Réflexions sur l’orien![La-ferme-de-richemont](http://www.leflog.net/public/.IMG_3611_m.jpg)
Réflexions sur l’orientation fasciste de la société techno-libérale de croissance
Le chef naît quand le fascisme est devenu nécessaire.
Mussolini paraît lorsque les temps sont révolus et si ce
n'était pas Mussolini, n'importe quel général ou industriel
emporterait l'affaire. Le chef ne vient au monde que parce
que la mentalité générale du public exige ce chef, réclame ce
héros dans lequel elle veut s'incarner. Le fascisme n'est pas
une création du chef mais le chef une création de la mentalité
préfasciste.
Le chef est là en somme pour concrétiser des
aspirations parfois encore inconnues de la foule - et c'est ce
qu'il faudra comprendre lorsque je parlerai de la démagogie
du fascisme. Il n'est pas question d'un homme qui veut un
monde de telle façon et sur telle mesure - mais d'un homme
qui s'applique à réunir en lui tous les lieux communs que la
foule accepte, qui catalogue toutes les vertus que le public
demande et qui, par là, prend un pouvoir, un ascendant sur
lui. Un état d'esprit commun antérieur au fascisme est une
condition sine qua non du fascisme. Jacques Ellul, 1937
La raison ne demande pas, n’accepte pas l’obéissance. On ne
commande pas au nom de la raison comme on commande à
la manœuvre. Il n’y a aucune armée de la raison, aucuns
soldats de la raison, et surtout il n’y a aucuns chefs de la
raison. Il n’y a même, à parler proprement, aucune guerre de
la raison, aucune campagne, aucune expédition. La raison ne
fait pas la guerre à la déraison. Elle réduit tant qu’elle peut la
déraison par des moyens qui ne sont pas les moyens de la
guerre, puisqu’ils sont les moyens de la raison. La raison ne
donne pas des assauts ; elle ne forme pas des colonnes
d’attaque ; elle n’enlève pas des positions ; elle ne force pas
des passages ; elle ne fait pas des entrées solennelles ; ni elle
ne couche comme le vainqueur militaire sur le champ de
bataille.
Charles Péguy, 1901
Nous aussi nous y pensons. Nous ne pensons même qu’à ça. Nous pensons, nous
aussi, au fascisme comme on pense au pire, et nous ne voyons donc pas sans crainte et sans dégoût monter le flot d’une puissance qui ne s’avance si bien masquée sous les traits
du libéralisme le plus protecteur que pour mieux s’implanter dans les esprits comme
l’unique solution à tous les problèmes, l’unique réponse à toutes les questions. Sans doute,
si Marine Le Pen et sa révolution prétendument nationale étaient passées, ce dimanche 24
avril 2022, nous aurions été tentés de dire, comme Ellul le soir d’un certain 10 mai 1981,
« Non, vous dis-je, il ne s’est rien passé le 24 avril 2022 ». Nous l’aurions dit par
provocation, peut-être, un peu, mais surtout pour souligner que nous n’estimions pas
qu’une figure politique, même fondée sur une claire volonté politique d’éviter le pire,
constituât en fait une véritable garantie contre le pire. Nous l’aurions dit, oui, parce que
nous ne nous serions fait aucune illusion sur la capacité d’une personnalité politique, fûtelle la mieux intentionnée du monde, à revenir sur trente ans d’hypocrisie socialdémocrate et de dérive sécuritaire, comme cela, à simples coups de formules et de contremesures – sans se fonder sur une analyse sérieuse de ce qui fait le fascisme.
Mais maintenant que ce n’est pas Marine Le Pen qui est passée, nous sommes au
pied du mur, devant le même problème qu’il y a cinq ans, où il eût déjà été urgent de se
demander, comme Ellul en 1981, s’il s’était alors vraiment passé quelque chose, et quoi,
exactement. Et la réponse est là, qui s’impose : Oui, il s’est réellement passé quelque chose,
ce 24 avril 2022, il s’est passé cela même qui s’était déjà passé cinq ans auparavant, le 7
mai 2017, à savoir que, dans un contexte d’abstention massive, un homme dont les classes
populaires avaient toutes les raisons de craindre le pire et que rien ne distinguait si ce n’est
son attachement viscéral au système libéral et son absence totale de scrupules, avait réussi
à se faire passer pour l’homme de la situation – d’une situation marquée d’abord par la
faillite totale du jeu démocratique et de toute illusion de progrès économique et social.
C’était déjà bien le pire qui pût nous arriver, et c’est exactement le même pire qui nous
arrive à présent, à cette différence près qu’à présent, après cinq années où tout a été fait
pour masquer la faillite réelle et totale d’un système politique tout entier appliqué à
occulter la faillite non moins totale et réelle du système économique qui le soutient, nous
ne pouvons attendre de ce même homme, que toujours rien ne distingue si ce n’est son
même attachement au système et sa même absence de scrupules, qu’une chose : qu’il
achève de liquider une situation qu’il a contribué à verrouiller complètement dans le sens
d’une ouverture totale aux forces du marché et d’une fermeture totale aux initiatives
locales, populaires ou alternatives.
Il ne suffit donc plus de penser au fascisme, il faut enfin penser le fascisme, non pas
en tant que fantasme d’une classe politique (qui est aussi une classe d’âge, les
babyboomers) à jamais embourbée dans son rapport à l’argent et au pouvoir, mais en tant
que fait toujours possible parce que lié à des constantes de notre société que nous héritons
d’un passé hélas loin d’être dépassé, d’un passé qui ne cesse de s’accrocher à notre présent,
comme le lierre à l’arbre : celui d’une société dans laquelle l’État libéral n’a plus d’autre
fonction que de soutenir une croissance économique sans laquelle il ne serait rien. Et pour
le penser, ce fascisme réel, quoi de mieux que de revenir aux analyses qu’Ellul avait si
nettement esquissées dès 1937 , en s’efforçant de réfuter l’idée rassurante d’un fascisme
d’opérette qui se présenterait d’abord comme une doctrine à laquelle il suffisait d’opposer
la saine doctrine d’un libéralisme politique plus ou moins teinté de social-démocratie ?
Il est donc bien évident que si l’on veut saisir le fascisme dans sa
réalité, il ne faut pas le rechercher dans les constructions des
intellectuels; à la rigueur peut-on procéder ainsi pour le
communisme, mais le fascisme par sa nature même s’y oppose.
Discuter de la valeur du travail ou de l’État totalitaire sur les bases
que nous offre Rocco ou Villari, c’est discuter dans le vide, c’est faire
œuvre inutile. Le fascisme ne s’étudie pas dans sa doctrine parce
qu’il n’est pas une doctrine; il est un fait, produit de situations
historiques concrètes. Il est sans intérêt de discuter des diverses
formes sociales du fascisme, ou d’opposer en thèse pure fascisme
contre libéralisme ou contre communisme, parce qu’il y a des forces
qui dépassent ces mots, qui enchaînent les situations. Pour l’étudier,
ne pas prendre des livres doctrinaires qui le rattachent à Sorel ou à
Spengler, mais des statistiques, et la description froide d’une
organisation technique. Il faut séparer le fascisme de toute idée parce
que dans la réalité, il est ainsi séparé: nous allons voir qu’il a
consacré cette scission définitive de la pensée et de l’acte, qu’il l’a
utilisée. Si j’étudie par conséquent le passage du libéralisme au
fascisme, je ne le ferai que dans les faits, sous l’angle de l’économie,
de l’organisation politique, de la communauté, etc.
Il procédait ensuite à un examen rigoureux des faits qui, selon lui, faisaient du
fascisme une conséquence logique de l’évolution nécessaire d’un libéralisme confronté à
ses propres limites et contradictions du fait du double développement de la technique et de
l’Etat : dirigisme économique et constitution d’une masse d’individus déliés de toute forme
de solidarité organique au profit d’une organisation purement mécanique :
Pour qu’il y ait une masse, il faut donc qu’il y ait trois conditions
réunies: un groupe d’hommes de conditions, nature, etc., divers –
qui se font une représentation d’unité – mais que cette unité n’ait pas
un caractère nécessaire de longue durée: à distinguer par conséquent
de la foule, ou de la horde. La représentation concordante d’unité de
tous les individus de la masse peut avoir des raisons très différentes:
un intérêt commun, une situation économique ou sociale (groupe de
chômeurs), un sentiment provoqué par le monde extérieur, soit de
satisfaction, soit de mécontentement (foules du 6 février). On
s’aperçoit alors qu’il faut distinguer entre les masses abstraites et les
masses concrètes. Les masses abstraites sont celles qui reçoivent
passivement des influences ou des suggestions de l’extérieur –
influences et suggestions identiques pour tous. [...] Leur masse est
effectivement abstraite, parce qu’ils ne conçoivent pas l’identité de
leurs réactions, leur rôle consistant à ne plus être qu’un instrument
récepteur et qui émettra à son tour certaines excitations; leurs représentations ne seront jamais qu’une prise de conscience de la
masse et non pas une brisure de celle-ci. Seulement cette prise de
conscience risquerait d’empêcher le passage de la masse abstraite à la
masse concrète. Supposons en effet qu’il y ait dans la vie d’un
individu, en succession ininterrompue, création et destruction de
participation à des masses diverses (bureau, cinéma, café, journal,
jazz); on verra se produire peu à peu une intégration complète de
l’individu à ces masses successives – une solidarité mécanique naît.
Si maintenant nous supposons qu’un tel individu reçoive une
excitation suffisamment forte dans une masse quelconque pour
passer à l’extériorisation, et par exemple à l’action, comme il est dans
le même état que tous les individus qui font partie de cette masse très
précise (lecteur d’un quotidien), tous les individus de cette masse
répondront identiquement à l’excitation: même sans mot d’ordre
individuel, tous les lecteurs de l’Action française se retrouveront à la
Concorde le 6février. Poursuivons nos suppositions. Si tous les
individus font partie de masses identiques qui occupent entièrement
leur vie, si par conséquent, ils vivent dans un état de solidarité
mécanique abstraite, et si ces individus reçoivent l’excitation
nécessaire, ils réagissent tous dans le même sens, mais ce ne sera
plus ici dans leur comportement d’un soir, ce sera une extériorisation
globale dans leur vie même. Ils deviendront l’expression non plus
d’une série de masses abstraites mais d’une série de masses actuelles,
réalisées, concrètes qui s'appelle exactement le fascisme.
Où en sommes-nous, par rapport à ces faits ? Les conditions que décrivait Ellul, en
France en 1937, n’étaient sans doute pas suffisamment remplies pour donner naissance,
comme en Allemagne ou en Italie, à un authentique mouvement fasciste, mais elles n’ont
cessé, depuis 1945 – et malgré les précautions prises par des classes politiques pour la
plupart issues des mouvements de résistance ou tout au moins marquées par l’expérience
de l’Occupation allemande – de se mettre en place à la faveur d’un développement
économique et technique dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il favorisait l’émergence
d’une mentalité hyper-individualiste et profondément perméable aux diverses formes de
propagandes, du fait de l’emprise de moyens de communication capables d’entretenir
constamment l’illusion d’une liberté inséparable d’un mode de vie totalement normalisé et
intégrateur : le modèle de la croissance, en voie de mondialisation d’abord, puis, après
l’effondrement de l’URSS, de plus en plus effectivement mondialisée. La disparition du
monde paysan, puis des classes ouvrières, donnant naissance à une classe moyenne
triomphante, a d’abord permis la transformation complète des sociétés dans le sens d’une
homogénéisation grandissante des modes de vie et de pensée évidemment favorable à la
constitution de masses d’autant plus faciles à manipuler qu’elles avaient perdu la plupart
de leurs références culturelles. On s’est alors trouvé dans une situation objectivement
analogue à celle qui, au début des années trente, a vu naître le fascisme.
L’arrivée de Macron au pouvoir coïncide parfaitement avec le moment où ce modèle
de croissance s’est trouvé confronté à ses limites internes et externes, liées d’une part à ce que Guilluy appelle « l’émergence des périphéries », avec l’éviction (mondialisée) du socle
populaire de la classe moyenne , d’autre part au dérèglement climatique. Moment de crise
généralisée (qui n’est pas sans rappeler la crise de 1929) où le dirigisme économique et
politique constitue le seul recours possible contre une anarchie grandissante, dans laquelle
s’opposent les tendances au désordre inhérentes au système (réseaux sociaux, anomie
galopante, GAFAM et compagnie) et les initiatives populaires plus ou moins conscientes de
la nécessité d’un changement radical. Elu de justesse en face d’une candidate clairement
résolue à exploiter politiquement cette situation, Macron a pris nettement parti pour le
système (dont il n’est qu’une émanation) contre toute forme de contestation globale ou
locale et démontré que le libéralisme pouvait évoluer dans le sens le plus autoritaire qui
soit, dans la ligne la plus droite allant du Patriot Act américain à l’état d’urgence antiterroriste pérennisé par Hollande et englobant toute forme de terrorisme policier, comme
on l’a bien vu à l’occasion de la révolte des Gilets Jaunes. A la faveur d’une pandémie bien
contrôlée (comme un virage), il a pu tester les capacités du système à engendrer des
phénomènes de masses inédits qui se laissent facilement analyser en termes de mentalité
préfasciste, au sens d’Ellul, à qui nous ne pouvons pas ne pas renvoyer à nouveau :
Et nous voici revenus en plein dans notre question; le fascisme se
présente, au point de vue des formes de la sociabilité, comme une
transformation des masses abstraites en masses concrètes à
l’intérieur d’une solidarité mécanique. Mais c’est, après tout, la
synthèse de ce que j’ai dit jusqu’ici: le libéralisme et l’individualisme
préparent cette transformation par une création des masses
abstraites et par une solidarité mécanique sans cesse plus poussée.
L’on peut bien dire en effet que tous les libéraux se sont trompés
lorsqu’ils ont cru que leur doctrine amenait à une plus grande prise
de conscience de l’individu. Au lieu de voir l’homme, ils ont vu des
schémas de l’homme et les doctrines se sont basées sur ces schémas.
[...]
Nous avons vu que la fonction extrême la plus développée d’une
société mécanique est la fonction répressive. Or maintenant se
développe, à la place de la fonction répressive, une fonction
préventive. Au nom du sens commun, au nom du bien commun, au
nom de la morale commune, on tend à créer le type d’homme
commun (Homo rationalis vulgaris, dira-t-on dans le petit
Larousse). [...] Cet homme idéal créé, on en répandra le type à toute
occasion, par les énormes moyens de persuasion dont on dispose. Un
million d’hommes ne peut pas avoir tort, déclare je ne sais plus quel
savon à barbe. Vérités admises. Il suffit d’ouvrir un journal pour
respirer cet air – courrier de la femme ou petites annonces de
mariage. Le libéralisme a entraîné un amorphisme social
probablement sans précédent dans l’histoire. Il a permis la création
de ces masses abstraites dont je parlais tout à l’heure, de cette vie par
masses et uniquement par masses – où la vie de l’homme se recouvre, d’une série de cercles qui se recoupent et qui absorbent totalement
l’individu. Groupe du café et groupe du club, groupe du sport et
groupe du métier. Il prend telle figure à telle place, et telle autre dans
tel milieu. Il n’est plus lui-même, il est essentiellement l’homme
social, obtenu par les moyens préventifs, celui dont la société n’a plus
rien à craindre, qui ne peut au contraire que la stabiliser – c’est bien
ce qui va arriver. Dans cette société néo-mécanique, le choc qui
entraînera l’apparition des masses concrètes sera d’autant plus facile
que l’amorphisme sera plus complet. Et de même, les notions de
sacrifice et d’héroïsme seront d’autant plus facilement exaltées que
l’individu aura perdu conscience de sa valeur. Le fascisme se
présente, au point de vue social, comme un amorphisme mieux
combiné, plus volontaire quel’autre état, libéral, mais du même
ordre, appartenant au même type de société.
Ainsi se trouvent remplies les conditions du fascisme, qui n’a nul besoin de doctrine,
si ce n’est celle de l’utilitarisme le plus ordinaire, adapté aux besoins du jour : urgence
terroriste, sanitaire, écologique – tout est bon pour la croissance.
L’inédit, en ce qui nous
concerne aujourd’hui, c’est que, pour passer du libéralisme au fascisme, il n’y a même plus
besoin d’un changement brutal – d’une « révolution », fût-elle de palais. Le fascisme
prospère au cœur même du libéralisme, sans transition : sous l’effet de n’importe quelle
peur, l’immense majorité se mobilise en faveur des mesures les plus drastiques, accepte de
voir ses libertés essentielles suspendues, et, comble d’ironie, dénonce comme fasciste toute
entreprise prétendant représenter une issue. Mélenchon ou Le Pen : ils ne sont jamais que
des résidus de ce qui autrefois constituait la politique. Le drame est que seuls les
travailleurs (les 30/60 ans qui n’ont pas voté Macron en masse) réclament encore, de
temps en temps, autre chose que ce qui s’impose comme l’inéluctable solution à tout.
Il suffira, contre eux, d’invoquer l’urgence sanitaire, et ils iront, masqués jusqu’au
cou, faire masse avec les vieux et les jeunes, « pour jouir de cet instant heureux où nul n’est
plus » (Canetti, Masse et puissance, 1959).
- Jacques Ellul, « Le fascisme, fils du libéralisme », Cahiers Jacques Ellul. Pour une critique de la société téchnicienne, n° 1, les années personnalistes, 2003, pp. 113-139.
- Christophe Guilluy, No society, Flammarion, 2018
- Elias Canetti, Masse et puissance, 1959.