Le Flog - Cultures et actualités politiques

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Culture

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Printemps des poètes 2015 : traces


Liberté, Liberté

J’avais cueilli un périodique au kiosque du coin d’la rue Kléber. Un Figaro m’était par hasard tombé dans les mains. Le grand titre de la Une osait l’association suivante : « L’Europe face à la contagion islamiste »  L’estomac retourné par les relents de haine du vieux canard, je rebroussais chemin pour le rendre au vendeur.
- Ben alors ! Tu l’as voulu, tu l’as eu ! me lança goguenard le kiosquier, en attrapant néanmoins la liasse de papiers gris et bleu qu’il reposa sur le présentoir idoine.
Je recommençais mon manège, à l’aveugle, extrayant un autre journal du tourniquet diabolique. Le fatum periodicum me jouait décidément des tours : j’avais accroché à mon fil de pèche un Libé tout droit sorti d’un vrai cauchemar : « VI ER DANSKERE, Nous sommes Danois » s’étalait en grosses lettres, apposées sur la photo d’un homme effondré qu’un autre serrait dans ses bras.
Ainsi coulait le fleuve des jours, donc, jamais semblables et pourtant redondants, affichant des airs de famille parfois si nets qu’un dimanche succédait à un mercredi noir. Je m’assis sur un banc de bois, j’avalais les caractères plus goulûment que mon café noir au réveil.
Le sommet de ma stupeur fut atteint quand je saisis les circonstances de la mort des deux victimes de l’attentat : un réalisateur de documentaires, exténué par sa journée de recherches sur Internet avait déserté la salle de débat où une représentante des FEMEN discourait sur la liberté d’expression, pour déguster une bière au comptoir dans l’entrée, quand la porte s’était ouverte en grand fracas, laissant entrer le froid de janvier et puis sa propre mort.
Le second, vigile, s’était rendu ce soir-là vers 20 heures à la Syna de Copenhague pour prendre en charge la sécurité d’une Bar Mitzvah. Il attendait nonchalamment que le temps passe quand la mort lui était tombée dessus.
Qui était donc son bras armé ? A 22 ans, que sait-on de la vie pour s’en faire le bourreau ? A 22 ans, que connaît-on de Dieu pour s’en croire le justicier ? De cela l’article de presse ne disait mot. Il se perdait dans des considérations éculées sur les nationalités des nouveaux fanatiques, établissant savamment un classement européen où le Danemark – c’est peu de le dire – arrivait en tête avec, au prorata de la population nationale, 22 départs pour la Syrie – la France arrivait en deuxième position avec un score de 21.
J’avais fini mon Libé, outre le dossier spécial, j’avais lu in extenso le sujet sur la profanation d’un cimetière juif dans le Bas-Rhin et le portrait de François Morel. Je laissais le quotidien sur le banc. Je repartais vers le parc pour m’étirer un peu. Barbara s’était glissée dans mon esprit pour la journée.
« Liberté liberté, qu’as-tu fait Liberté, pour tout ceux-là qui voulaient te défendre ? »


Entendre Cassandre

De loin en loin passent les échos de ses pleurs, si loin, la Phénicie. 


Les dieux ont condamné Cassandre à dire la vérité : jamais personne ne pourra l’écouter. 


Elle dit la mort des siens, elle dit les sombres jours, elle dit combien la peine ne peut même plus se dire.


Elle nous dit Cassandre que son pays s’effondre sous les coups du tyran.


Elle nous dit qu’il est laid son masque de puissant, serti des lourds diamants qu’il nous a achetés. 


Elle nous dit qu’il a fait de nos ennemis les siens afin de se maintenir, au pouvoir, lui seul.


Elle nous dit qu’il ricane : nous détournons la tête quand il jette des bombes sur celle de ses enfants. 


Elle nous dit Cassandre, ce que son peuple espère : redevenir comme nous, nous qui n’entendons rien.


Les dieux ont condamné Cassandre à dire la vérité : jamais personne ne pourra l’écouter.

Les dieux sont morts. Cassandre parle. Je t’entends, je t’entends, Cassandre.
Et toi, l’entends-tu ?

Louatah/Houellebecq : 3/0

Dans les romans de Michel Houellebecq, c'est la construction du récit qui à chaque fois m'attache à mon livre sans que je puisse le lâcher. Est-ce parce que dans Soumission  cette construction semble creuse que l'univers de Houellebecq m'est apparu pour la première fois irrespirable, clos, vain ?

Comme il l'écrit lui-même, un véritable écrivain est quelqu'un qui s'impose par sa personnalité tandis qu'un auteur de seconde zone écrit des pages  "qu'on sent dictées par l'esprit du temps davantage que par une individualité propre, un être incertain, de plus en plus fantasmatique et anonyme". Un grand auteur sera celui qui s'impose face à son temps, qui est "intempestif", au sens de Nietzsche (qualifié continuellement de "vieille pétasse" par Houellebecq, comme pour disqualifier l'acerbe point de vue nietzschéen : peine perdue, on entend tout au long du livre Nietzsche s'écrier "je te tiens nihiliste ! ").  Or Soumission donne libre cours à ce que l'époque comporte de plus pourri, de plus vicié : l'air nauséabond qui se dégage du livre vient d'une nourriture avariée, le ressassement de l'idée selon laquelle il existerait en France deux peuples, un majoritaire, chrétien, et un musulman, peuples qui ne se "mélangeraient" pas, qui n'auraient pas d'intérêt commun. Le soi-disant peuple musulman attendrait le moment pour prendre le pouvoir, par les urnes. C'est le point de départ du roman.

Mais Houellebecq a aussi besoin d'un élément central pour avancer dans son intrigue : c'est en se tournant vers la religion, d'abord chrétienne, puis musulmane, que son héros trouve une issue à sa situation. En ce sens le roman de Houellebecq n'est pas islamophobe : il est  tout bonnement traditionaliste et en conséquence, phallocrate et misogyne. La motivation de l'anticipation politique qu'imagine Houellebecq c'est l'instrumentalisation des femmes, qui ne sont jamais pensées comme des sujets autonomes, jouissant d'une liberté légitime, mais toujours comme des outils pour la satisfaction masculine, que ce soit à travers le sexe ou la cuisine, deux exemples qui ponctuent tout le livre.   

Comme la plupart du temps, le narrateur, qui est aussi le héros est un homme d'âge mur, célibataire, sans liens humains (il ne voit pas ses parents, n'a ni enfants ni famille ni amis). Son monde est centré sur lui-même et sa petite jouissance. Il se sent, confie t-il, aussi politisé "qu'une serviette de toilette". C'est bien pourquoi il me semble impropre de voir dans Soumission autre chose qu'une utopie fantasmatique pour macho en déshérence. La politique n'est que le véhicule narratif qui permet d'imaginer le retour d'un âge d'or, à travers la victoire aux Présidentielles de 2017 d'un candidat islamiste réconciliant État et religion. Fonctionnaire, le héros reçoit les changements à la tête de son pays avec une passivité exemplaire. Attiré par le christianisme du dernier Huysmans, il peine à y trouver le bonheur - les retraites catholiques manquent de plaisirs sensuels, même le tabac est interdit ! L'offre musulmane parait bien plus attrayante : la polygamie y est encouragée,les mâles dominants étant naturellement voués à perpétuer l'espèce. Une femme de quinze ans au lit, une autre de trente ans à la cuisine, voilà de quoi embellir la vie d'un célibataire alcoolique habitués aux escorts girls. 

Le propos de Houellebecq parait d’autant plus insipide qu'il n'a rien d’orignal. Il redouble l'intrigue qui ouvre l'excellente trilogie de Sabri Louatah, Les Sauvages : une élection présidentielle en France doit porter au pouvoir un président d'origine algérienne. Sur plusieurs points la pauvreté du roman de Michel Houellebecq éclate face à la finesse de Louatah.

  1. Le point de vue du narrateur correspond dans Soumission au petit univers étriqué d'un mâle blanc hétérosexuel bourgeois. Toute rencontre, tout échange donne lieu à un calcul égoïste : qu'est-ce que l'autre va m'apporter ? Qu'est-ce que l'autre produit sur moi ? L’indifférence du héros au monde est même parfois grotesque : découvrant des cadavres suite à une fusillade dans une station-service, le héros n'a aucune réaction. Attention, il n'est pas sidéré : il ne tient tout simplement pas compte des autres, ne se fixant que sur son plaisir ou son déplaisir. A contrario, Louatah nous propulse au sein d'un famille, dont nous apprenons à connaître les vies, les pensées, l'histoire, les sentiments complexes, les relations confuses entre une première génération d’Algériens vivant en France et leurs descendance, deuxième génération née à Saint-Étienne. Hommes et femmes y tiennent place égale. L'intrigue nous amène dans différentes sphères : parisianisme médiatique de Fouad l'acteur renommé, galaxie ténébreuse du cousin Nazir le terroriste, intimité d'une famille kabyle auprès des tantes Rabia et Dounia, petite délinquance stéphanoise de Krim et Gros Momo, parfum du bled du vieil oncle Idris... Les points de vue s’additionnent et livrent ainsi une vision du monde résolument plurielle. 
  2. Chez Houellebecq l'amour est devenu un sentiment insipide : qu'il soit filial ou "marital", il est voué à un éternel calcul utilitariste. N'est-ce pas parce qu'il n'est pas réel ? Seul le calcul égoïste vaut parce qu'aucun amour véritable ne dicte sa loi imparable au sujet. Ainsi le héros apprend que sa mère est morte une fois qu'elle est déjà inhumée dans le carré des indigents.... Il va voir sa belle-mère une fois son père décédé, pour régler les papiers administratifs. Plus que de la provocation, je pense qu'il manque aux personnages de Soumission une consistance sans laquelle ils deviennent quasiment neutres. A l'opposé, chez Sabri Louatah les personnages sont en vie : l'amour défie les caricatures sociales, s'incarne dans des couples complexes ou se transforme en haine fraternelle. 
  3. Michel Houellebecq, nous l'avons dit, utilise l'islam comme le christianisme comme moyen d'assurer une domination masculine mise à mal par l'émancipation occidentale moderne. Il est important  de noter que Sabri louatah dépeint une famille française de confession musulmane, où la laïcité est la norme : à l'exception de Nazir le terroriste, pour les autres personnages la religion est renvoyée à la pratique de chacun. Cela rappelle très concrètement les familles françaises de confession catholique. Au fond l'islam que décrit Houellebecq est un islam importé, image qui porte intrinsèquement un grave danger : nourrir les délires identitaires. Comme l'a montré la réaction au massacre de Charlie Hebdo, les Français dans leur immense majorité sont attachés à la laïcité et au droit au blasphème, concepts peu compris à l'étranger (du Maroc aux Etats-Unis). Les fanatiques l'ont bien compris, eux qui utilisent les conflits à l'étranger pour embrigader certains jeunes français contre leur propre pays, cette France qu'ils ne parviennent pas à comprendre. 
Soumission signe pour moi la fin de Michel Houellebecq. La littérature a besoin d'auteurs "qu'on a envie de retrouver,  avec le(s)quel(s) on a envie de passer ses journées", explique Houellebecq lui-même (gageons que cette phrase montre à quel point il est lucide sur son propre cas). Sabri Louatah est de ceux-là : le quatrième tome des Sauvages est attendu pour avril 2015. Michel Houellebecq est mort, vive Sabri Louatah !

Printemps des poètes 2014 : traces écrites










Le mal de la ménagère, par Doris Lessing

"Il doit être près de six heures. J'ai des fourmis dans les jambes. Je me sens atteinte de ce que j'appelais, à cause de Maman Sucre [psychanalyste d'Anna, la narratrice], "le mal de la ménagère". Cette tension en moi, le fait que la torpeur m'ait quittée, est due au retour du courant : Il-faut-que-j'habille-Janet-que-je-l'envoie-à-l'école-que-je-prépare-le-petit-déjeuner-de-Michael-sans-oublier-que-je-n'ai-plus-de-thé, etc. Avec cette tension inutile, mais apparemment inévitable, vient aussi la rancœur. Contre quoi ? Contre une injustice. Contre le fait que je doive perdre tout ce temps à me soucier de détails. La rancœur se dirige contre Michael : je sais pourtant, avec mon intelligence, qu'elle n'a rien à voir avec Michael. Mais je lui en veux quand même, parce qu'il sera toute la journée servi par des secrétaires, des infirmières, des femmes ayant toutes sortes de compétences, qui le libéreront de toutes ces charges. J'essaie de me détendre, de chasser la tension. Mais j'ai mal dans tous mes membres. il faut que je me retourne. Les mouvements reprennent ; de l'autre côté du mur Janet s'éveille. Aussitôt Michael bouge, et je le sens bander contre mes fesses. La rancœur se concentre : évidemment, il choisit le moment où je suis tendue, où je guette Janet. Mais ma colère ne le concerne pas. J'ai appris depuis longtemps, à l'époque de mes séances avec Maman Sucre, que la rancœur et la colère sont impersonnelles. Elles constituent la maladie des femmes de notre temps. Et je l'observe sur le visage des femmes, dans leur voix, chaque jour, dans les lettres qui arrivent au bureau. Ces émotions de femmes : le ressentiment contre l'injustice, véritable poison impersonnel. Les malheureuses qui ne savent pas que c'est impersonnel se retournent contre leurs hommes. Celles qui ont de la chance comme moi, se débattent. C'est une lutte épuisante. Michael me prend de dos, à demi endormi, proche et ardent. il me prend d'une manière impersonnelle, et je ne réponds pas comme je le fais lorsqu'il aime Anna. Mon esprit est ailleurs, j'écoute si les petits pieds légers de Janet [fille de la narratrice] s'approchent, et je me demande comment je pourrai me lever et aller à la porte et l'empêcher d'entrer. Elle n'entre jamais avant sept heures : c'est la règle ; je suis certaine qu'elle n'entrera pas ; mais il faut que je reste sur mes gardes. Tandis que Michael me tient et me pénètre, les bruits continuent dans la pièce à côté, et je sais qu'il les entend aussi ; pour lui, me prendre ainsi au risque d'une intrusion fait partie de son plaisir ; pour lui, cette petite bonne femme de huit ans, Janet, représente en partie les femmes - les autres, celles qu'il trahit pour coucher avec moi ; et en partie l'enfant, l'essence de l'enfant, contre qui il revendique le droit de vivre. (...)

Lorsque nous avons fini, il me dit : "Alors, tu vas m'abandonner pour Janet, je suppose ? " avec une voix de gosse qui se sent délaissé au profit d'un jeune frère. Je ris et l'embrasse : mais le ressentiment m'envahit si violemment que je serre les dents pour ne pas l'exprimer. Je me retiens, comme toujours, en me disant que si j'étais née homme je serais certainement pareille. le contrôle et la discipline que m'impose mon rôle de mère me paraissent si durs que ne puis guère me faire d'illusions : si j'étais un homme sans l'obligation de me contrôler sans cesse, je serais très différente. Pourtant, les quelques instants qu'il me faut pour enfiler un vêtement avant de rejoindre Janet sont chargés d'une fureur empoisonnée. Je me lave rapidement l'entrejambe afin que l'odeur de sexe ne trouble pas Janet, bien qu'elle ne sache pas encore ce que c'est. J'aime cette odeur et je déteste l'obligation de la faire disparaître aussi vite. Cette nécessité accroît ma mauvaise humeur.  (Je me souviens d'avoir pensé que le fait d'observer délibérément toutes mes réactions les exacerbait ; normalement, elles ne seraient pas aussi vives). Dès que je referme derrière moi la porte de Janet et que je la vois assise sur son lit, ses cheveux noirs tout ébouriffés et bouclés, avec son petit visage pâle (le mien) souriant, le ressentiment disparaît par habitude et fait presque aussitôt place à la tendresse. Il est six heures et demie ; cette petite chambre est glacée, et la fenêtre ruisselle également d'eau grise. J'allume le radiateur à gaz, tandis qu'elle reste assise sur son lit, au milieu des bandes dessinées multicolores et qu'elle me regarde en lisant, pour voir si je fais chaque chose comme d'habitude. Dans un élan de tendresse, je m'amenuise jusqu'à la dimension de Janet, je deviens Janet. L’énorme feu jaune ressemble à un œil géant ; la fenêtre est si grande qu'il pourrait y entrer n'importe quoi. La lueur inquiétante et grise du jour attend le soleil, ange ou diable, qui chassera la pluie. Puis je redeviens Anna : je vois Janet, petit enfant, dans son grand lit. Un train passe, et fait trembler légèrement les murs. Je traverse la pièce et l'embrasse ; et je sens la délicieuse odeur de sa chair tiède, de ses cheveux, du tissu de son pyjama tout chaud de sommeil. Pendant que sa chambre se réchauffe, je vais à la cuisine lui préparer son petit déjeuner - céréales, œufs brouillés et thé, sur un plateau. Je rapporte le plateau dans sa chambre, et elle prend son petit déjeuner au lit tandis que je bois du thé en fumant. (...)

Il est maintenant près de huit heures ; c'est le début d'une nouvelle pression : aujourd'hui Michael doit aller à l'hôpital du sud de Londres et il doit se réveiller tôt pour arriver à l'heure. il préfère que Janet parte pour l'école avant son réveil. Et moi aussi car cela me partage. Mes deux personnalités - la mère de Janet et la maitresse de Michael, sont plus heureuses séparées. Il m'est pénible d'être toutes les deux à la fois. Il ne pleut pas. J'essuie la buée de respiration nocturne et de transpiration sur la fenêtre et je constate que la journée s’annonce fraîche et humide, mais claire. L'école de Janet est toute proche, on y va facilement à pied. Je lui recommande de prendre son imperméable. Elle proteste aussitôt : "Oh non ! maman, je déteste mon imperméable. Je préfère mon manteau." J'insiste avec une calme fermeté : "Non. Ton imperméable. Il a plu toute la nuit. - Qu'est ce que tu en sais, puisque tu dormais ?" Cette répartie triomphante lui rend sa bonne humeur. Elle va maintenant prendre son imperméable et enfiler ses bottes de caoutchouc sans faire d'histoires. "Est-ce que tu viendras me chercher à l'école cet après-midi ? - Oui je crois. (...) - Si tu ne viens pas me chercher j'irai jouer chez Barbara. - Bon, si tu y vas, je viendrai te chercher à six heures. " Elle dévale l'escalier dans un vacarme épouvantable. (...) Je reste en haut de l'escalier, l'oreille tendue, jusqu'à ce que la pote d'entrée claque, quelques instants plus tard ; puis je chasse le souvenir de Janet pour la durée de notre séparation.

Je retourne dans ma chambre. Michael forme une masse sombre sous les couvertures. Je tire les rideaux à fond, m'assieds sur le lit, et embrasse Michael pour l'éveiller. Il m'agrippe en disant : "Reviens te coucher. - Il est huit heures, dis-je. Après. " Il pose ses mains sur ma poitrine. Comme mes seins brûlent, je réprime ma réaction en répétant : "Il est huit heures. - Oh ! Anna, tu es toujours tellement efficace et organisée, le matin. - Heureusement" dis-je d'un ton léger - mais j'ai senti l'intonation contrariée de sa voix. "Où est Janet ?  - Partie pour l'école." Il laisse tomber ses mains, et j'en éprouve une déception - perverse - car nous ne ferons pas l'amour. Un soulagement aussi ; car si nous avions fait l'amour il aurait été en retard et m'en aurait manifesté de la mauvaise humeur. Et bien sûr, une rancœur : mon affliction, mon fardeau, ma croix. De la rancœur, parce qu'il m'a dit : " Tu es toujours tellement efficace et organisée", alors que c'est justement à cause de mon efficacité et de mon organisation qu'il peut passer deux heures de plus au lit."...

Extrait du Carnet d'or, Doris Lessing, Ed. de Poche. pp. 488 à 494.

Eclats de philosophie tzigane

Extraits de Tsiganes, sur la route avec les Rom Lovara, de Jan Yoors (Ed. Phébus), témoignage d'un jeune hollandais adopté par une communauté tsigane dans les années trente.

Du savoir-vivre

"Au réveil, ils ne s'adressent pas la parole avant de s'être lavés. Ce serait manquer de la politesse la plus élémentaire. (...) A dire vrai les règles très strictes qui régissent la vie de la communauté ne concernent que les adultes. Les enfants, surtout les petits garçons, ont une conception très spéciale de la morale. A l'intérieur du camp, ils se comportent avec un minimum de décence, mais en présence d'étrangers ils se permettent à peu près tout. Les gadje [les non-Rom] ont souvent été les témoins d'exhibitions extrêmement osées. Comme ces gestes obscènes sont destinés à les scandaliser, ils ne sont pas désapprouvés par les parents."

"Pour les Rom, la privauté est un état d'esprit. Ils ne s'immiscent pas dans la vie d'autrui, non par indifférence mais par discrétion."

De la coquetterie

"Que tes vêtements se déchirent et tombent en loques mais que ta santé soit bonne et que tes vœux soient exaucés. "

Du vol

"Putzina m'expliqua que le vol est chose admise chez les Rom, à condition qu'il se limite à des objets de première nécessité. Ce qui est condamnable, c'est le désir de posséder, lequel rend esclave d'appétits que nous n'avons pas besoin de satisfaire. Il est naturel de ramasser du petit bois dans la forêt - si on ne le ramassait pas, il pourrirait - et naturel de faire paître les chevaux dans le pré de quelqu'un - l'herbe repousse d'elle-même."

"L'idée de voler des enfants paraît absurde aux Rom. N'en ont-ils pas assez à eux ?"

Symbolique

"Les Rom attachent beaucoup d’importance à "l'eau qui coule", qui symbolise pour eux la vie qui se renouvelle."

""Qu'est ce qui est plus grand, le chêne ou le pissenlit ? (...) Celui qui donne le meilleur de lui-même." Un pissenlit arrivé à maturité est plus grand qu'un chêne rabougri. La question de taille ou d'utilité n'entre pas en ligne de compte. Ce qui importe, c'est de se réaliser pleinement en restant fidèle à sa nature."

"Ce qui divise est mauvais, ce qui unit est bon. La vie qui s'écoule comme cette eau est un dialogue. La mort, c'est la solitude, elle mène au chaos et à la désintégration."

De la mort

"Les Tsiganes ne gardent rien qui ait appartenu à un mort."

"... les tables dépourvues de fleurs fraîches, les Rom pensant qu'elles font partie de la nature et ne doivent jamais être coupées. Elles étaient pour eux le symbole d'une mort prématurée et la fête qui se déroulait [un mariage] était celle de la perpétuation de la vie."

"Ils ne comprennent pas l’intérêt que l'Autre Monde suscite chez les gadje. Lorsqu'ils en parlent c'est pour dire : "tout le monde ira et quand on y sera on saura." Les Lovara [communauté Rom qu'a rejoint le narrateur] pensent qu'il y a des morts qui reviennent sur la terre pour hanter les vivants ; ce sont ceux qui ont quelque chose à se reprocher et viennent solliciter le pardon et ceux qui sont morts subitement ou prématurément. La mort soudaine est ce que redoutent le plus les Rom. Ils veulent quitter ce monde en pleine connaissance, au milieu des leurs. C'est ce qu'ils appellent une "grande mort"."

De la valeur des hommes

"Les Rom disent qu'on mesure la valeur d'un homme aux responsabilités qu'il est capable d'endosser."

"La seule forme de discipline que les Lovara reconnaissaient en fin de compte était l'autodiscipline, c'est-à-dire une discipline faisant appel à la responsabilité. Pour eux la peur était l'attribut symbolique de beng, le Mal, parce qu'elle détruisait l'âme humaine."

"Si les montagnes sont immobiles, les hommes bougent."

De l'organisation sociale

"Les Tsiganes ont leur propre jurisprudence, la Kris, qui repose sur un système complexe de lois et de liens légaux, ce qui contredit l'impression superficielle des gadje que les Romani mènent une vie complètement libre."

"Les Tsiganes ayant toujours souffert de l'animosité des gadje, trouvent tout naturel de s'entraider. De vieux Rom se souviennent du temps où ils étaient poursuivis comme des bêtes sur l'ordre de gouvernements tyranniques. Ils se cachaient dans les forêts et se nourrissaient de glands. Ils furent assez sages pour laisser passer l’orage : à quoi sert de se rebeller quand on n'a pas la force pour soi ? Les lois sont ce que les puissants en font. A en croire Pulika [père adoptif du narrateur], un gouvernement, qu'il soit communiste ou capitaliste, ne songe qu'à se procurer de l'argent, et, de cet argent, il devient l'esclave."

"Chez les Tsiganes, il n'y a pas de pouvoir central. Les kumpania sont autonomes, mais se secourent mutuellement."

"4 mois, 3 semaines et 2 jours" : impressions.

Un stérilet bien calé au centre de mon utérus,  je regarde bouche-bée ce brûlot féministe qu'est le film de Cristian Mungiu. Hésitant plusieurs fois  à interrompre le visionnage, je m'encourage : "allez ! Tu es une femme, tu dois connaître la réalité de ta condition !". Sans me cacher les yeux je regarde : alors l'expert en avortement  se fait rémunérer...  par du sexe, alors l'"avorteur" introduit sa sonde dans sa patiente, alors le fœtus expulsé git sur la dalle de la salle de bain. Un film d'horreur ? Et pourtant non. Ces femmes-là sont banales. Et admirables. Elles méritent notre attention, nous spectateurs ébahis devant les difficultés qu'elles rencontrent.

Et puis j'écoute, ces dialogues, moments d'anthologie féministe où la jeune femme qui aide son amie à avorter discute avec son propre petit ami, lui reprochant de ne pas faire du risque de grossesse un sujet d'inquiétude : "c'est impossible !" dit-il. "Je t'épouserai !" hésite-il. Et elle de répondre : "je ne veux pas passer ma vie à te faire de la purée."

Indépendance, courage, abnégation, solidarité, mais aussi solitude, douleur, fatalité, honte. Ce film fait revenir à vous toute la force du droit : droit à l'avortement libre et gratuit, droit à une information sur la contraception, droit à une contraception sans tabou. "Tu as honte de parler de sexe mais tu n'as pas honte de le faire" dit notre jeune héroïne. Honte de parler d'avortement, de contraception, d'accouchement, de menstruations, de ménopause... Quand cessera donc l'indexation de "la" femme sur "l"'homme, seul sujet valorisé, norme qui seule vaut la peine d'être évoquée ? Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres, forcées de reléguer leur singularité dans un placard où se cachent des monstres. A elles de montrer qu'elles peuvent singer les hommes : adopter la sexualité qu'ils pratiquent et mettent en scène, taire les différences pré-citées, se remettre au plus vite de leurs grossesses afin d'être à nouveau "sexy"...

Palme d'or en 2007, "4 mois, 3 semaines et 2 jours" de Cristian Mungiu : un chef d’œuvre.

Hannah au cinéma

The Hannah Arendt Papers at the Library of Congress, manuscrits typographiés, citation de Bertolt Brecht en exergue : "O Allemagne On rit en entendant les discours qui résonnent dans ta maison Mais dès qu'on t'aperçoit, on prend son couteau."

Il est toujours étonnant de voir s'incarner un philosophe. De surcroît, une philosophe, si rares sont-elles à trouver place dans les manuels et plus rares encore, au cinéma. Hannah Arendt, le film, c'est la voir sourire, discuter avec sa meilleure amie, charmer son charmeur de mari.

Il est en revanche plus courant de constater qu'une des critiques les plus acerbes qui reviennent à son encontre est précisément misogyne : Hannah Arendt est "dépourvue de sentiments".

Telle est l'attaque qui vise le Professeur Arendt, de retour de Jérusalem où elle a assisté au procès d'un criminel nazi, Adolf Eichmann. Mais plus qu'assister elle va participer au jugement de l'histoire sur cet homme, en publiant dans le New Yorker (texte publié sous le titre Eichmann à Jérusalem) son analyse du procès. Et c'est - qui pouvait en douter ? - en philosophe qu'elle écrit : elle prend toute la hauteur qui sied à une américaine d'adoption, apatride pendant 18 ans, allemande de naissance, nourrie de philosophie aux heures de gloire des universités allemandes. Le film convoque toute la pensée de ce pays dont elle s'est enfuie pour ne pas mourir d'être juive : Heidegger (son amant de jeunesse, "l'amour de sa vie" tente de lui faire avouer son amie Mary Mac Carthy : le film a l'intelligence de ne pas s'attarder sur l'idylle), Hans Jonas aussi, mais plus profondément par le texte, telle une ombre sans corps : Emmanuel Kant. 

Kant introduit le concept de mal radical, inscrit à la racine de l'homme. Cette "perversité radicale du cœur humain" le détourne des impératifs moraux pour l'entrainer vers l'immoralité. Or c'est à ce concept qu'Arendt s'attaque en ne découvrant tout simplement pas chez cet homme ridiculement frêle qui tente de se défendre dans sa cage de verre (les images d'archives sont fascinantes), le caractère monstrueux que lui confère son rôle dans la machine exterminatrice nazie. Non cet homme n'est pas diabolique ; c'est un monstre de normalité. Il a endossé parfaitement cet habit inhumain que les nazis ont tissé : il est "nobody", simple rouage d'un système qu'il ne sait penser.

Eichmann s'exprime lors de son procès, le juge lui demande s'il a senti un conflit entre sa conscience et son devoir. Non, répond-il, pas "un conflit", mais "une dualité" : obéir aux ordres comme le lui imposait son serment ou épargner des millions d'hommes en ne les envoyant pas par wagons vers Auschwitz ou Treblinka. C'est cette dualité qu'Eichmann n'est pas capable de penser. Et il ajoute que c'est certainement dû à l'éducation, aux entrainements militaires... Bien sûr cette  position pourrait le défausser. Mais si l'on en croit Sebastian Haffner dans sa fantastique Histoire d'un allemand, cette militarisation de tous les Allemands (sommés de rejoindre des camps d'entrainement dès 1933) a installé en eux une camaraderie profonde qui les déchargeait de leur propre individualité :

Pendant la journée, on n'avait jamais le temps de penser, jamais l'occasion d'être un "moi". Pendant la journée, la camaraderie était un bonheur. Aucun doute : une espèce de bonheur s’épanouit dans ces camps, qui est le bonheur de la camaraderie.(...) Qui niera qu'il existe dans la nature humaine une aspiration à ce bonheur que la vie civile, normale et pacifique, ne peut combler ? Moi en tout cas je le nierai pas, et j’affirme avec force que c'est précisément ce bonheur, précisément cette camaraderie qui peut devenir un des plus terribles instruments de la déshumanisation - et qu'ils le sont devenus entre les mains des nazis. C'est là le grand appeau, l'appât majeur dont ils se servent. Ils ont submergé les Allemands de cet alcool de la camaraderie auquel aspirait un trait de leur caractère, ils les y ont noyés jusqu'au delirium tremens. Partout, ils ont transformé les Allemands en camarades, les accoutumant à cette drogue depuis l'âge le plus malléable : dans les Jeunesses hitlériennes, la SA, la Reichswehr, dans des milliers de camps et d'associations - et ils ont ce faisant éradiqué quelque chose d’irremplaçable que le bonheur de la camaraderie est à jamais impuissant à compenser. (...) [La camaraderie] corrompt l'homme, elle le déprave plus que ne le font l'alcool et l'opium. Elle le rend inapte à une vie personnelle, responsable et civilisée  Elle est proprement un instrument de décivilisation. A force de camaraderie putassière, les Nazis ont dévoyé les Allemands ; elle les a avilis plus que nul autre chose. (...) La camaraderie dispense l'homme de toute responsabilité pour lui-même, devant Dieu et sa conscience ; il fait ce que tous font. Il n'a pas le choix. Il n'a pas le temps de réfléchir (à moins, que, par malheur, il ne se réveille seul en pleine nuit). Sa conscience, ce sont ses camarades : elle l'absout de tout, tant qu'il fait ce que font les autres. 


Mais revenons à Hannah : son analyse qui la voue aux gémonies, la rend détestable de tous ceux auxquels on croyait pouvoir l'assimiler (Juifs, sionistes, anciennes prisonnières du Camp de Gurs...). Elle pense, seule à seule, dans la grande tradition socratique, un problème : le mal, et découvre à partir d'un cas particulier, Eichmann, un concept pour penser l'humanité. En quoi cette banalité du mal est-elle plus dérangeante que sa rivale kantienne ? Nous pouvons tous y succomber en renonçant à notre qualité d'homme : la pensée. Or pour penser, certaines conditions doivent être réunies, et pour poursuivre cette réflexion je vous invite à  (re)lire Conditions de l'homme moderne, d'Hannah Arendt et bien sûr à voir le superbe film de Margarette von Trotta.

Les Bêtes du sud sauvage : une lecture illichienne

Pour qui a un tant soit peu lu l’œuvre du philosophe Ivan Illich (1926-2002), mes propos sembleront évidents. C'est parce que ses livres sont largement absents des rayons des meilleures librairies que je voudrais souligner la parenté d’inspiration que j'ai ressenti hier à la vision du film Les Bêtes du sud sauvage, caméra d'or à Cannes en 2012.

Le monde qui surgit à l'écran est à la fois déjà présent (les inondations en Louisiane sont récurrentes) et annonciateur de notre futur : quelques hommes, femmes, enfants, protestent pour pouvoir rester vivre sur leurs terres inondées, aux allures de terrains vagues hyper végétalisés, ornés de taudis dignes des pires townships ou favellas. Un peu plus loin, le monde "sec", au-delà de la digue qui retient les eaux destructrices, semble épargné : la ville prétend administrer les habitants du bayou sinistré.

Mais justement, ces hommes-là ne veulent pas quitter leurs terres. Car plus qu'une terre le bayou est un monde, c'est-à-dire une construction humaine qui reflètent une conception de la nature humaine. Ceux qui se nomment les braves, les caïds, dans le film, ceux qui élèvent les enfants en les félicitant d'être "de vrais animaux", fondent leur culture sur des valeurs totalement opposées à celle de notre monde urbain et industriel. Et c'est là qu'Ivan Illich me semble représenter un modèle de pensée  intéressant pour expliquer la cohérence de ce que portent les habitants du bayou. Dans son ouvrage La convivialité, Ivan Illich expose comment toutes les sphères de la vie humaine sont peu à peu pénétrées par des outils qui privent les humains du pouvoir d'agir de façon autonome : alimentation, logement, travail, éducation, santé... ne sont accessibles qu'à travers d'instruments (industries agro-alimentaires, industrie du BTP, salariat, écoles, hôpitaux...) sur lesquels nous n'avons aucune prise et qui ne prennent pas en compte la diversité des cultures. Pourtant, l'homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l'entourent, de leur donner forme à son goût, de s'en servir avec et pour les autres. A un moment du film Les Bêtes du sud sauvage, la petite Hushpuppy, six ans, élevée par son père dans le marais découvre avec horreur un foyer d'accueil pour sinistrés : elle entre dans une salle où des malades gisent sur des lits d'hôpitaux. Elle dit :

- "Ici, quand un animal est malade, on le branche à un mur. "

Au contraire son père aura droit au bûcher funéraire qu'il réclame, un face-à-face avec la mort digne des "braves".

C'est bien l'animalité qui est au cœur de ce gouffre qui sépare cette population de rebelles qui dévorent des crabes crus et cette ville aseptisée où toute émotion est médiatisée, disciplinée, comprimée. A l'image du barrage qui sépare les deux mondes. Pour les uns l'homme est un animal soumis à la même situation que les autres : face à une nature indomptable (les éléments apparaissent extravagants, l'eau omniprésente, le vent soufflant en rafale, le feu ravageur...), le règne animal dans son ensemble est uni dans un même destin. Les hommes respectent les autres animaux en affrontant leur mort, voire leur putréfaction. L'enfant apprivoise les plus fantasmatiques monstres tel l'auroch qui hante son imaginaire. Pas de privilège pour l'humanité : l'apocalypse climatique s'abat sur la terre entière.

Ainsi, déjà en 1973, Illich distingue :

cinq menaces portées à la population de la planète par le développement industriel avancé
1. La surcroissance menace le droit de l'homme à s'enraciner dans l'environnement avec lequel il a évolué.
2. L'industrialisation menace le droit de l'homme à l'autonomie dans l'action.
3. La surprogrammation de l'homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité.
4. La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c'est-à-dire à la politique.
5. Le renforcement des mécanismes d'usure menace le droit de l'homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel.
Je décrirai ces cinq menaces : à la fois distinctes et interconnectées, régies par une mortelle inversion des moyens en fins. La frustration profonde engendrée par voie de satisfaction obligatoire et outillée constitue une sixième menace, qui n'est pas la moins subtile (...)

Enracinement, autonomie, créativité sont bien les valeurs portées par l'éducation qu'entendent offrir ces nouveaux gueux de l'Amérique sauvage à leurs enfants : apprendre à pêcher, à se soigner seuls, à faire la fête ensemble. Et le plus important, explique aux enfants une merveilleuse femme sage, mi-institutrice, mi-sorcière, c'est d'apprendre à prendre soin des plus petits que soi. Alors évidemment se retrouve la convivialité, conçue comme l'inverse de la productivité industrielle:

La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société, n'importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l'envi.


C'est à une inversion de toutes nos valeurs qu'invitait Nietzsche en réaction au nihilisme : c'est bien à cela qu'aboutissent les personnages du film, hypnotisants survivants du monde, opposés farouches à la dégradation de la vie des derniers hommes qui industrialisent leur existence jusqu'à la dénaturer, de la naissance à la mort.

A voir, à lire :
Les Bêtes du sud sauvage, de Benh Zeitlin.
Ivan Illich, Œuvres complètes, Fayard.
La convivialité, Points Seuil.
Une société sans école, Points Seuil.

Matanicola Mystery Tour

Base sous-marine,  samedi soir : un lieu lugubre et mystérieux, sombre, imposant, empli par moitié d'une eau inquiétante accueille le public des Grandes traversées, festival d'Art contemporain de Bordeaux. La Compagnie Matanicola est aux commandes. Musique inspirée, dizaines de ballons colorés illuminés de l'intérieur se promenant au bras des spectateurs, le lieu en béton semble animé d'une vie intense. Des artistes se baladent parmi les badauds (reconnaissables à la blouse blanche en plastique que la plupart a revêtue) : une femme et sa boule sur laquelle elle roule, danse, court ; des travestis aux talons immenses dont la silhouette gracile rappelle que la fragilité n'est pas inhérente aux femmes mais à l’accoutrement qu'elle acceptent de revêtir ; des couples de danseurs dont les échanges oscillent entre attirance, répulsion et marche forcée ; un peintre et son tableau en cours ; un homme nu (toujours de bon effet...) ; des personnages arrimés au plafond ou aux murs...

Tout ce monde s'est finalement regroupé pour un tableau gesticulant, les dizaines de ballons colorés postés autour d'eux.

Une seconde partie de soirée a alors débuté avec l'intervention d'une diva aux allures romaines, sorte de Néron poussant la vocalise sur la musique servie par son servant DJ. Après s'être envolé (littéralement harnaché ), notre chanteur a été remplacé par l'homme nu qui avait finalement revêtu une lourde perruque blonde  de la couleur de sa moustache, des hauts talons, une culotte et une énorme paire de seins en plastique. Accompagné de deux personnages encagoulés, il s'est livré à une danse grand guignolesque, plutôt soutenu par un public bon enfant. 

Je ne vous raconterai pas la suite car je me suis éclipsée, plutôt intriguée par les émotions suscitées par cette soirée. Il m'a semblé qu'à grands renforts d’artifices, (sinon d'art ?) Matanicola m'avait replongée dans mes souvenirs de rave-party, la Base sous-marine possédant en effet tous les atours des hangars qui accueillaient (je n'ose parler au présent !) dans les années 1990 les free-party parisiennes. Dans ce lieu tout à fait singulier, le mélange des ballons idylliques, des quidams se promenant au milieu de personnages outrageusement maquillés provoquait la curiosité, invitait à la déambulation, suscitait le désir de voir et d'entendre. Mais ce qu'il faut noter c'est que ces impressions étaient naturellement provoquées et non engendrées par la prise quelconque de drogue : la différence est de taille quand on réfléchit à la scission entre public et artistes. La drogue interdit cette nette distinction car le public qui sagement entourait les artistes du Matanicola Magical Mystery Tour n'aurait pas, sous acide, résisté à l'envie de sauter sur le trampoline géant ou de prendre les pinceaux du peintre en vadrouille...

Enfin j'ai quand même vu un homme utiliser un rétroprojecteur dirigé contre un immense mur vide, se mettant à jouer aux ombres chinoises... Quand il s'est arrêté j'ai compris qu'il s'agissait d'un gardien, qui lui aussi voulait participer...

"Sur la planche" de Leïla Kilani

Révélation que ce film de Leïla Kilani actuellement en salle. Le Maroc tel que vous ne l'avez jamais vu, féminin, urbain, prolétaire, rageur. Il y a de la Rosetta chez cette Badia, l'héroïne que nous suivons pas à pas de sa chambre chez une loueuse à son usine de fille-crevette : avec sa comparse Imane elles sont venues "du centre" du pays pour trouver à Tanger de quoi survivre. Et c'est ce qu'elles essaient de faire, seules, sans foi ni loi, aux prises avec le capitalisme, la consommation, le vol, la prostitution, les amitiés clandestines.

Badia nous subjugue par son corps qu'elle lave à outrance, son regard dur et inquiet, ses tirades folles qui oscillent entre poésie argotique et logorrhée névrotique. Badia se bat pour éviter de tomber, "tomber d'elle-même" comme elle le dit. Le couple qu'elle forme avec Imane la douce devient vite quatuor et le danger grandit comme le butin que ces quatre filles convoitent. Avoir vingt ans à Tanger en 2012, qu'est-ce que cela donne ? Oubliez les clichés et plongez dans ces vies incandescentes, brutes et rebelles.

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