dispositifs d’assistance machinale. On ne nous trouvera ni dans les défilés des technoprogressistes des lobbys LGBT, ni avec les catho-
réactionnaires de Civitas et consorts.

Nous refusons l’accroissement indéfini de notre dépendance à des innovations qui nous privent de notre plus élémentaire liberté. Nous voulons stopper la dévastation du monde plutôt qu’adapter notre corps à un milieu saccagé. Et débattre sans intermédiaires, ni politiciens, ni journalistes, ni experts.

Bordeaux, le 27 février 2018
Les Chimpanzés du futur gascons
chimpanzesgascons@riseup.net

Notes
1. La Croix, 30 janvier 2018.
2. Le 1, janvier 2018.
3. Ces données sont piégées sur la Toile ou recueillies par nombre de capteurs et mouchards électroniques, dont le très contesté compteur Linky.
4. Discours à Bordeaux French Tech, 12 décembre 2017, disponible sur Internet.

« Ceux qui décideront de rester humains
et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap.
Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. »
(Kevin Warwick, cyborg transhumaniste)

Merci à Alessandra Sanguinetti pour l'autorisation de publier la photographie illustrant cet article.

Autour du Grand Inquisiteur

Le Grand Inquisiteur, chapitre central des Frères Karamazov, propose une parabole, un récit allégorique tels qu'en livrent la Bible ou les Upanishads. C'est l'œuvre d'une homme singulier, Fiodor Dostoïevski, un poème rêvé par un personnage inoubliable, Ivan Karamazov, un texte témoin d'une problématique essentielle pour notre époque, toujours moderne : si le christianisme rompt avec le destin antique, cyclique, et pense une humanité libre et responsable emmenée par une histoire linéaire susceptible de progrès, 2 000 ans plus tard c'est un homme sans foi qui se réfugie dans un « ordre total scientifico-politique1 ».

Dostoïevski met en scène le retour de Jésus dans une Séville médiévale où règne un Grand Inquisiteur paternaliste, qui veille sur son troupeau. Hommes et femmes ont troqué la liberté et l'amour contre l’ordre et la sécurité.

Chef d’œuvre d'un homme torturé

Jésus « s'arrête sur le parvis de la Cathédrale de Séville au moment où l'on apporte un cercueil blanc où repose un enfant de sept ans 2»  : Dostoïevski écrit l'ouvrage alors qu'il vient de perdre son fils. Le deuil a ébranlé sa foi, une foi qui seule console, en promettant la résurrection de l'être aimé. C'est précisément ce qu'accomplit Jésus dans la Parabole : il permet à l'enfant allongé dans le cercueil de se lever, vivant.

Face à la condition des pauvres mortels, la première issue est la foi : c'est elle qui anime Aliocha, le plus jeune des frères, lui qui conclut l’œuvre en rassurant les enfants : « nous ressusciterons ! », « Ne craignez pas la vie ! Elle est belle lorsqu’on pratique le bien et le vrai. »

Mais est-ce bien de foi qu'il s'agit ? N'est-ce pas plutôt de la croyance ? La croyance religieuse est collective et assure à la fois une vie après la mort et un sens à la vie terrestre : elle fonde les valeurs qui guident l'action éthique. Aliocha est un personnage rassurant, arrimé à une religion qui le guide, à travers la figure substitutive du père, le dignitaire religieux Zosime. Mais celui-ci aussi finit par mourir, ordonnant au novice d'aller dans le monde et d'y faire sa vie. Dans La foi au prix du doute, Jacques Ellul distingue la croyance qui permet la vie en société en apportant des réponses, de la « foi », qui est individuelle et questionne celui qu'elle anime.

Avec la mort de Dieu c'est Dieu en tant qu'il ordonne le monde qui est nié. La croyance disparue, reste le nihilisme, ou la foi.

Mais cette deuxième issue ne s'ouvre qu'à certains. Un Ivan Illich, convoqué au Vatican pour ses pratiques peu catholiques et qui entend les mots avec lesquels le grand inquisiteur chasse Jésus : « va t-en et ne reviens plus jamais !3 » , un Jacques Ellul, qui sera lui-même éprouvé par la perte d'un fils encore enfant, et qui préside, en pleine débâcle, le culte dans une chapelle abandonnée en Gironde, un Gandhi, un Tolstoï... tous animés d'espoir.

Que dire a contrario à ceux pour qui « l'obscurité règne encore4 » ?

Poème d'Ivan Karamazov

La foi ne se décide pas. C'est un chrétien sans foi qui rêve cette parabole, un personnage hanté par le diable qui le visite dans sa chambre, déchiré par le monde qui l'entoure et dont il témoigne des pires violences. Car au-delà de la mort c'est la souffrance de l'enfant qui ferme chez Ivan Karamazov la voie de Dieu : il raconte comment un enfant est jeté aux chiens, un autre roué de coups, une petite fille torturée par ses propres parents, visions d'horreur qui font naître en lui la révolte contre un Dieu prétendument bon et juste. « L'amour filial non justifié est absurde5. »

Ivan Karamazov philosophe et sa raison vacille sous le poids de l'évidence. « Si Dieu est mort, tout est permis », « Tout est permis, un point c'est tout !6 », répète le diable. Ivan Karamazov consacre le nihilisme et autorise par ses paroles son jeune frère, le bâtard Smerdiakov, à tuer leur père. Smerdiakov est un être affaibli, méprisé, ravalé au rang de domestique. Il est atteint d'épilepsie, maladie à laquelle succomba le fils chéri de Dostoïevski, « qui se qualifie lui-même d’épileptique7 » assure le Dr Freud. Le bâtard est l'homme du ressentiment : face à un père odieux, injuste, bouffon, inconséquent, le fils rejeté suit à la lettre la devise de son père, « maxime à la mode » dit Dostoïevski8, qui vaut pour la civilisation tout entière : « Après moi le déluge ».

Dans ce monde sans Dieu, sans lois et sans valeurs, Ivan chavire et Smerdiakov se fait parricide. Quant au frère aîné, Dimitri, il danse dans le chaos. Danse, ou titube, dirait Jean Brun : assez fort pour vivre en dionysiaque, ivre de vins et de femmes (notons que c'est d'ailleurs pour une femme que père et fils rivalisent : voir l’analyse de Freud), Dimitri Karamazov est condamné par la société pour le meurtre de son père, alors qu'il est innocent. Tout Nietzsche est contenu dans cette condamnation : le fort succombe sous les coups des faibles.

Une Parabole pour notre monde

Pour s'orienter dans un monde qui ne propose plus de croyances collectives émanant d'une culture digne de ce nom, plusieurs voies s'opposent : S. Kierkegaard distingue ainsi dans Ou bien, ou bien, trois stades de l'existence : l'esthète, l'éthique ou le religieux. Dans les Frères Karamazov ce ne sont pas des stades dans la vie d'un même homme, mais des voies empruntées par l'un ou l'autre des frères. La foi (qu'on accordera à Aliocha), le solipsisme dionysiaque de Dimitri ou bien le Grand Inquisiteur c'est-à-dire le rétablissement du pouvoir de la société sur les individus, hallucination d'Ivan.

Du haut de tout son amour le Grand Inquisiteur administre les hommes. Il démultiplie leurs besoins afin de les rendre toujours plus dépendants, toujours plus contrôlables. Le troupeau est rassasié, repu, gros et gras : « conformiste et jouisseur9», satisfait de ne plus même avoir à se poser la question du sens puisqu'il est de nouveau pris en charge par le collectif. Le philosophe Camille Riquier relève ce point : « Combien se disent agnostiques d'un air entendu plutôt qu'athée ! L'athéisme est encore une théologie, écrivait Comte. Aussi ceux-là se croient raisonnables qui s'abstiennent de trancher pour ou contre l'existence de Dieu quand on leur demande, sans s'apercevoir que ce n'est pas la réponse qu'ils ignorent, mais la question elle-même, qui a littéralement cessé de faire sens pour eux.10 »

Face au « désert qui croît », le besoin de faire communauté amène à la sacralisation de l’État, explique Charbonneau. Rappelons les pages du Zarathoustra :

« L’État est le plus froid des monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : « Moi l’État, je suis le peuple. » L’État se présente comme « le doigt ordonnateur de Dieu » : « il vous devine, vous aussi, vainqueurs du Dieu ancien ! Le combat vous a fatigués et maintenant votre fatigue se met au service de la nouvelle idole !11 »

C'est parce que Jésus a apporté la liberté aux hommes que le Grand Inquisiteur les en guérit : « Les enfants ont besoin d'un père qui prennent en charge leur liberté » avertit Bernard Charbonneau. Après la révélation de sa liberté, « abandonné par la foi, l'homme tente de faire demi-tour » ; il renie sa condition d'homme incarné, mortel. Or, « s'il oublie que par la chair il n'est qu'une créature, il se détruira en détruisant la Terre. »

« Humaniser tant soit peu notre vie »

Nous y voilà. Il faut répondre à la Parabole autrement que par la foi (qui ne se décide pas) et par l’administration des hommes (qui les déshumanise).

Bernard Charbonneau apporte une réponse à la parabole. Elle mérité d'être entendue.

Tout d'abord plaçons-nous sur le plan de la réalité humaine : la liberté est une réalité qui s'éprouve, tout "comme sa négation, elle n'est pas seulement la dignité personnelle de chaque individu humain, elle correspond non seulement aux grandes décisions d'une vie, mais à toutes sortes de choix quotidiens : celui de ses aliments, de se déplacer ou choisir son lieu, s'exprimer librement etc., sans lesquels une société devient une prison et tout progrès impossible12. "

Deuxièmement, considérons que la fuite en avant techno scientiste, sur le modèle de la bombe H, est une production du christianisme et de l'homme libre dont il autorise la venue. Dès lors il est impossible de reculer devant la Vérité : l'humanité doit assumer sa puissance et l'incarner.

Ensuite, outre la matière, l'homme est esprit, un esprit qui seul donne du sens à l'action : assigner des fins aux moyens toujours plus nombreux que nous propose la modernité, viser autre chose que l’efficacité qui nous enferme dans le domaine des moyens : voilà une issue pour les hommes qui revendiquent leur participation au règne des fins13.

Enfin, l'amour d'une personne pour une autre, une caresse sur une joue où ruissellent les larmes, voilà qui peut consoler. « Le mystère du mal recule pour un homme et son prochain ». C'est aussi ce que conseille le Starets Zosime à « la dame de peu de foi14 » qui, après « les femmes croyantes15 » vient lui avouer qu'elle a peur de la mort : « Efforcez-vous d'aimer votre prochain avec une ardeur incessante. A mesure que vous progresserez dans l'amour, vous vous convaincrez de l'existence de Dieu et de l'Humanité de votre âme16. »

L'appel est lancé à chacun d'entre nous : Jean Brun souligne l'inévitable singularité, indépassable, sur laquelle seule, avec ou sans Dieu, se fonde la liberté. « Notre liberté est engagée dans maintes limites et contraintes qu'il nous faut reconnaître si nous voulons agir afin d'humaniser tant soit peu notre vie17. »

La liberté, condition de l'amour et de la responsabilité, appelle à incarner le dépassement du nihilisme qui détruit la terre.

2 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Folio Gallimard, p. 348

3 David Cayley, La corruption du meilleur engendre le pire, Actes Sud, 2007

4 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Folio Gallimard, p. 368

5 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Folio Gallimard, p.914

6 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Folio Gallimard, p. 809

7 Sigmund Freud, « Dostoïevski et le parricide », in Les Frères Karamazov, Folio Gallimard, p. 16

8 Fiodor Dostoïevski, Journal d'un écrivain, « L'actualité »

9 Yves Michaud, « Le nihilisme gris contemporain », in Esprit, n°403, Notre nihilisme, mars-avril 2014

10 « Les athées ont-ils tué Dieu ? «  in Esprit, n°403, Notre nihilisme, mars-avril 2014

11 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De la nouvelle idole »

12Bernard Charbonneau, Un Satan Chrétien, La parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, p.23

13 Jean Brun, Le retour de Dionysos , Conclusion.

14 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Folio Gallimard, p.96

15Ibid. p.96

16 Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Folio Gallimard, p.100

2018

Citoyens d'une République malveillante

Un vendredi soir, en France. Des habitants fêtent ce soir autour d'un brasero, d’un couscous et de vin chaud, l'hiver qui arrive. Une cinquantaine de personnes discute joyeusement, la nuit est tombée.

Un jeune homme longiligne s'est approché du groupe. Il se tient à l'écart, malgré les sollicitations de Paul*, qui l'a amené jusque-là. Au bout d'un quart d'heure, il consent à s'asseoir sur un banc, près du feu qui réchauffe l'air humide, glacé.

Alice approche, se présente et lui demande son prénom :

- Je m'appelle Mamadou Moustapha Fall.

Elle lui tend un mug rempli de thé. Il l'accepte. Il a 16 ans, dit-il, il vient de Guinée Conakry. Il arrive d'Espagne : en descendant du bus il a demandé l'hospitalité à Paul qui tirait de l'argent au distributeur. Celui-ci l'a ramené sur la Place où la fête bat son plein.

Paul revient justement avec une assiette de couscous. Mamadou s'attable, en silence. Son visage est sans expression. Fermé.

Comme par prudence.

Après concertation avec Paul, mais aussi Albert et Greg, Alice tente de joindre le 115. Au bout d'une heure, le service répond enfin.

- Il a 16 ans ? Nous n'avons pas le droit d'accueillir des mineurs. Il doit se rendre lundi au service qui s'occupe des mineurs et dont voici l'adresse. Pour ce soir, appelez la Brigade des Mineurs ; je vous promets qu'ils ne lui feront pas de mal.

Alice remet à Mamadou l'adresse du service, pour lundi. On décide de ne pas appeler la Brigade des mineurs.

Par prudence.

Albert propose de joindre Sarah, elle habite dans un squat pour mineurs, en centre-ville. Greg disparait puis revient une heure plus tard, accompagné des trois jeunes hommes qui viennent d'ouvrir un squat à deux pas d'ici. Ils acceptent d'accueillir Mamadou.

Debout dans sa doudoune celui-ci n'a aucun bagage : pas même un sac. Fanny propose de lui donner un duvet : on passe le prendre dans sa voiture. Sur le chemin Mamadou explique qu'il a voyagé pendant trois mois à travers le Mali, l'Algérie, le Maroc, puis l'Espagne : il voulait venir en France parce qu'il parle la langue. Il n'y connait personne.

Les trois jeunes se veulent rassurants. Ils ont justement aménagé une chambre aujourd’hui, avec un lit, des draps et une lampe de chevet.

On les remercie. On salue Mamadou. On leur apportera des restes de couscous, demain.

*tous les prénoms sont fictifs.

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