Difficile de ne pas reprendre la parole sur la question de la traite des femmes, après le débat entendu ce matin sur France Culture, autour de Célhia de Lavarène, invitée pour évoquer son livre, Un visa pour l'enfer- Une femme combat les marchands du sexe (Fayard) qui décrit la lute acharnée qu'elle a menée, quasiment en vain dit-elle, au Libéria, pour sortir quelques jeunes filles des clubs de luxe où elles sont esclaves sexuelles. Les clients y sont diplomates libériens, internationaux, membres d’organisations humanitaires, casques bleus. On les imagine bien sirotant leur whisky "en agréable compagnie". Les filles y sont souvent mineures, toujours forcées, parfois torturées.

J'espère que cette journaliste aura l'occasion de faire connaître son ouvrage et sa lutte. Néanmoins, la tournure qu'a pris le débat des Matins de France Culture me semble problématique. Sous prétexte de souligner l'horreur qui consiste à prostituer des personnes contre leur volonté, il était soutenu par tous, comme une évidence, qu'il ne s'agissait pas d'être contre la prostitution libre, traditionnelle, position qui reviendrait à se comporter "comme des talibans". La traite sexuelle était présentée comme parallèle à la prostitution classique, comme une sorte de complément puisqu'elle permettait de rapporter davantage de revenus aux proxénètes que lorsque la personne est "libre". C'est la négation d'un quelconque lien entre les deux phénomènes qui me pose problème : accepter la prostitution c'est dire aux éventuels clients qu'il est légitime qu'un homme satisfasse ses désirs sexuels au dépens de ceux d'une autre personne. Comment, en adhérant à ce point de vue, attendre d'un client qu'il fasse la différence entre une prostituée "volontaire" et une prostituée "victime", puisque par définition cette dernière est condamnée au silence ? Il me semble que la prostitution "classique" n'est pas un moindre mal mais un simple pallier, dans les consciences, vers la traite. Il faut dénoncer l'idéologie perverse et millénaire qui enjolive la prostitution au point de rendre les bordels poétiques, attrayants, summum du luxe aux relans de harems antiques. Qui peut encore croire que derrière la prostitution se trouve autre chose que misère et aliénation ? Derrière un discours qui se veut anti dogmatique, il y a au contraire la volonté de déculpabiliser les hommes qui consomment leurs partenaires, de compatir à leur sort car on redoute bien davantage leur "misère sexuelle" que la transformation d'individus en instrument de plaisir égoïste. Assouvir le désir de certains, instrumentaliser les corps et générer du capital : n'est-ce pas le triple objectif de la prostitution, relayée à grands renforts par l'industrie pornographique, véritable éducation sexuelle populaire ?

Écoutons ce que Louise Michel écrivait il y a un siècle ( Mémoires, Ed.Tribord, 2005) dans une France dont les conditions de vie du peuple sont proches de celles des pays que nous appelons "pauvres" :

La prostitution est la même, et chez nous largement est pratiquée la morale océanienne Hi chère ! pas lélé les tayos (les hommes) qui comptent les nemos (les femmes) pour quelque chose !. Esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire. Et le salaire des femmes  ? Parlons-en un peu ; c'est tout simplement un leurre, puisque, étant illusoire, il est pire que de ne pas exister. Pourquoi tant de femmes ne travaillent-elles pas ? Il y a deux raisons : les unes ne trouvent pas de travail ; les autres aiment mieux crever de faim, dans un trou ou où elles peuvent, au coin d'une borne ou d'une route si elles n'ont plus d'abri, que de faire un travail qui leur rapporte tout juste le fil qu'elles y mettent, mais reporte beaucoup à l'entrepreneur. Il y en a qui tiennent à la vie. Alors, poussées par la faim, le froid, la misère, attirées par les drôles ou drôlesses qui vivent de ça, — il y a des vers dans toutes les pourritures, — les malheureuses se laissent enrégimenter dans l'armée lugubre qui traîne de Saint-Lazare à la Morgue. Tenez, quand une misérable qui barbote dans la fange prend dans la poche d'un pante, comme elles disent, plus qu'il ne lui donne, tant mieux ! Pourquoi y allait-il ? S'il n'y avait pas tant d'acheteurs on ne trafiquerait pas sur cette marchandise.